Quelques remarques sur le registre de la voix par Nathalie Rizzo

Nathalie Rizzo, séminaire sur la clinique du bébé, ALI Provence, année 2008/2009

Je commencerai par une petite observation en crèche. Il s’agit d’un bébé, Manon, de trois mois. C’est un bébé qui est arrivé à la crèche depuis un mois. Il est gardé par une assistante maternelle. Manon est amenée aux regroupements qui ont lieu deux fois par semaine et qui sont des temps où les enfants gardés par les différentes assistantes maternelles se rencontrent.

Je suis allée plusieurs fois voir Manon chez son assistante maternelle. Pendant la période d’adaptation Manon est un bébé silencieux et sérieux. Elle ne sourit pas quand on s’adresse à elle ou lorsqu’elle est seule dans son transat, c’est-à-dire qu’elle ne paraît pas présenter cet état de rêverie du bébé dont nous avons parlé la dernière fois. Elle ne sourit pas non plus à son assistante maternelle, en tout cas en ma présence. C’est un bébé silencieux, sérieux et peu dans l’interaction pourrait-on ajouter.

Elle prend mal ses biberons et a du mal à s’endormir à la crèche. D’après son assistante maternelle Manon est plus souriante quand elle est seule avec elle, elle se nourrit bien, elle tête bien, elle fait de longues siestes. « On ne l’entend pas » a pu assurer l’assistante maternelle. Toutefois ce tableau tend à se modifier quelque peu et notamment les prises du biberon deviennent plus difficiles. Manon, de plus, pendant les regroupements et puis également chez l’assistante, fait ce que ce que celle ci appelle « des crises », dont une l’a tellement inquiété qu’elle a appelé la mère.

Les crises se présentent sans raison particulière, c’est-à-dire que Manon n’a pas faim. Elles peuvent survenir après un temps de repos. Il n’y a pas d’événement extérieur repérable, par exemple du bruit … Le bébé se met à hurler et « rien » ne le calme, ni les bras de son assistante maternelle, ni ses paroles. L’assistante est déroutée et manifeste son impuissance par des « mais qu’est-ce que tu as ? Qu’est-ce qui se passe ? ». Elle donne à entendre combien ces cris la débordent et sont énigmatiques pour elle. Elle dit par ailleurs qu’elle repère les pleurs de Manon lorsque celle-ci a faim. « A ce moment-là, dit-elle, c’est pas pareil, elle pleure pas pareil. Je sais quand elle a faim, ou sommeil, quand elle pleure de fatigue ». Elle différencie donc ce qui serait de l’ordre du pleur et ce qui serait de l’ordre du cri.

Le cri c’est un son inarticulé, non articulé à l’Autre, c’est ce qui constitue la dimension réelle de la voix. « C’est un pavé dans la mare » qu’envoie le bébé dit Myriam Szejer et elle ajoute « A bon entendeur salut », indiquant ainsi que ce cri il faut qu’il soit entendu pour qu’il puisse être autre chose qu’un pavé dans la mare, pour qu’il se transforme en pleur.

Ce pleur présentera alors une palette expressive de plus en plus riche et différenciée. Le bébé le modulera en fonction des réponses de sa mère.

G. Crespin précise : « le cri reste un réel acoustique, hors sens pour le bébé comme pour l’entourage si la fonction de l’appel ne se met pas en place et si l’intrication de la satisfaction des besoins à la satisfaction pulsionnelle ne se produit pas ».

Nous retrouvons ici ce qui de l’organisme, ici l’objet voix, doit s’articuler avec le champ de l’Autre. Il faut de l’entendeur, quelqu’un en place et lieu d’Autre qui entende le cri et lui attribue un statut d’appel.

Rappelons ici ce qu’il en est de la question du circuit pulsionnel avec ces trois temps. Le premier temps c’est ce temps encore acéphale où le bébé s’élance vers un objet de satisfaction. C’est le son produit par le bébé. Ce cri est un écho phonique de l’état intérieur physiologique du bébé : il a faim, il a froid … Comme il y a une réponse de la mère et une réponse plutôt adéquate, il y a donc une expérience de satisfaction. Le bébé se rend compte que sa mère pourvoit à ses besoins et s’engage dans une modulation langagière riche qui varie donc en fonction de son état et de l’écoute de la mère, de sa réceptivité. Nous avons ici la transformation du cri en pleur ou, pourrions nous dire, en appel.

