Quelques réflexions sur la question de la motricité par Nathalie Rizzo

Nathalie Rizzo, séminaire sur la clinique du bébé, ALI Provence, année 2008/2009

Je voudrais commencer par une petite vignette clinique qui me paraît venir illustrer la question que je voudrais essayer de dérouler avec vous ce soir, qui est celle de la motricité, de la fonction motrice. Comment ce champ entre en jeu au niveau de ce qu’il en est de l’émergence des processus psychiques chez le bébé. Comment peut-on articuler ce qui est de l’ordre du mouvement, de l’action qui est la mise en place du corps comme point de départ d’un déplacement, l’activité qui est érotisée, la posture qui est le support tonique sur lequel le mouvement émerge. On reviendra sur ces points, comment on peut donc articuler la posturo-motricité au champ symbolique. Quand on évoque la question de la posturo-motricité du corps ne parle-t-on pas avant tout d’image, de représentation du corps, donc du champ imaginaire ? Jean Bergès, dans le livre « Psychothérapie d’enfant et enfant en Psychanalyse », nous rappelle que le traitement des enfants est souvent saturé d’imaginaire. Comment pouvons-nous penser un nouage entre symbolique imaginaire et réel en ce qui concerne la fonction motrice ?

Lorsqu’on rencontre un bébé, on observe sa posturo-motricité, c’est-à-dire son tonus, son maintien, comment il utilise, met en mouvement son corps, ses acquisitions motrices, tient-il assis, se met-il debout avec appui. Nous pouvons donc observer et décrire la motricité par rapport à son développement, c’est-à-dire par rapport à la maturation du système nerveux. Dans le cas du petit garçon, Jordan, dont je vais vous parler, son développement moteur est normal. Ce qui là nous questionne pour lui c’est comment cette fonction fonctionne, c’est le fonctionnement en tant qu’il est pris dans la parole, c’est le sens que prend la fonction motrice et ici c’est donc plus précisément ce qui intéresse le champ de la psychomotricité. Comment Jordan est il agit par sa motricité ? Comment la fonction motrice se met-elle au service du lien, de l’interaction avec les autres, s’articule-t-elle au champ de l’Autre ?

Jean Bergès nous rappelle que notre seule perspective pour occuper une position analytique et, il me semble important de le repréciser lorsque nous travaillons ces questions, notre seule perspective donc c’est de revenir à la question du langage.

Ce n’est pas la structure constituée par la maturation du système nerveux qui nous intéresse, qui là constitue notre point de départ, la seule structure sur laquelle nous pouvons nous appuyer est celle du langage, en tant que le bébé, avant même qu’il ne naisse, est pris dans le langage. Le langage est « la structure à partir de laquelle s’organisent les inscriptions signifiantes » dit Jean Bergès.

Rappelons-nous ce que nous avions travaillé en ce qui concerne la question du corps. L’organisme en tant  que réel « devient » un « corps » du fait des inscriptions signifiantes. Ces inscriptions signifiantes venaient spécifier, pour chaque enfant, chaque parlêtre, comment la fonction, et donc ici la fonction motrice, fonctionne pour lui.

Ces remarques me semblent importantes notamment lorsqu’on travaille avec des enfants qui présentent un déficit moteur avéré. Je pense notamment à un bébé que je rencontre dans une des structures d’accueil où j’interviens qui présente une microcéphalie. Ce que nous travaillons avec l’équipe c’est comment ce bébé avec son bagage moteur, comment peut se faire une articulation entre le corps et le langage, comment la fonction même déficiente fonctionne. Il a fallu pour cela inviter l’équipe des auxiliaires à ne pas rester accrochée à la fonction mais à s’occuper du bébé en tenant compte de ce qui ne marche pas, par exemple à plus de 1 an, elle ne tenait pas assise, à 8 mois elle ne tenait pas sa tête, tout en faisant cependant l’hypothèse d’un fonctionnement cependant possible de la fonction, fonctionnement qui sera spécifique au bébé en tant que parlêtre.

Se poser la question de comment la fonction fonctionne, c’est poser la question de comment le « remue ménage » moteur du bébé, les mouvements prennent un statut autre, s’inscrivant dans une coordination motrice, passant du mouvement au geste.

