Questions sur le corps par Nathalie Rizzo

Nathalie Rizzo, séminaire sur la clinique du bébé, ALI Provence, année 2008/2009

Je propose cette année que l’on continue dans cet espace de travail sur la clinique du bébé à suivre comme fil conducteur l’émergence des processus psychiques chez le bébé c’est à dire la question de la mise en place du champ symbolique chez le bébé.

Nous avons déjà abordé dans ce séminaire trois points théoriques. Le premier est la question des modalités d’échanges entre la mère et l’enfant. Nous avions abordé sur la notion de fonction attributive et séparatrice dont on va reparler ce soir et puis nous avions un peu spécifié notre propos en prenant comme exemple deux registres spécifiques et caractéristiques car en jeu très tôt dans ces échanges mère – enfant, le registre du scopique et de la voix.

Pour ce soir, je vais vous présenter quelque chose d’un peu introductif ou je vais reprendre donc la question des modalités d’échange entre la mère et le bébé mais en prenant comme point central à mon propos la question du corps. J’ai souhaité revenir sur cette question en relisant tout d’abord le texte de Jean Bergès, sur lequel j’ai essentiellement travaillé pour ce soir, qui est « Le corps dans la neurologie et dans la psychanalyse » qu’on trouve dans le livre de Jean Bergès qui a le même intitulé. Ce texte est différent des fragments du séminaire du Mardi de Bergès à Saint Anne des années 90-91-92, séminaire qui traitait de cette question.

Ensuite j’ai eu envie de le travailler plus particulièrement parce que cette question du corps du bébé, de l’enfant, m’intéresse beaucoup et me pose question. Je la trouve très présente au niveau de la clinique, au niveau de la rencontre clinique avec un bébé ou un petit enfant.

Cette question se pose à moi dans des faits très simples, il y a des jeunes enfants qui vont m’embrasser, qui veulent venir sur les genoux. Dernièrement il y a un petit garçon de 6 ans qui m’a sauté au cou dans un grand élan d’affection transférentielle.

Je trouve que ce n’est pas toujours facile à gérer et puis c’est une question présente aussi parce que le bébé parle justement avec son corps. Il « parle » c’est-à-dire qu’il vocalise, il babille, mais il parle aussi avec tout son corps, à travers sa motricité notamment.

Voici un petit exemple : c’est un bébé Léa de 5 mois qui est en adaptation dans une crèche. Ce bébé pleure beaucoup et réclame les bras des auxiliaires qui trouvent donc que l’adaptation est difficile et se passe plutôt laborieusement.

Elles accueillent donc Léa une matinée pendant laquelle je travaillais avec elles. C’est un magnifique petit bébé très tonique avec un regard très présent. L’auxiliaire qui l’a accueillie m’explique que Léa ne tolère que d’être aux bras, le dos appuyé contre l’auxiliaire, c’est-à-dire tournée vers l’extérieur. Elle s’agite en effet tout de suite lorsque l’auxiliaire la tourne vers elle et gémit. L’auxiliaire l’installe alors dans un transat en expliquant à Léa qu’elle lui propose d’écouter des histoires. Mais elle est peu convaincue du succès de sa tentative car, dit-elle, Léa ne reste pas dans le transat, elle pleure. Il y a, à ce moment-là, une conteuse dans la section qui va raconter une histoire pendant 15 minutes environ à Léa et à trois autres bébés plus autonomes que Léa car ils tiennent assis et marchent à quatre pattes. C’est un moment d’une grande qualité car les auxiliaires s’arrêtent en quelque sorte d’être occupées par différentes nécessités et restent auprès des bébés et tout le monde s’accorde autour de l’écoute de l’histoire de la conteuse qui, elle-même, est très disponible dans l’échange avec chacun.