Le « être entendu » est associé à l’épuisement du besoin. Le bébé fait alors une expérience de satisfaction répétitive, c’est ce qui constitue le pôle hallucinatoire de satisfaction.

Le bébé, rapidement, vers 3 – 4 mois, « babille ». Ce babil est une mélopée. Le bébé joue avec sa voix qu’il apprivoise. Nous avons, dans le jeu du bébé avec sa voix, un témoignage du deuxième temps du circuit pulsionnel. C’est le temps que nous avons appelé auto-érotique. C’est un moment précieux que nous pouvons repérer notamment en crèche. Lorsqu’il est seul, le bébé « roucoule » presque. Il fait des « areu » souvent accompagnés de sourires et de toute une gestuelle qui anime son corps. Il joue avec sa voix comme il joue avec ses mains et ses pieds. Et on entend bien ici déjà, il me semble, la dimension objectale de la voix. Le babil c’est l’instinct libidinal de la voix en tant qu’objet pulsionnel. Rappelons que ce deuxième temps ne prend statut de temps auto-érotique que dans l’après coup du troisième temps, soit parce qu’il y a cette boucle du circuit pulsionnel.

Le troisième temps est celui en ce qui concerne la pulsion invocante du « se faire entendre », ce que les bébés savent très bien faire d’ailleurs. C’est un temps de quête de quelque chose qui doit répondre dans l’Autre.

Lacan dans les « 4 concepts » écrits (p 177 – 178) : « Ce mouvement circulaire de la poussée qui sort à travers le bord érogène pour y revenir comme étant sa cible, après avoir fait le tour de quelque chose que j’appelle l’objet, c’est par là que le sujet vient à atteindre ce qui est à proprement parler la dimension de l’Autre ».

La capacité de la voix c’est bien qu’elle soit entendue. Dans un texte du livre de M. Bergès : « Actualités de la psychanalyse chez l’enfant et l’ado », un des auteurs écrit (p 109) : « la voix c’est ce par quoi le bébé est symbolisé dans l’Autre dès lors qu’il est parlé, représenté à l’adresse de l’Autre »

Il existe une véritable conversation entre la mère et son bébé. C’est ce qu’on appelle la « proto conversation ». Le bébé sait la susciter, la provoquer, s’y engager et engager l’Autre. Il sait à la fois réclamer haut et fort quelque chose et se calmer quand une réponse adéquate est apportée. Cette réponse adéquate, remarquons qu’elle ne concerne pas l’objet du besoin. Une mère ne doit pas forcément apporter l’objet du besoin à son bébé pour qu’il se calme. Il suffit, dans certains cas, d’une réponse verbale et ainsi nous pouvons y entendre la dimension consolatrice de la parole. Le bébé en effet peut être consolé, calmé, satisfait par une simple parole. C’est ce qui cependant ne semble pas être le cas pour Manon quand elle a « ses crises » puisque la parole apaisante de son assistante maternelle ne la calme pas, les bras non plus, ni le bercement et le fait que l’assistante lui parle entraîne parfois à ce moment-là une dramatisation des crises ; elle hurle encore plus.

Il me semble que le repérage de cette dimension consolatrice de la parole est fondamental notamment pour les équipes de crèche, mais bien sûr également pour les parents. Les équipes de crèches bien souvent utilisent cette dimension de façon spontanée. En ce qui concerne les parents, j’ai pu rencontrer des parents qui ne pouvaient répondre à l’appel de leur bébé que par un objet du besoin. Je me rappelle d’un bébé de 10 mois accueilli à la crèche qui prenait au moins neuf biberons par jour car chaque fois qu’il pleurait c’était un biberon qui lui était apporté. La parole, répondre par la parole ne pouvait en aucun cas pour les parents être efficace.

Je voulais également ici évoquer le cas d’un bébé, Lucas, qui pleurait beaucoup à son arrivée à la crèche. C’est un bébé que la mère n’arrivait pas à sevrer et elle laissait son sein à la disposition du bébé.