Comment la fonction motrice vient-elle se faire support de l’inscription signifiante ? Ou bien, dans le cas de Jordan, nous allons le voir, comment la fonction motrice et son fonctionnement peuvent nous amener à nous poser la question d’un ratage possible de l’inscription signifiante.

Jordan est un petit garçon de bientôt 2 ans que je rencontre dans le cadre d’intervention dans une structure d’accueil petite enfance.

Il est accueilli depuis septembre dans une halte garderie où j’interviens auprès d’une équipe et, à leur demande, pour un travail d’accompagnement et de réflexion en ce qui concerne leur approche, leur prise en charge des enfants.

Lorsqu’elles m’ont sollicitée pour que j’intervienne c’était plusieurs semaines après l’arrivée à la halte de Jordan alors que la situation était devenue intenable puisque l’équipe, à ce moment-là, se demandait et est venue me demander « à quel moment doit-on renoncer à accueillir un enfant ? Quand doit-on considérer que cet enfant ne s’adaptera pas et que l’accueil n’est pas possible ? Les auxiliaires commençaient donc à perdre espoir que Jordan s’adapte à la halte et bien entendu cela ne pouvait pas se faire puisqu’elles n’arrivaient pas à anticiper que Jordan puisse s’adapter.

Les difficultés de Jordan étaient « bruyantes » pour reprendre la distinction que fait G. Crespin entre les signes de la série bruyante et ceux de la série silencieuse.

Jordan arrivait à la halte avec ses parents en criant, voire en « hurlant » de terreur, diront même les auxiliaires et cela durait presque toute la matinée. Rien ne le calmait et surtout pas qu’un adulte essaie de le consoler. Jordan refusait de participer aux temps de jeu et restait immobile ou se balançait. Le moment du repas était particulièrement difficile car il recommençait alors à hurler si une auxiliaire le « contraignait » non pas à manger mais à s’asseoir à table avec les autres enfants car telle est la « consigne » au niveau du fonctionnement de la structure. Ce moment ainsi que le goûter devenaient ingérables car aggravés par l’inquiétude des autres enfants devant les cris de Jordan et la difficulté des auxiliaires à les prendre en charge et à les endiguer.

Jordan se présentait comme un petit garçon « sérieux » pourrait-on dire, en tous cas avec un visage fermé qui n’exprime aucune autre expression, ni joie, ni tristesse, ni colère …

Il a des mimiques répétitives, il fronce les sourcils, il cligne des yeux ou alors il reste longuement le regard fixé mais on peut se demander fixé sur quoi et ce même lorsque celui-ci croise le nôtre. Jordan nous regarde t-il vraiment ? Ses parents apportent à la halte deux énormes doudous, un crocodile et un coussin que Jordan délaisse tout à fait. Quand il est assis à table, il tente de « fuir » de la chaise, et ce d’autant plus qu’un adulte s’approche de lui.

Peut-on dire, dans un premier temps, que sa motricité est acquise mais cependant qu’elle n’est pas ici au service du lien avec l’autre. G. Crespin dit que la motricité, la marche par exemple sert à aller vers l’autre. Ici, lorsque Jordan s’active c’est pour fuir le lien.

Les auxiliaires avaient mis en place, à leur insu, un fonctionnement défensif, c’est-à-dire qu’elles s’approchaient et s’occupaient le moins possible de lui car elles avaient l’impression que chacune de leurs interventions était aggravante.

Nous avons pu assez rapidement avancer ensemble sur ce qui concerne les questions d’accueil de Jordan et elles avaient pu repérer combien elles étaient dans l’évitement par rapport à Jordan et, assez rapidement, les cris de Jordan se sont calmés ; il a accepté de s’asseoir au moment du repas et du goûter, voire même de manger et, lorsqu’une auxiliaire s’approchait de lui, il ne fuyait plus même si la présence de l’autre ne le console pas pour autant cependant. Nous avions notamment réfléchi au fait que la prise en charge de l’enfant et de sa famille était difficile et lourde parce que l’enfant n’allait pas bien mais aussi parce que la situation familiale est assez catastrophique. Il me semble que lorsque l’équipe s’est sentie un peu accompagnée et entendue, elle a pu se repositionner dans l’accueil, c’est-à-dire faire l’hypothèse que la halte pouvait apporter quelque chose à Jordan, que Jordan pouvait y travailler quelque chose, quelque soit ses difficultés, ce qui a eu bien sûr des effets au niveau de Jordan et de ses parents.