Léa, pendant tout ce temps, a gigoté, souri, lancé les mains vers l’avant, tourné la tête pour suivre les différents objets manipulés par la conteuse, fait des vocalises, bavé. A chaque séance de la conteuse le bébé répondait avec tout son corps qui « parlait ». Ensuite la conteuse est partie et le train train quotidien de la crèche a recommencé. Les auxiliaires se sont donc occupées, une à coucher un bébé, l’autre à ranger les jouets … Léa a continué pendant quelques instants à gigoter et à sourire et à vocaliser, puis, devant l’absence de relance de l’adulte, elle a cessé et a commencé à pleurer et il a fallu la prendre aux bras. On a pu alors relever avec l’équipe la qualité de l’engagement de ce bébé dans l’échange avec l’autre, combien ce bébé était engagé dans des interactions, ce qui nous a amené à parler du lien entre la mère de Léa et Léa. Les auxiliaires se sont rendues compte alors qu’elles ne voyaient la situation qu’à partir de la problématique des pleurs et de l’exigence du bébé et étaient dans une critique peu constructive de la maman de Léa « qui devait toujours l’avoir au bras à la maison », alors qu’elles pouvaient en effet penser l’accueil de ce bébé à partir de ce point là, que c’est un bébé extrêmement compétent dans l’échange et donc exigeant une certaine qualité des interactions et ceci grâce au vécu du lien avec sa mère. Nous avons surtout relevé ce qui pouvait être l’engagement du bébé dans l’échange et l’appel en dehors du pleur :

Le regard, le bébé qui tourne la tête vers une source de voix et qui regarde, lorsqu’il gigote, quand il vocalise, ou bave, sourit.

En effet, ce qui est relevé préférentiellement c’est le pleur du bébé et on verra dans la vignette clinique que je présenterai tout à l’heure que lorsqu’un bébé ne pleure pas on se dit volontiers que ça va bien, donc le pleur du bébé interpelle et ce qui a à voir avec le corporel : un bébé qui ne dort pas, qui ne mange pas bien ou pas, qui a mal au ventre … On accorde donc de l’attention aux différentes fonctions pour reprendre le terme de J. Bergès et aux objets du corps c’est-à-dire aux objets produits par les fonctions : ces objets sont ceux dont nous avions parlé l’année dernière.

Le regard qu’on peut donner, refuser, susciter, éviter. La voix dont on se sert pour appeler, pour envahir l’autre, pour faire taire tout autre bruit, et le pleur, le babil du bébé. Le sein et ses substituts, tétine et pouce, dont on se sert pour se soutenir dans l’échange avec l’autre mais dont on peut aussi se servir pour s’auto-suffire et s’exclure du lien. Les matières qu’on peut aussi donner, refuser, dont on peut se servir pour gratifier l’autre ou l’agresser. On accorde de l’attention aux objets mais aussi aux bruits du corps, c’est-à-dire la digestion, les bruits de la tétée, le remue ménage moteur, les sphincters, la toux, la respiration du bébé, autant de bruits auxquels la mère va s’intéresser ou les auxiliaires.

Ce qui, nous, nous intéresse quant on travaille avec des bébés, c’est la dimension symbolique, ce n’est pas le corps ou même des fonctions auxquelles une grande attention est accordée par la mère ou les auxiliaires, mais bien comment ces fonctions qui fonctionnent sont engagées dans la symbolique.

Jean Bergès, dans le texte cité précédemment pose cette question « qu’en est-il du nouage du réel, du symbolique et de l’imaginaire concernant le corps dans ses fonctions et à travers son fonctionnement ? ».

L’année dernière j’avais essayé de distinguer un peu les choses autour de cette question du corps et j’étais donc partie de cette réflexion là, qu’il y a ce qu’on peut appeler l’organisme avec les fonctions vitales, état de veille, sommeil, alimentation, élimination, tonus, organes des sens … donc les fonctions vitales qui fonctionnent, et qu’on ne pouvait parler de corps qu’à partir de l’articulation de l’organisme avec le symbolique et l’imaginaire.

L’organisme peut donc fonctionner dans le réel mais pour qu’il prenne corps, pour qu’il se corporeise, pour qu’il soit engagé dans du vivant, c’est parce qu’il va être engagé dès la naissance et même avant la naissance dans le signifiant. Le corps va être conditionné par le signifiant.

Pour reprendre l’exemple que nous avions vu l’année dernière, il y a une différence entre voir la fonction de la vision et le regard. Le voir c’est du côté de l’organisme, du fonctionnement de l’œil et, s’il n’y a pas d’appareillage signifiant, on en restera à du voir c’est-à-dire à la sensorialité alors que s’il y a une articulation avec le signifiant, alors on a du regard et quelque chose de l’ordre de la perception se met en place.