Lucas à la crèche était dans une grande détresse et l’équipe se relayait toute la journée pour le prendre au bras. Cependant Lucas ne se calmait pas forcément au bras, c’est-à-dire que selon comment l’auxiliaire qui le portait était occupée par lui, selon qu’elle le portait en faisant autre chose et en pensant à autre chose, et bien ça n’avait aucun effet et Lucas continuait à être dans le plus total désarroi. Nous avions remarqué qu’une des auxiliaires avait particulièrement du « succès » auprès du bébé et Lucas se calmait immédiatement à son contact. Il « buvait » les paroles de cette auxiliaire autant qu’il aurait pu boire le lait.

Dans son livre « L’enfant et la psychanalyse », Bergès écrit : « le bébé avale ce que la mère lui dit et le digère ». Le bébé incorpore les paroles de sa mère ou de toute personne venant occuper une place d’Autre maternel. L’Autre maternel fournit au bébé sa voix ; l’Autre maternel parle une langue, une langue privée avec son bébé, le « mamanais » ; MC Laznick dit maintenant que l’on peut dire le « parentais ». Le mamanais vient causer à l’oreille du nourrisson, comme le sein vient le nourrir, comme le regard vient le couver.

Cette langue appartient aux soins maternels au même titre et dans la même nécessité que nourrir le bébé, l’endormir, changer sa couche, le couver, le regarder. Cette première langue entre la mère et son bébé est riche et interactive. La mère s’adresse à son bébé en lui attribuant un tour de parole, en l’élevant au rang de participant dans l’échange, de destinataire de son propre message. Le bébé lui répond notamment à travers des manifestations corporelles spécifiques et manifestes. Ces premières manifestations corporelles sont des actes de parole car elles font sens pour l’Autre ; elles sont structurées par le langage, prises dans le langage.

Il y a une étude dans la revue n° 16 de la Psychanalyse de l’enfant tout à fait intéressante qui met en évidence la mise en place de ce qu’est cette conversation, comment se déroule cette véritable conversation entre une mère et son bébé de trois mois et demie au cours du repas du bébé. Nous y repérons bien ce que MC Laznick par ailleurs pointe, c ‘est-à-dire que dans cette langue privée entre la mère et l’enfant, lorsque la mère traduit dans le code de l’Autre le son produit par le bébé et sa gestuelle, elle le fait à la première personne, elle parle « à la place » du bébé. Elle prend en alternance la position qui lui revient en tant que mère et la position revenant au bébé.

Voici un extrait de la conversation p 73 – 74 : Nous y entendons bien ici quelque chose de l’Autre, c’est-à-dire que nous ne sommes pas dans une relation duelle, la mère et le bébé, nous sommes dans du trois, la mère occupant tour à tour une place, elle vient faire un travail de traduction au lieu de l’Autre et le bébé vient, lui, accrocher quelque chose dans ce même lieu. Ce qu’il vient accrocher c’est la jouissance de l’Autre. Cette langue privée présente des caractéristiques spécifiques pour lesquelles le bébé a une appétence particulière.

Le mamanais (ou le parentais) c’est une grammaire, une ponctuation, une scansion, une prosodie, c’est à dire un timbre de voix et un ton particulier. La voix est placée une octave plus haute que dans la conversation courante. Le rythme est plus lent. Il y a souvent une simplification syntaxique et lexicale. Les pics prosodiques sont en quelque sorte ce qui s’envole à la fin de chaque énoncé maternel. Dès la naissance, le bébé manifeste un intérêt spécifique et suce sa tétine intensément quand sa mère lui parle mamanais. Remarquons au passage que nous nous trouvons avec cette réponse orale du bébé, dans une traduction orale de l’expérience d’intérêt chez le bébé.

Si on peut ainsi repérer une appétence spécifique du bébé pour cette langue privée, soulignons que pour la mère, il faut la présence du bébé pour qu’elle parle mamanais. En dehors de la présence du bébé on ne retrouve pas les mêmes pics prosodiques. Quand le bébé est absent, la mère parle moins bien le mamanais.

Si nous revenons à l’évocation du cas de ce bébé, Lucas, en détresse à la crèche, nous pouvons penser que lorsque que son auxiliaire le prenait au bras et lui parlait, elle lui parlait mamanais c’est-à-dire qu’elle venait manifester à son égard quelque chose de son émotion à elle, qui faisait que le bébé l’entendait « mieux », pourrait-on presque dire, mieux que d’autres membres de l’équipe pourtant tout aussi dévoués qu’elle mais qui arrivaient beaucoup plus laborieusement à être entendus par le bébé et donc à le rassurer. Ce qui est entendu par le bébé, c’est la traduction dans la voix de sa mère de son état d’émerveillement et de bouleversement, de surprise et de sidération qu’elle ressent à l’égard de son bébé. Cette voix, voix de l’Autre ensorcelle et attire.