L’équipe de la halte a travaillé auprès des parents dans un premier temps ce qui concernait la prise en charge de l’enfant au niveau des soins de base, c’est-à-dire l’hygiène, l’alimentation, le repos ; l’enfant n’était pas vacciné … Un accompagnement de la famille s’est mis en place auprès de la PMI.

La mère de Jordan est une jeune femme extrêmement délabrée physiquement et psychiquement. « Elle ne sait pas » ; elle ne sait pas comment s’occuper de Jordan, comment le coucher s’il ne veut pas aller au lit, comment préparer des repas équilibrés. Jordan est nourri au biberon et aux biscuits à la maison. Elle ne sait pas comment le laver s’il hurle quand elle veut lui donner le bain.

Le père de Jordan, lui, sait « tout » ; il sait qu’un enfant ça se couche tôt mais « c’est Madame qui fait n’importe quoi avec l’enfant » dit il. Il est extrêmement dévalorisant envers sa femme et peut, par exemple, lorsqu’une auxiliaire se risque à quelques remarques ou conseils au niveau d’un soin concernant Jordan, dire « mais je n’arrête pas de lui dire à elle, parce que moi je le sais, mais elle le fait pas … »

Ces échanges sont réguliers, voire journaliers, le père et la mère venant chaque jour accompagner et chercher Jordan à la halte et le père n’a de cesse de pointer l’incompétence de la mère qui, elle, la met en acte. Dans ces échanges nous pouvons cependant nous demander si Jordan y a quelque place.

J’ai rencontré Jordan dernièrement alors que je ne l’avais pas vu depuis les vacances de Noël. Son auxiliaire trouve qu’il ne va pas bien, non pas au niveau de son adaptation dans la structure, mais au niveau de ce qui peut se passer pour lui ou justement qui ne se passe pas, qui n’advient pas. Jordan a toujours le même visage fermé et sans expression, le regard fixe. Il conserve les mêmes mimiques répétitives : froncement de sourcils, clignement des yeux. Il ne parle pas, même pas quelques vocalises, il « grogne » dit l’auxiliaire et alors, que j’insiste un peu, elle finit par se rappeler que dernièrement, à l’occasion d’une sieste, elle l’a entendu faire des « dilidili … », peut-être comme s’il chantait. Lorsque je rentre dans la pièce il est assis avec les autres enfants à table ; c’est l’heure du goûter. Il cligne des yeux puis met ses mains devant ses yeux. Je dis bonjour aux enfants puis à chaque enfant, commentant ce qu’ils me montrent … je commente le clignement des yeux et le fait que Jordan mette ses mains devant ses yeux en proposant que peut-être il joue à « coucou caché » avec ses mains sur les yeux. Mais il continue les mêmes mouvements sans qu’il se passe quelque chose, sans qu’aucune interaction ne se produise. L’auxiliaire me confirme que ces mouvements sont systématiquement au moment du repas et du goûter. Les enfants ensuite vont dans la salle de jeux et un petit groupe d’enfants très actif court en atterrissant sur un tapis de sol. Jordan court également ou peut-être pourrait-on dire plus exactement se déplace en courant dans l’espace sans jamais s’associer aux déplacements des autres enfants. Ce sont les autres qui l’évitent. Il traverse l’espace sans but, dans n’importe quel sens avec pour seule ponctuation des arrêts devant un miroir. Il se colle alors au miroir, se balance, fait quelques moulinets avec ses mains, sourit, se regarde fixement, puis il se décolle du miroir et recommence à se déplacer. Devant le miroir il ne se retournera pas une seule fois spontanément, ne se retournera pas non plus si on l’appelle. Il ne répond d’ailleurs pas à son prénom. Il ne croisera pas non plus mon regard alors que je vais le rejoindre et que je suis dans le champ du miroir. Jean Bergès dans un texte de son ouvrage « Le corps dans la neurologie » dit que « le retournement de l’enfant qui cherche confiance dans le regard de sa mère, de ce qu’il voit dans le miroir, est la preuve de l’émergence du sujet. »

Jordan, lui, reste collé à l’image, souriant parfois, se collant au miroir, la bouche bavant contre le support. L’auxiliaire me dira alors que c’est sa principale « activité », activité à mettre entre guillemets car justement ici nous ne pouvons pas parler d’activité.