Si on reprend l’exemple du bébé Léa, tout son remue ménage moteur sont des mouvements, du fonctionnement du système nerveux et musculaire mais avec la connotation signifiante. Quant un adulte les parle, les lit, alors il y a un montage entre la fonction corporelle et le signifiant et cela devient de la motricité organisée.

Bien sûr il faut de l’autre avec un grand A, un grand Autre. Jean Bergès parle peu de l’organisme mais il travaille essentiellement à partir de la notion de fonction du corps et du fonctionnement, c’est-à-dire de l’organisme en tant que ses fonctions fonctionnent et c’est cela qui nous intéresse, tout d’abord c’est ainsi que notre organisme se manifeste à nous et à la mère en ce qui concerne le bébé, c’est-à-dire par la faim, la respiration, l’élimination, le sexuel, donc par les besoins vitaux, témoins du fonctionnement des différentes fonctions.

De ce fonctionnement émergent des objets qui représentent les fonctions mais d’une façon partielle. Ces objets deviennent donc des objets partiels produits par les fonctions au niveau des orifices du corps, bouche, œil, oreille, sphincters, peau. Les objets sont ainsi régis par les orifices. L’organisme se manifeste donc par les grandes fonctions vitales au niveau de ces orifices. Il se manifeste à travers les besoins vitaux qu’il faut satisfaire.

Nous avons donc ici une articulation entre les fonctions de l’organisme avec la satisfaction des besoins. La satisfaction n’est possible pour le bébé que grâce à l’intervention d’un tiers, la mère, ce tiers venant suppléer aux fonctions du bébé. Car celles-ci sont immatures, le bébé ne peut satisfaire lui-même ses besoins. Ses fonctions sont immatures, cependant elles fonctionnent, c’est-à-dire que le fonctionnement n’est pas immature, il est compétent.

Je trouve ici que c’est un point un peu compliqué à saisir. Jean Bergès donne cet exemple : la motricité des membres est immature donc il y a une déviation du fonctionnement vers l’axe du corps pour répondre, pour s’engager dans une interaction avec l’autre. Le bébé anticipe avec l’axe du corps ce qu’il ne peut produire avec sa motricité. Ceci c’est le témoignage de ce en quoi le fonctionnement est compétent dans son engagement dans le signifiant. On a ici, pourrions-nous dire, le témoignage de ce que G Crespin appelle « l’appétence symbolique du bébé ». On avait vu que cette appétence symbolique se manifeste au niveau des modalités d’échange entre la mère et l’enfant.

Nous avons vu que, loin d’être passif, un bébé qui va bien met en place un véritable « sondage sensoriel » et fait preuve d’un éveil, d’une vigilance, d’une attention dirigés vers l’extérieur et plus particulièrement vers l’Autre. Nous l’avions comparé à un « mouvement pour prendre », mouvement engagé dans l’attente d’une réponse, dans le crochetage de l’Autre.

Cette appétence symbolique illustre cette compétence qu’a l’organisme à travers le fonctionnement à soutenir du signifiant et ce plus particulièrement au niveau des orifices qui, on l’a vu, régissent les objets du corps. Ainsi va se spécifier la fonction des trous du corps, « trous autour desquels tourbillonnent les signifiants du fonctionnement. » Bergès dans Psychanalyse et enfant.

On a donc, si on reprend un peu les choses, une première articulation fonction – satisfaction des besoins en lien avec une deuxième articulation fonctionnement – symbolique.

On peut essayer de prendre l’exemple de la « grosse voix ». Jean Bergès en parle dans le texte sur le corps dans la neurologie et la psychanalyse. Il s’agit de la réaction du bébé lorsqu’il entend une « grosse voix » ou une voix qu’il ne connait pas, qui a souvent pour caractéristique de « surgir », en quelque sorte de faire irruption dans l’univers du bébé.