MC Laznick a montré dans de nombreux travaux que certaines mères ne parlent pas le mamanais et également qu’il est difficile de « parler mamanais ». Il faut pour cela, dit-elle, au moins ressentir et exprimer deux affects pour que des pics prosodiques soient retrouvés au niveau du langage chez un adulte, par exemple la surprise et l’émerveillement, la rencontre et la joie … On est alors dans un double mouvement simultané : à la fois il y a attribution de sens et à la fois il y a émerveillement face à l’émergence de ce sens produit par celui qui parle et qu’il entend alors.

Je trouve cela très important par rapport au travail en crèche car comment travailler avec les équipes cette question d’avoir par moment à aller accrocher, chercher un bébé qui va mal en parlant mamanais ?

MC Laznick nous donne une illustration très intéressante dans un texte dans lequel elle évoque le cas d’Amélie Nothomb. Dans le livre « Métaphysique des tubes », l’auteur décrit son passage de l’état tubulaire à l’état du sujet capable de dire je. Jusqu’à l’arrivée de la grand-mère qui vit en Belgique, personne n’est arrivé à croiser le regard de cet enfant ou à capter son attention. La grand-mère va voir le bébé de deux ans dans sa chambre et ressort triomphante avec dans les bras un bébé qui la regarde et lui sourit. Il est dit de la scène intercalaire que la grand mère a fait goûter au bébé du chocolat blanc, chocolat dont elle raffole. C’est-à dire que la grand mère a offert au bébé un objet, mais un objet qui la réjouit elle et MC Laznick ajoute « on peut supposer que, dans un moment d’illusion anticipatrice, sa voix a porté la prosodie de la surprise et du plaisir qu’elle supposait devoir se produire chez le bébé ».

On peut penser qu’à la naissance ce qui émerveille la mère, ce qui fait « cette folie maternelle » dont parle notamment Winnicott, folie maternelle qui lui sert, dit-il, à s’adapter à son enfant et créer un état d’illusion ou les besoins du bébé seraient satisfaits quasi magiquement. Ce qui émerveille la mère et la place dans cette fonction Autre spécifique c’est ce que le bébé donne à voir parce qu’il « est » tout simplement mais aussi, d’emblée, par ses regards dont nous avons vus l’importance la dernière fois. Ensuite, les réponses sonores du bébé, la gestuelle et les mimiques du bébé viennent soutenir la prosodie.

MC Laznick écrit « La prosodie est une fonction de ce qui se joue pulsionnellement entre un futur sujet et ce qui, par la même, devient son Autre ». Nous avons ici le versant de l’aliénation constitutive du sujet. Rappelons qu’il y a contemporanéité entre la naissance du sujet en tant que sujet barré et la mise en place de l’objet. La voix se détache du corps du bébé et, tel un véritable objet, vient frapper l’oreille de l’Autre maternel et l’étonner. Elle vient par la production du cri du bébé couper le silence et, s’il n’y a pas de réponse de la part de l’Autre, alors cette voix retourne au silence et le cri reste inarticulé. Peut-être là pouvons-nous un instant revenir à ce qui se passe pour le bébé Manon. Il se trouve que nous avons accueilli déjà le grand frère de 3 ans et demi de Manon à la crèche et que, bébé, il m’a également beaucoup inquiétée par son silence, son manque d’expressivité.

La mère de Manon est une femme « extrêmement gentille », on pourrait dire trop gentille car « toujours gentille ». Elle affiche un sourire permanent et n’a jamais exprimé la moindre émotion, que ce soit de colère comme de joie ou d’enthousiasme ou surprise. Avec l’assistante maternelle du grand frère nous avions beaucoup travaillé et réfléchi à comment celle-ci pouvait être un peu enthousiaste avec ce bébé très inexpressif et neutre, sans relief, entraînant du coup, chez son assistante maternelle, peu de joie et d’engouement. L’assistante maternelle avait pu exprimer sa réelle difficulté à être dans un « plaisir » de s’occuper de lui alors que c’est par ailleurs une nourrice très spontanée et vive. Pour la mère tout allait bien puisque ce bébé était toujours calme et c’est lorsque nous avons commencé à manifester notre propre inquiétude, et que le bébé a commencé à faire quelques colères, à moins bien dormir la nuit, que cette femme s’est un peu mobilisée.

