Du Duende à la trace : Almodovar, Balzac… par Cécile Bonopera

(Texte pour une performance avec Vanessa Lou Zouan Dé)

On me demande souvent si je suis espagnole….

LORCA, lorsqu’il introduit sa conférence donnée sur la théorie et le jeu du Duende, commence par conjurer l’ennui et le sommeil qui pourraient s’emparer de ses auditeurs.

C’est l’heure de la sieste : je prends des risques !

Pourtant je ne suis pas Pastora PAVON, la Nina de los Peines, qui « dut déchirer sa voix…et attendre, désemparée, que son Duende soit présent et veuille bien lutter au corps à corps avec elle » jusqu’à ce que cette voix, sa voix soit « comme un flot de sang », parce que le Duende « obscur et frissonnant » LORCA dit qu’« il faut aller le réveiller dans les dernières demeures du sang » (I).

Du Duende il dit aussi qu’il est « création active…une lutte et non une pensée…une question de véritable style de vie, c’est-à-dire de sang » (I).

Nous voila plongés au cœur même pulsatile, du pulsionnel. Je ne peux m’empêcher de convoquer ici l’œuvre d’un autre artiste, le sculpteur Anish KAPOOR grâce auquel vous avez peut-être saisi l’occasion de prendre le risque de vous immerger au plus profond du ventre rouge pulsatile et vibrant de son Léviathan encore récemment échoué au Grand Palais.

Anish KAPOOR dit de son travail : « Je tends à aller de la couleur vers l’obscurité. Le rouge possède un très grand potentiel de noir » (II).

Passage du rouge au noir….

Est-ce, ce que LORCA entend convoquer lorsqu’il cite – de ne connaître aucun homme possédant « autant de culture dans le sang » – le propos de Manuel TORRES : « Tout ce qui a des sonorités noires a du Duende » (I), ou encore lorsqu’il énonce : « le Duende n’arrive que s’il voit la possibilité de la mort » (I) ?

D’ailleurs il ajoute : « Dans la corrida comme dans la danse espagnole, personne ne se divertit ; le Duende se charge, à travers le drame de faire souffrir des formes vivantes…pour permettre à la réalité de s’évader » (I).

Et il s’agit « de formes qui naissent et qui meurent indéfiniment, dressant leurs contours sur un présent exact » (I). Un présent exact !

Un présent exact, ce n’est même pas un présent. Un présent exact, c’est un plus-que-présent et dans cet excès de présence, ce présent fait aussitôt place à l’absence, non qu’il lui cède la place, mais bien qu’il lui fasse une place en son cœur même, absence pulsatile au cœur même de la présence.

LORCA dit encore : « le Duende est un pouvoir et non un faire » (I). Pouvoir pourrait s’entendre du côté de l’emprise, mais il me semble beaucoup plus fécond de l’envisager du côté du lâcher prise. « Je peux » reste toujours du domaine du « c’est possible », « je peux » c’est « peut être ».

Alors, comment susciter ce qui, à peine surgi encore indicible déjà évanescent laisse comme seule trace le souvenir insoutenable d’un éclat ? Comment susciter et susciter, encore et encore ? Comment ressusciter ? Car le Duende dit LORCA, « ne se répète pas plus que les formes de la mer » (I). Autant dire qu’il s’agirait de répéter ce qui ne se répète jamais…. Le Duende touche donc au domaine des variations, au domaine de la vérité en ce que la vérité varie.

La corrida la danse, le sang la mort le chant, le drame, j’ai eu envie d’aller chercher auprès d’un autre espagnol, dans l’œuvre cinématographique de Pedro ALMODOVAR de quoi soutenir la lecture que je vous propose du Duende à partir du texte de LORCA.

De film en film chez ALMODOVAR (III), une trame donne naissance à des formes à des évènements de surface qui se renouvellent sans cesse pour notre plus grand plaisir. Cependant, c’est toujours la même trame qui est mise au travail, sans répit. La trame est pré-texte. Elle s’enlumine de morceaux de bravoure, mais la trame reste tragique.