Voici un bref exemple : je parlais dernièrement avec une maman, son bébé de deux mois et sa future assistante maternelle. Nous parlions du bébé et au bébé et celui-ci était tranquillement blotti dans les bras de l’assistante maternelle. On parlait toutes les trois « mamanais » en quelque sorte avec le bébé. Puis, l’heure tournant, il fallait bien revenir à des choses d’ordre plus pratique. J’ai donc du arrêter de parler mamanais. Lorsque j’ai repris mon ton dans cette conversation que nous tenions tous les quatre, le bébé a immédiatement réagi à ma grosse voix, qui cependant n’était pas plus élevée au niveau de sa tonalité par exemple mais cependant elle venait effectivement faire coupure peut-on dire. Le bébé qui s’appelle Clémence a pleuré très fort, tressailli, elle est devenue très rouge, son rythme respiratoire s’est accéléré…

Il y a eu un débordement des fonctions, fonctions respiratoires et phonatoire. Les fonctions ont débordé dans leur fonctionnement. Ce bébé est, dirait Bergès, sidéré. C’est la violence du signifiant qui s’impose et ce en l’absence de tout message adressé au bébé. Le bébé est capable d’entendre cet impératif signifiant mais est incompétent à faire autre chose que d’être sidéré. Nous voyons ici que le fonctionnement est engagé dans le signifiant et ce à travers la réponse du bébé au-delà de la fonction qui, elle, est incomplète à répondre.

Donc si on reprend le fil de notre propos, la mère tient lieu des fonctions pour le bébé. Elle a une fonction vicariante, c’est-à-dire qu’elle supplée à l’insuffisance des fonctions du bébé. Les fonctions de la mère fonctionnent à la place de celles du bébé. Jean Bergès écrit : « L’immaturation des fonctions du nouveau-né à laquelle la mère se substitue entièrement les premiers mois pour qu’il puisse vivre, n’exclut pas le fonctionnement ». Soulignons le entièrement que n’est pas sans poser un certain nombre de questions :

Comment un enfant appréhende-t-il que sa mère fonctionne à sa place ?

Entièrement ça recouvre quoi ? Quelle place est laissée à l’enfant ?

Le corps de la mère et le corps de l’enfant sont-ils alors en continuité ? ou bien y a-t-il un écart et si c’est le cas qu’est ce qui fait écart ?

Ce qui fait écart c’est que la mère suppose un fonctionnement à son enfant, elle suppose que le corps de son enfant est compétent à fonctionner et ce notamment parce qu’il ne lui obéit pas à elle.

Elle suppose que le bébé entend, comprend, pose des questions, s’exprime. Elle construit de l’objet quand elle parle de l’activité de son bébé. Elle lui attribue un éprouvé corporel, elle donne corps à l’enfant à partir du discours auquel elle lui demande de s’identifier. Elle formule pour l’enfant ce qu’elle suppose être les besoins de l’enfant et qu’il ne sait pas lui formuler. Elle introduit du langage dans les bruits du corps du bébé. Elle apporte la parole à la cuisine des bruits de l’organisme et ce faisant les met sur les rails du langage. Elle repère les différents objets partiels, elle les parle et donc les différencie.

La mère fait donc un travail de lecture, de déchiffrage au niveau du corps du bébé, au niveau des bruits, des objets. Elle est à la fois un « appareillage extracorporel » pour reprendre un terme de Jean Bergès, nécessaire de par l’immaturation du bébé mais, cependant, même si elle fonctionne à la place du bébé, elle n’en anticipe pas moins un fonctionnement propre au bébé, à travers ce qu’elle suppose, ce qu’elle lui parle.

C’est ce qu’on appelle ici le transitivisme, c’est-à-dire cette position attributive de la mère. C’est une capacité qu’a la mère de traduire les signaux qu’envoie son bébé, signaux corporels car elle pense que son bébé les lui adresse. Cette fonction attributive constitue, rappelons-le, l’aliénation primordiale. C’est une aliénation au signifiant de l’Autre. Le bébé y entre par un coup de force. Ce coup de force c’est le sens que la mère attribue dans un forçage au bébé, c’est ce qu’elle suppose du fonctionnement de l’enfant, ce qu’elle suppose être sa demande et ses besoins.

Ce qui est important ici c’est bien sûr la supposition que la mère fait que l’enfant lui demande quelque chose car alors elle le constitue comme sujet. Au niveau de cet écart entre la fonction d’appareillage corporel de la mère et la supposition qu’elle fait au niveau du fonctionnement propre du bébé, on peut repérer l’articulation entre la satisfaction du besoin et l’aliénation au signifiant, donc du réel avec le symbolique mais aussi avec l’imaginaire. Car c’est en référence à son propre imaginaire qu’elle investit le réel du corps du bébé, en référence à l’image qu’elle a de son propre corps.