Avec Manon, la mère s’est présentée à nous de façon assez semblable : peu de question, pas de curiosité à l’égard de la nouvelle assistante maternelle. Elle est toujours aussi lisse et neutre : “tout va bien”, avec peut-être cependant une certaine spontanéité qu’elle n’avait absolument pas manifesté avec Jules, ce qui tend à me rassurer un peu. Peut-on supposer que par moment le cri de Manon est audible pour la mère mais cependant pas entendu par elle et reste dans le réel.

Or la voix, dans sa matérialité acoustique, ne tire valeur que de son statut symbolique, à savoir être porteuse d’un message qui le relie à l’Autre.

MCL rappelle dans son livre sur la parole la position intenable de la mère : « la mère a à soutenir une double position déchirante et contradictoire : être la mère qui, grâce à une traduction permanente des cris et des sons proférés, va permettre à l’enfant de faire passer sa demande par le défilé du signifiant qui l’aliénera, et être celle par ailleurs qui, bien que sachant avant qu’il sache, se laisse déborder par lui ». Rappelons-nous la dimension attributive de la mère qui constitue l’aliénation primordiale.

La mère, en faisant l’hypothèse d’une demande chez son enfant, le constitue comme sujet. Cette hypothèse que fait la mère, hypothèse que son enfant qui crie l’appelle et lui demande quelque chose, est fondamentale car elle est ce qui permet l’accrochage à la chaine signifiante.

Nous avons vu que l’opération de l’aliénation est couplée à celle de la séparation. De cette opération de séparation nous en avons quelques témoignages lorsque la mère opère dans la masse sonore qu’elle entend certaines coupures qui précipitent une signification qu’elle peut alors restituer au bébé. C’est lorsque dans le « pa pa pa pa » du bébé, elle isole un « papa ».

Nous voyons donc que l’opération de l’aliénation concerne ce qu’il en est de la mélopée, la musicalité de la voix, celle dont C Melman dit qu’on ne l’oublie jamais, même lorsqu’on ne comprend plus les mots de la langue en question. Ici il s’agit alors de la langue privée, celle des vocalises. Cette langue est porteuse du « bon vouloir » sans loi de la mère.

Quant à l’opération de séparation, elle concerne le registre de la signification. Il s’agit ici de la langue maternelle. Là l’enfant trouvera les mots dans l’Autre pouvant rendre compte de la séparation.

Nous avons donc deux registres en rapport avec une aliénation / séparation, deux registres cependant inclus dans toutes les langues, celui de la langue originaire et celui de la langue maternelle. Peut-être pouvons-nous dire que le bilinguisme est originaire pour chaque sujet. Chacun d’entre nous n’a-t-il pas en effet à passer d’une langue privée, celle dont C Melman dans le texte « Les effets subjectifs de la migration linguistique » dit « c’est une musique que l’enfant perçoit, une succession de sons, et cette musique aime l’enfant », à une langue maternelle, celle qui apparait au sujet comme venant de l’Autre par ou le langage vient et qui sera, cette langue maternelle, celle qui le sépare de l’objet d’une jouissance mythique.

C Melman écrit dans ce même texte : « La langue maternelle c’est la langue dans laquelle a été opéré le refoulement ». J Bergès, quant à lui, dans le texte sur la ponctuation, donne cette définition de la langue maternelle : « c’est celle dans laquelle s’est produit l’opération qui cause le mythe d’un père non castré, c’est-à-dire un au moins un, ce qui met en place l’ordre phallique, et par laquelle le père est castré de telle sorte qu’il y a des choses que l’enfant ne peut désormais pas dire ». Dans ce qu’il ne peut désormais pas dire, on y entend bien se déployer la question du refoulement. La mère parle la loi paternelle et c’est bien le rôle de la fonction paternelle que de faire advenir une langue comme maternelle, c’est-à-dire qui sera celle où la mère est interdite. L’ordre phallique vient faire coupure, ponctuation dans ce qui ne connaissait pas de rythme. Cette ponctuation, cette rythmicité, nous l’entendons dans le Fort Da. Cette confrontation de ces deux mots, fort da, associée au lancer de la bobine est l’acte visant la signifiance, c’est un jeu au niveau duquel l’enfant tente de symboliser la perte, l’absence. Dans le même ordre d’idée, cela me faisait associer aux jeux de balancement comme « bateau sur l’eau » dont les enfants sont si friands, qui se terminent par « laisser tomber », retenu cependant par l’Autre. Or le jeu du laisser tomber est une façon de matérialiser l’investissement libidinal par l’Autre. Lorsque l’Autre joue à le laisser tomber mais le retient cependant, l’enfant est bien l’objet cause du désir pour sa mère et ne se réduit pas à un pur déchet.