Prenons les religieuses par exemple. Chez ALMODOVAR les religieuses entrent dans les ordres et peuvent même prononcer de singuliers vœux, comme les sœurs du Couvent des Rédemptrices Humiliées. Mais les religieuses sont tout aussi bien héroïnomanes. Elles affichent une ambivalence sexuelle qui se rit de tous les paradoxes. Elles n’hésitent pas à extorquer des fonds, à se rendre complices voire auteurs de crimes. Elles peuvent confectionner une luxueuse garde-robe de rock-star à la Vierge en vue des grandes fêtes liturgiques, emprunter un pseudonyme pour écrire des romans à succès ou encore, vendre sur le marché des gâteaux « faits avec le sang du Christ » en exhibant des talents de fakirs, pour éloigner la concurrence et attirer les chalands :

« Tortas, Flores, Pimientos… Tortas, Flores, Pimientos… »

Chez ALMODOVAR, les femmes toréent. Elles s’agenouillent pour recevoir le coup de grâce et sans doute ça vaut-il mieux ? Car sinon, poussées par les circonstances, elles en arrivent à tuer.

Vous vous souvenez peut-être d’une flamboyante avocate qui sacrifie à l’issue d’un rituel compliqué ses amants, à l’aide d’une épingle à cheveux qu’elle manie avec la dextérité voluptueuse d’un matador.

Mais aussi de Carmen MAURA actrice de prédilection, qui fait à la lettre feux de tout bois, puisqu’elle incendie carrément – avec l’aide d’un vent furieux – le cabanon où se repose dans l’adultère, son incestueux mari. Ailleurs, ce mari est chauffeur de taxis et elle le tue d’un grand coup d’os de jambon magistralement asséné sur le crâne. Ou elle concocte un sanglant et fatal gaspacho à l’intention d’un amant faible et volage.

Possibilité de la mort….

Chez ALMODOVAR une petite fille n’hésite pas à échanger, avec une détermination quasi incantatoire les médicaments de l’amant trop encombrant d’une mère idolâtrée. Un peu plus tard bien sûr, elle élimine plus radicalement celui qu’elle croyait lui avoir dérobé.

Les fils, quand ils sont uniques et les fils sont toujours uniques, les fils succombent généralement à l’excès d’une sollicitude maternelle séculaire et folle. Ils s’en sortent un peu nymphomanes ou dangereusement érotomanes. Ou alors, ils travestissent à jamais le sordide d’une existence pour l’élever à la dignité du tragique.

Comment oublier la beauté trouble et fatale de Letal qui propage de film en film son pouvoir de séduction épidémique ? Ou Carmen MAURA encore elle, en petit frère abusé par sa propre beauté et qui en deviendra l’abuseur ? Et encore le somptueux Agrado qui rit des détours de la vie avec la prodigalité d’un prince ?

Possibilité de la mort….

Quand tout devient trop irrespirable à la ville, Madrid ou Barcelone amoureusement filmée, l’appel du village se fait sentir avec l’insistance irrésistible de celui auquel succombent les petites chèvres de Monsieur Seguin.

Peut-être déjà, les terrasses colonisées par des plantes en pots mais aussi par différents volatiles, poules lapins canards qui réclament des soins attentifs et réguliers, font-elles leur apparition anachronique pour suspendre justement le temps des protagonistes ? Retour aux sources, arrosage oblige.

Le retour au village est toujours l’occasion d’un troublant voyage dans la campagne espagnole qui porte la trace, répétée à l’infini des tentatives infiniment répétées elles aussi des hommes, pour dompter asservir domestiquer, quoi ? L’ardeur du soleil, la violence du vent, l’aridité de la terre, la circonspection de l’eau…et avec quelle sollicitude séculaire là aussi !

Quand il tient encore debout, le village détient toujours le record du nombre de fous par habitants même s’il triche en se faisant aider du vent. Sinon, il dresse ses ruines poussiéreuses sur un paysage superbe et désolé.

Vous vous souvenez ? Aller le réveiller dans les dernières demeures du sang !

Mais plus que tout, se travestir est sans doute la porte ouverte sur une scène à côté de la scène qui se joue dans la vie, scène dans la scène, une scène qui pourrait se jouer autrement que celle qui se joue dans la vie et qui n’est pas sans faire penser à l’autre scène, une scène qui est elle, d’un film à l’autre, l’objet précieux mis en scène par ALMODOVAR.