L’activité est un moment essentiel qui témoigne de l’interaction de la mère et l’enfant. Il s’agit ici de la mise en place du corps dans la motricité. Ce n’est plus l’organisme qui bouge mais un corps habité par une gestuelle articulée au désir de la mère. C’est en ceci qu’elle est nécessairement érotisée. Il faut donc du tiers entre la mère et l’enfant, de la parole. L’enfant en activité témoigne que la mère peut laisser agir son enfant, qu’elle peut se laisser déborder par lui, le quitter des yeux, qu’elle n’est pas seulement dans un prolongement du corps à corps, c’est-à-dire qu’elle renonce à une jouissance autre contre un jeu phallique avec son enfant, qu’elle fait l’hypothèse que cette activité a un sens.

Jean Bergès écrit « l’activité de l’enfant est la mise en place de l’hypothèse d’un savoir que sa mère lui apporte et elle est libidinalisée dans la mesure où elle est nouée au désir de la mère qui relance sans cesse ».

Lorsque la mère fait l’hypothèse d’un savoir chez son enfant, elle fait l’hypothèse qu’il peut lui demander quelque chose. La mère attend de la demande de son enfant qu’elle vienne chatouiller son propre désir de mère, la demande provoque ainsi la relance, celle-ci est dynamisée par la motricité de l’enfant. Nous avons là le déplacement de la dialectique entre l’enfant et la mère sur le versant moteur. Qu’en est-il entre Jordan et sa mère ?

La mère de Jordan peut-elle faire l’hypothèse d’une demande chez son enfant ? cette mère est extrêmement déprimée. Elle acquiesce en permanence et colle au dire de l’autre. Parfois elle tente de « dire » quelque chose mais alors le père réduit cette tentative à néant, lui coupant la parole et occupant tout l’espace de l’échange.

Quand Jordan ébauche un mouvement la mère le relève en nommant l’action. S’il sourit elle dit « il sourit », s’il va quelque part elle dit « il marche ». Les mouvements de Jordan restent des mouvements et ne lui disent rien à elle. Il sourit mais ne lui sourit pas, il marche mais ne va pas quelque part. Les mouvements ne prennent donc pas sens, ne s’inscrivent pas dans une dialectique entre elle et son enfant.

Jean Bergès dit que la posturo motricité est articulée à la demande.

Dans un premier temps, temps où la mère fonctionne à la place de son enfant du fait de l’immaturité et de la dépendance du bébé pour ses besoins vitaux, dans ce premier temps, la mère est miroir pour l’enfant. Il y a donc une prise en charge de la fonction motrice par la mère au même titre que les autres fonctions. La mère accompagne la posture de l’enfant, la suscite, la prévient, elle tient compte du mouvement de l’enfant sur lequel elle guide le sien propre. Il y a accord entre le corps de l’enfant et celui de la mère, un accord qui n’est pas de l’ordre d’une harmonie mais de l’ordre d’une dialectique engagée entre eux. On dit que la mère est miroir de son bébé. Rappelons ici l’extraordinaire potentiel moteur du bébé. Dès la naissance un nouveau-né reposé et repu peut mettre en place des imitations c’est-à-dire des comportements volontaires et coordonnés spécifiquement adaptés pour se moduler aux expressions d’intérêt de la mère. Par exemple tirer la langue, bouger un ou deux doigts, mains en l’air ….

Ce potentiel témoigne de l’appétence symbolique du nouveau-né. Ce temps où la mère est miroir est le temps de l’ajustement corporel réciproque, c’est-à-dire comment le bébé est porté par la mère (porté au niveau du handling qui concerne la manipulation du bébé et du holding qui concerne comment l’enfant est porté psychiquement par la mère si on reprend les travaux de Winnicot).

L’ajustement corporel concerne l’ensemble des jeux corporels interactifs entre l’enfant et sa mère, on peut décrire une interaction entre les postures et le tonus musculaire de chacun. Ajuriaguerra parle de « dialogue tonique ». La détente corporelle globale ou partielle ou le retentissement localisé ou généralisé affecte chacun des partenaires. C’est ainsi que lorsqu’un bébé ne se blottit pas, se raidit, cela affecte la posture de la mère qui souvent est raide et ne sait pas comment prendre ce bébé qui se raidit d’autant plus. Au niveau de cet ajustement corporel on peut poser la question de comment le bébé vient répondre à l’anticipation de sa mère et relancer son désir à elle. Comment elle est miroir ? Quelles sont les conditions nécessaires et suffisantes pour que la mère puisse occuper cette fonction ?