Je voudrais pour finir reprendre brièvement ce qui se passe lorsque la situation se « complique » et que l’enfant est amené à parler une autre langue que sa langue maternelle. J’ai travaillé pendant quelques années dans une crèche où il y avait de nombreuses familles dont un des deux parents était étranger. Lorsque la question de la langue ne se posait pas comme un problème au niveau des parents, c’est-à-dire que la mère souvent parlait sa langue avec ses enfants, sa langue maternelle, mais parlait avec le père en français puis s’adressait dans le social en français et pouvait donc parler français avec les enfants à ce moment-là, c’était plutôt une richesse pour les enfants. La question se posait plutôt lorsqu’il y a un risque de « perdre » en quelque sorte la langue dans laquelle on s’est constitué comme sujet de désir, la perdre, voire lorsqu’elle est occultée.

Lorsque l’exil confronte le sujet à la privation de la langue maternelle, c’est-à-dire qu’un sujet ne peut plus se référer aux signifiants qui l’ont constitué comme sujet, que se passe-t-il alors ?

Dans le livre « Actualités de la psychanalyse chez l’enfant et l’adolescent » nous allons reprendre le cas de Michaël. Michaël est un enfant né en France d’une mère d’origine portugaise et d’un père capverdien parlant donc portugais. Les parents se sont séparés alors que Michaël avait 4 ans et Michaël n’a jamais revu son père. A la suite de la séparation, mère et fils voyagent entre le Portugal où la mère fait trois tentatives pour s’y installer, et la France. La mère ne sait pas parler le portugais. A l’âge de 8 mois elle a été confiée à sa grand-mère, concierge à Paris, et a été élevée par elle. La grand-mère parlait mal le français. Elle parlait un « français écorché ». Suite donc à ces différents aller – retour, à 9 ans, Michaël, qui est alors en France, ne sait ni lire ni écrire ni en portugais ni en français. Il ne parle pas le portugais et parle le même français que sa mère, c’est-à-dire un français écorché. A 12 ans, c’est le même tableau. Michaël ne sait même pas quelle est sa date de naissance. Il est en échec massif au niveau de l’ensemble des apprentissages scolaires. Notons que la mère de Michaël et sa grand-mère ne parlent pas le portugais, langue maternelle de la grand-mère et de la mère puisque celle-ci est née au Portugal et a vécu ses huit premiers mois de vie avec des parents portugais. Entre la grand-mère et la mère, il y a une langue autre, peut-être que nous pouvons noter Autre car venant d’un Autre mais non barré puisque mère et grand-mère font avec cette langue particulière l’économie de toute référence à une loi paternelle. Notons qu’il ne s’agit pas d’un entre 2 langues, c’est-à-dire un « sabir » où il y aurait une infiltration de mots portugais et français, c’est une langue étrangère et privée entre cette grand-mère et sa petite fille et Michaël.

Dans quelle langue Michaël peut-il se constituer comme sujet ? Pouvons-nous avancer que s’il y a bien opération d’aliénation dans la langue privée pour Michaël, c’est peut-être l’opération de la séparation qui est ici en échec. Car cette langue privée, transmise par la grand-mère qui a occulté le portugais, se trouve donc être une langue en dehors de toute norme, en dehors du social, n’obéissant qu’à la loi de la grand-mère, qu’à son bon vouloir. On entend bien qu’il n’y a rien qui vient l’ordonner et qu’ainsi cette langue a les caractéristiques que nous rappelle C Melman, c’est-à-dire qu’elle se dispense de la castration et du coup elle favorise l’inceste, l’indistinction des sexes, une jouissance de l’objet qu’il aurait fallu céder autrement.

Comme Michaël pouvait-il advenir en tant que sujet barré, si aucune barre ne peut être transmise de l’Autre ?