En effet, pas un film dont le sujet ne soit de près ou de loin occupé, préoccupé par la scène, comment on y vient, qu’est-ce qu’on y fait, quels effets ça produit-il ? Par le monde du spectacle, mode télévision, show presse.

Pas un film qui ne soit prétexte à montrer une pièce de théâtre, une émission télévisée, un réalisateur en train de tourner, une actrice en train de se préparer avant de se produire sur scène. C’est-à-dire pas un film qui ne soit prétexte à dire le devant de la scène mais aussi les coulisses, les loges les studios et encore la rue et ses détours, la vie enfin par laquelle on y vient.

Je pourrais bien volontiers me perdre dans les méandres exubérants et baroques où ALMODOVAR attire à souhait. Je pourrais m’y perdre si je n’avais à l’esprit que je vous y perdrais aussi et là n’est-ce pas, vous aimeriez peut-être vous perdre vous aussi, mais que je vous perde à mon propos me ferait manquer ce que je vise.

Qu’est-ce que je vise ?

Marisa PAREDES est écrivain, elle se cache sous le pseudonyme d’Amanda Gris qu’elle éreinte pour sa littérature de hall de gare quand elle en fait la critique. Mais sans écrire, comment pourrait-elle vivre ? Il en va ainsi de la religieuse qui se cache derrière la médiatique Concha Torres pour goûter d’une vie qui lui est interdite, et du réalisateur devenu aveugle qui se retient à la vie, en devenant l’écrivain Harry Caine ou encore de son alter ego, prisonnier de la même tragique répétition issue la loi que lui impose le désir d’un autre.

Ecrire est, en filigrane de tous les films d’ALMODOVAR comme une trace presque effacée et qui conserve cependant toute sa puissance d’invocation.

Lève-toi et danse !

Une chanteuse junkie exécute dans un couvent, une danse lascive en l’honneur d’une Mère Supérieure.

Une jeune danseuse se réveille après un long coma et réapprend lentement les gestes de la vie, invitée par Pina BAUSH.

Une employée de maison zélée laisse parler son sang gitan et danse avec son fils.

Moments de grâce :

Dans la nuit bienfaisante, un homme chante une vieille et poignante chanson andalouse.

Carmen MAURA entre dans une chapelle. Les souvenirs affluent avec le son de l’orgue. Elle chante. Le prêtre qui l’a séduite enfant se rappelle : « Tu seras la Voix ».

Dans une vie de drames et de peines, Penelope CRUZ est soudain traversée par un chant qui la déborde, qui l’emporte.

De retour sur sa terre natale, Marisa PAREDES artiste adulée embrasse le sol de la scène – comme le ferait un torero avec le sable de l’arène – avant de se mettre à chanter pour son public.

Le temps suspend son vol, il cède la place à ce présent exact dont parle LORCA, un présent à ce point présent qu’il en est évanouissant.

 

Pour essayer d’aller encore un peu plus avant dans ma lecture du Duende, je convoque maintenant deux tableaux pris chez un autre artiste, écrivain consacré par les siècles j’ai nommé Honoré de BALZAC, que je réduirai à deux éclats (IV).

Felipe Henarez, Duc de Soria est un homme d’action et d’éclat, au cœur noble. Au firmament du pouvoir, il renonce à son titre pour le sauver, au profit de son jeune frère. Devenu Baron de Macumer, il est en exil. Il ne lui reste qu’à consacrer, sa vie de soldat intrépide à l’aventure, ou plus noblement à l’amour.

La jeune Louise de Chaulieu romantique et exaltée va lui en donner l’occasion. Elle ne se préoccupe que d’être aimée. Fascinée par cet homme, elle est attirée par la passion qui le brûle et qui représente une énigme pour elle.

Il lui jure une éternelle fidélité et remet sans condition, sa vie entre ses mains. Il en mourra sans une plainte, consumé par une vie où le risque se sera réduit au seul désir de l’aimée.

Si sa mort consacre son engagement, elle le trahit pourtant d’y avoir renoncé. Le Duende le quitte précisément au moment où il renonce à la manière qui le rend vif.

Second tableau, pendant la « Guerre d’Espagne » – sous Napoléon.

Une ville espagnole occupée par les français fomente un soulèvement soudain et sanglant. Le général des troupes françaises, général « cruel » rumine sa vengeance : « Il s’agit d’imprimer une terreur salutaire à ce peuple ».