Si on essaie de résumer un peu ce que nous avons avancé : il y a ce qui est de l’ordre du réel qui est la fonction qui fonctionne et au niveau de laquelle la mère intervient comme dialyse externe. Par sa parole, la mère apporte les signifiants qui s’inscrivent au niveau du fonctionnement et le spécifient, on a là le symbolique. Enfin, le corps du bébé n’est situé qu’à partir du propre imaginaire de la mère. On observera ce point plus spécifiquement avec la motricité.

Nous pouvons aussi, pour parler de cette articulation entre les différents champs et revenir sur la question de la pulsion. Car que fait la mère en accrochant la fonction et en supposant le fonctionnement ? Elle est en fait une pulsion. Le corps réel est toujours sous la dépendance du discours de l’Autre. Le discours de la mère en place de grand Autre engage le corps dans sa matérialité signifiante. M. Lerude lors d’une journée sur l’enfant à Paris proposait cette définition de la pulsion : « c’est l’introduction du langage sur le corps. »

L’année dernière on avait proposé cette définition : la pulsion c’est un aspect particulier de la vie psychique du bébé, correspondant à la poussée qui prend son origine dans le corps du bébé pour l’articuler au champ de l’Autre. La pulsion fait comme une cartographie corporelle en procédant à un « découpage » en rapport avec les orifices du corps par faveur anatomique.

Il me semble qu’on entend bien ce qu’il en est de la place centrale des orifices du corps à partir de la question de la production des objets. Les objets produits témoignent du fonctionnement de l’organisme et plus spécifiquement des orifices. Ils débordent la mère. L’objet appartient à l’enfant et non à la mère. C’est en ceci qu’il la déborde. L’objet est alors séparable et de cette séparation, de cette perte d’objet, se met en place, se constitue la fonction du bord, se spécifie la fonction du bord. Ce débordement de la mère est fondamental car c’est ce qui assure à l’enfant une place de sujet.

Sinon l’enfant se retrouve assigné à une place d’objet, d’objet pour sa mère, place au niveau de laquelle il encourt alors le risque d’être évacué au même titre que les autres objets.

Pour illustrer mon propos, je propose une petite vignette clinique. Il s’agit d’un bébé de quatre mois, Noa, un beau bébé joufflu que je rencontre la première fois pendant sa période d’adaptation à la crèche et au sujet duquel ensuite j’ai travaillé avec l’équipe qui s’occupe de lui. Quand je le rencontre la première fois il est avec sa mère, endormi contre sa poitrine. La mère, souriante et silencieuse, est installée dans la section. J’apprendrai par la suite que cette scène se répète depuis plusieurs jours, la mère venant passer de longs moments à la crèche.

Quand, enfin, elle parle un peu de son bébé, elle explique alors que tout va bien mais que Noa est un bébé goulu

« Il m’engloutit son biberon et m’en redemande encore et encore, et puis il a des difficultés pour s’endormir. Il ne dort que dans certaines conditions, c’est-à-dire comme ici à la crèche : je me le mets contre ma poitrine et comme il respire à mon rythme, ça le rassure et il s’endort ».

Elle ajoute qu’il est tout le temps au bras, que ce soient les siens ou ceux du papa. Alors cette maman est inquiète bien sûr car comment Noa va-t-il pouvoir supporter la séparation et aller à la crèche car « il a absolument besoin de moi pour s’endormir » dit-elle, on pourrait même dire pour respirer.

N’y a-t-il pas à entendre ici quelque chose de l’ordre d’une confusion du côté maternel entre ses fonctions à elle, la mère, et celles de son bébé, entre les objets qu’il produit et les siens à elle, entre son corps et celui de Noa ? Car la mère respire pour lui, elle dira même qu’elle sait quand elle a faim qu’il a faim, et que le bébé lui boit tous ses biberons, on ne sait plus très bien à qui est quoi ! S’il y a confusion que se passe t-il pour l’enfant ? Et qu’est ce qui vient faire écart ?