Jean Bergès répond à cette question ainsi: pour que la mère fasse miroir, il faut qu’elle ait un corps, c’est-à-dire qu’il faut que son corps soit pris dans une inscription signifiante, qu’il soit interrogatif, anticipateur et non pas mécanique ou affirmatif. Etre miroir c’est cela l’interrogation du mouvement qui suscite ce que nous avons décrit plus haut, c’est-à-dire la demande qui elle-même entraîne la relance…

Cependant les bébés ne présentent pas tous la même compétence motrice, on peut dire que certains vont être plus « compétents » que d’autres. Certains nouveau-nés par exemple tiennent leur tête dès la naissance. Ces mêmes bébés souvent développent leur compétence motrice assez rapidement et présentent une autonomie mais aussi une qualité d’interaction avec l’autre évidente.

Il me semble que nous avons ici le témoignage de la mise en place de la fonction phallique dans ce qu’elle a de régulation, coordination, mise en place de la fonction phallique à partir du désir des parents. Je me rappelle d’un bébé de six mois extrêmement doué et épanoui au niveau moteur, bébé souriant, tonique, sollicitant l’autre. Son père venait le chercher et l’invitait à venir le rejoindre alors qu’il ne savait pas encore marcher à quatre pattes. Puis il s’intéressait à la journée de son fils mais pas seulement au niveau des besoins. Il demandait « alors quelle activité a-t-il fait ? » « Avec qui tu t’es amusé ? », anticipant le fonctionnement à venir de son bébé.

Nous avons ici le témoignage de l’articulation de l’imaginaire du corps au symbolique grâce à la parole de l’Autre.

Ici, c’est à un corps qui tient que nous avons à faire, un corps qui tient non pas seulement avec l’image mais avec les mots, les paroles de reconnaissance de l’Autre qui permettent l’accrochage au symbolique de ce qui se présente comme imaginaire.

Le bébé devant le miroir fait la découverte de sa propre image et jubile, c’est-à-dire qu’il réagit à son image par des mouvements désordonnés. Qu’a-t-il donc découvert dans le miroir si ce n’est une intuition anticipée de sa complétude ? Il y a un décalage car cette intuition est anticipée sur sa motricité, sa posture, son attitude, sur le fait qu’il puisse marcher, courir.

Le stade du miroir intéresse l’enfant, le corps de l’enfant en tant qu’il est animé par celui de la mère.

La mère parce qu’elle fait une hypothèse par rapport à son enfant, parce qu’il y a un décollement par rapport aux besoins, mais aussi à l’image : il n’est pas une image, « sage comme une image » dit-on, parce qu’elle peut se poser la question du dépassement même de la part de l’enfant de l’image qu’elle a de lui, ceci anime donc la dialectique entre elle et son enfant. L’enfant n’est pas bloqué dans le canal visuel de sa mère, canal qui est de l’ordre de l’imaginaire. Il va pouvoir produire des mouvements désordonnés devant le miroir qu’est sa mère.

Remarquons qu’il me semble ici qu’on entend bien en quoi le stade du miroir ne nécessite pas forcément un vrai miroir. Le premier miroir de l’enfant c’est sa mère dans laquelle il se mire. Qu’en est-il pour Jordan ? Jordan, devant le miroir ne produit pas de mouvement désordonné. Certes il peut sourire et faire quelques marionnettes avec les mains mais dans un collage à l’image réelle du miroir.

Jean Bergès écrit que les mouvements désordonnés de l’enfant dans sa découverte de son image dans le miroir peuvent être considérés comme « des objets circulant comme un cadre autour de l’image, ces objets ne sont pas spécularisables. Ils n’appartiennent pas à l’image réelle du miroir, ces mouvements ne sont pas vus dans le miroir ».

« Ce cadre du miroir a le tranchant du signifiant » dit Jean Bergès dans son livre sur «  psychose autisme et défaillance cognitive. Il est constitué par la parole de la mère, c’est-à-dire le fait qu’elle nomme son enfant, qu’elle fasse des hypothèses sur ce qu’il lui demande, qu’elle transitive, cette parole de la mère est elle-même articulée à la posturo motricité désordonnée de l’enfant. Quand la mère transitive, que fait-elle ? Elle engage un processus, c’est-à-dire qu’elle fait cette hypothèse d’un savoir chez son enfant, savoir autour duquel l’adresse de la mère tourne et aussi lui revient sous la forme d’une demande.