La ville est encerclée, les habitants se rendent et pour les épargner, tous les habitants du château sont immédiatement exécutés, à l’exception du Marquis de Leganes et de sa famille. Pour sauver son titre, le Marquis demande grâce pour l’un de ses fils. « Je vais surpasser leur désir…je laisse la fortune et la vie à celui de ses fils qui remplira l’office de bourreau ». Ce marché est remis au Marquis qui l’accepte et obtient non sans résistance l’obéissance de l’un de ses fils, accablé. L’exécution a lieu, que je reprends précisément du texte de BALZAC pour en rendre l’horreur et la splendeur mêlées :

« Clara s’élança la première vers son frère. « Juanito, lui dit-elle, aie pitié de mon peu de courage ! Commence par moi ? »…. Sa tête roula aux pieds…de la Marquise de Leganes (qui) laissa échapper un mouvement convulsif en entendant le bruit ; ce fut la seule marque de sa douleur. »

Manuel, puis Mariquita suivent leur sœur, le cœur allègre.

« Bientôt la grande figure du Marquis apparut. Il regarda le sang de ses enfants, se tourna vers les spectateurs muets et immobiles, étendit les mains vers Juanito et dit d’une voix forte : « Espagnols, je donne à mon fils ma bénédiction paternelle ! Maintenant, Marquis, frappe sans peur, tu es sans reproche. »

Mais quand Juanito vit approcher sa mère… : « Elle m’a nourri » s’écria-t-il. Sa voix arracha un cri d’horreur à l’assemblée. La Marquise comprit que le courage de Juanito était épuisé, elle s’élança d’un bond par-dessus la balustrade et alla se fendre la tête sur les rochers. Un cri d’admiration s’éleva. Juanito était tombé évanoui. »

Cependant conclut BALZAC, « malgré le titre d’El Verdugo que le Roi d’Espagne a donné au Marquis de Leganes », il vivra « dévoré par le chagrin » et pressé de ce « que la naissance d’un second fils lui donne le droit de rejoindre les ombres qui l’accompagnent » sans répit.

La décision du Marquis qu’il soutient avec une détermination inébranlable, touche au Duende, comme le courage revêtu d’allégresse de ceux des enfants qui doivent mourir et comme le dernier geste d’amour de la Marquise pour son fils. Le « cri d’admiration » en témoigne.

Mais Juanito qui a cédé à l’injonction paternelle au nom du Nom, Juanito a cédé sur son désir. Il n’a pas été touché par le Duende et son devoir une fois accompli, la vie de Juanito ne peut que le quitter.

ALMODOVAR fait dire un texte de LORCA à Marisa PAREDES, au cours d’une répétition théâtrale, scène de théâtre comme scène du film :

« J’ai trempé les mains dans le sang de mon fils, et je les ai léchées parce que c’est à moi ».

On me demande souvent si je suis espagnole…. Mes origines me trahiraient-elles ?

« Certainement pas », comme dirait LACAN (V).

 

Cécile BONOPERA, journée de l’AEFL du 02/07/11, Saint-Paul-de-Vence.

I. Conférence donnée par FEDERICO GARCIA LORCA sur la Théorie et le jeu du Duende.
II. ANISH KAPOOR : « Past, Present, Future », cat. exp. Boston, The Institute of Contemporary Art, MIT Press, 2008.
III. Références filmographiques chez PEDRO ALMODOVAR :
Dans les ténèbres, 1983.
Qu’est-ce que j’ai fait pour mériter ça ?, 1984.
La loi du désir, 1986.
Femmes au bord de la crise de nerfs, 1988.
Attache-moi, 1989.
Talons aiguilles, 1991.
Kika, 1993.
La fleur de mon secret, 1995.
En chair et en os, 1997.
Tout sur ma mère, 1999.
Parle avec elle, 2002.
Matador, 2006.
Volver, 2006.
Etreintes brisées, 2009.
IV. Références bibliographiques chez HONORE de BALZAC :
Etudes de mœurs : Scènes de la vie privée, « Mémoires de deux jeunes mariées ».
Etudes philosophiques : « El Verdugo ».
V. JEAN ALLOUCH : « – Allô, Lacan? – Certainement pas. », éd. E.P.E.L, Paris, 1998.