Ainsi cette demande qu’elle attribue à son enfant, la mère la suppose comme une identification de son enfant à son discours à elle.

Cette dialectique c’est celle que nous essayons de travailler depuis plusieurs séances. Cette dialectique permet l’introduction au symbole. Le corps est un réceptacle, un lieu de recel par lequel le monde pour l’enfant prend forme et consistance.

La mère, par ce processus, fait un coup de force car elle inscrit le corps non seulement comme corps imaginaire, mais comme corps de signifiants. Elle oblige l’enfant à tenir compte des affects qu’elle nomme, elle le contraint à limiter, à réguler son activité qui prend alors sens.

Jean Bergès, dans son ouvrage sur le transitivisme, écrit : « le coup de force est un coup forçant l’enfant au nouage borroméen ».

Le père de Jordan remplit son discours d’évidence « un enfant ça ne se quitte pas des yeux » ; puis il se tourne vers la mère de Jordan et ajoute « c’est ce que je lui dis tout le temps, ne le quitte pas des yeux ! », ou bien : « un enfant ça comprend rien, il faut s’en occuper tout le temps » et là encore il se tourne vers sa femme et celle ci acquiesce : « mais c’est ce que je fais ! » mais cependant ça tombe dans le vide en quelque sorte. Obéirait-elle à l’injonction du père de Jordan sans s’y engager cependant en tant que sujet, d’une façon mécanique ?

Elle a, à un moment, envisagé de chercher du travail, ce qui me paraissait être plutôt intéressant pour elle et pour Jordan mais son mari lui a vite rappelé qu’elle n’en aurait ni les moyens physiques ni intellectuels.

Entre une mère aimante mais peut-être dans l’incapacité d’occuper une place d’Autre et un père très invasif « qui sait tout », « je sais comment j’étais enfant, de quoi j’avais besoin, donc je sais de quoi Jordan a besoin », logique irréfutable mais inquiétante, comment quelque chose du sujet peut émerger pour Jordan ?

L’enfant, au moment du stade du miroir, se distingue de ce qui l’entoure. Il doit faire un deuil, celui de tout ce qui le voyait et le regardait de partout, c’est-à-dire de celui qui occupe une place d’Autre. Mais comment Jordan peut-il faire ce deuil si le père ne renonce pas à être tout ? A être Jordan. Le père occuperait-il une position d’Autre non barré ?

Comment quelque chose peut-il alors venir faire limite ? Jean Bergès écrit dans Psychose, autisme et défaillance cognitive « le cadre n’est pas constitué chez le psychotique par ces mouvements, objet qui circulent entre la mère au lieu de l’Autre et l’enfant mais par du besoin de bouger, c’est-à-dire par rien qui ne fasse limite ».

Pas de signifiant auquel s’ordonner, la motricité reste alors imaginaire. Jordan ne présente pas de jubilation, de mouvement désordonné devant le miroir, peut-être aussi n’y a-t-il pas de limite non plus et ce qui en témoigne c’est le collage, collage au visage de sa mère, collage au miroir.

Notons qu’il peut aussi passer de longs moments à ouvrir et fermer des portes de façon répétitive. Jean Bergès écrit (Psychose, autisme) « parce qu’il n’est pas lui-même spécularisable, l’objet rend possible l’image et en particulier l’image spéculaire, lorsqu’il origine une fonction phallique, telle que la relation de l’enfant à sa mère, est non seulement ternarisée mais permet par sa ternarisation l’accès à ce quart terme qu’est le discours paternel et sa fonction ».

Tout ceci me semble bien abimé en ce qui concerne Jordan. La fonction phallique vient donc réguler, tempérer la motricité, faire limite. Elle intéresse la fonction motrice en tant qu’elle se coordonne, l’axe du corps support du visuel et de l’auditif, le tonus corps.

Ce qui fait tenir le corps c’est la loi phallique ordonnée par le langage. Par l’intermédiaire de cette inscription l’enfant se trouve introduit au symbolique. Peut-être est-ce ce qui rate pour Jordan.