La maman de Noa a pu parler, lors de cette rencontre, de sa reprise du travail proche et elle a pu nous dire alors que nous nous interrogions sur ce qui pouvait poser problème :

« Oui mais alors je vais manquer à mon fils ». Ce manquer à mon fils est bien ce qu’il y avait à lui donner à entendre car manquer à son fils c’est en effet incontournable mais nécessaire. « Je ne vais pas être là pour me le nourrir et comment je vais me l’endormir si je ne suis pas là pour lui montrer comment respirer ». Ce dernier point ayant à voir avec une modalité d’endormissement basée sur la respiration dont la mère nous parlera.

Bergès, dans son ouvrage sur le transitivisme note ceci : « la mère a à s’anticiper comme manquante et à se confronter aux limites de son pouvoir. L’hypothèse centrale qui permet à l’enfant d’accéder au symbolique c’est que la mère justement fasse l’hypothèse qu’il peut lui-même faire l’hypothèse sinon c’est mon hypothèse qui est la sienne, mon appétit qui est le sien ».

Pour cela elle doit être en capacité de consentir à sa propre destitution, à son manque. Elle doit accepter de « manquer à son fils » ; elle doit donc anticiper qu’il y a du fonctionnement chez son enfant, qu’il peut la déborder au niveau de ce en quoi elle est elle-même fonction. Il faut que la mère de Noa fasse l’hypothèse qu’il puisse s’endormir sans elle, trouver son propre rythme respiratoire, trouver sa satiété, l’appeler s’il a faim … Noa, depuis qu’il a vraiment commencé à venir à la crèche, « semble aller bien », semble seulement parce que contre toute attente des équipes, il ne pleure pas, reste longuement seul sur un transat par exemple, dort beaucoup, mange et ne réclame pas les bras.

Nous nous sommes posés la question suivante : Noa allait-il bien ou alors se coupe t-il ou plutôt n’est-ce pas qu’il ne s’engage pas dans l’interaction ? C’est en effet un bébé très passif, peu tonique. Il se laisse aller dans les bras sans se blottir. Y aurait-il là des signes de souffrance silencieux ? Nous voyons bien ici la différence entre le bébé Léa qui, certes, n’arrête pas de pleurer, mais qui est, elle, très engagée dans des modalités d’échange avec l’Autre. L’absence d’interaction est bien sûr alarmante.

Au moment de la période d’adaptation du bébé nous avons travaillé avec l’équipe autour de cette mère et Noa. Dans cette crèche, pendant cette période, les parents sont très largement invités à être présents et à venir à la crèche avec le bébé. L’équipe s’est alors rappelé que cette maman a profité de cette invitation et est venue tous les jours passer de longs moments à la crèche avec Noa. Elle s’installait dans la section, le bébé couché contre sa poitrine. La mère se laissait aller alors à quelques rêveries, s’endormant presque. J’ai été témoin d’un de ces moments et avant que je propose à la mère de parler, le tableau de cette maman avec son bébé collé contre elle, elle-même souriant et les yeux fermés, dégageait quelque chose d’extrêmement voluptueux. En tous les cas mère et enfant étaient certes dans la crèche mais sans y être en tant que sujet. C’est de parler qui l’avait fait se resubjectiver en quelque sorte et redonner à son bébé une place. J’avais proposé à l’équipe de ne plus laisser la gestion du temps d’adaptation au bon vouloir de la mère mais, tout en étant dans un accueil très chaleureux, de venir poser quelques ponctuations, du rythme, venant alors faire limite et d’engager la mère dans l’échange, un échange d’information concernant le fonctionnement de son fils, ses habitudes, ce qu’il aimait, son rythme. Ce qui s’était révélé c’était bien sûr la confusion que nous avons pointée plus haut. La mère avait pu également parler du père de Noa qui ne supportait plus de les voir elle et Noa ensemble car, disait-elle, il est jaloux ; « il aimerait pouvoir rester comme moi toute la journée à la maison, s’occuper de lui comme je le fais. D’ailleurs, le soir, il prend mon relais dès qu’il arrive et prend au bras Noa toute la soirée ». Cette famille fonctionnait-elle dans quelque chose de l’ordre d’une continuité à trois, c’est-à-dire pour la mère et Noa et le père ? Mais alors nous pouvons nous poser toujours la même question : « qu’est-ce qui peut venir faire écart ? ».

L’année dernière nous avons vu qu’à l’opération d’aliénation était couplée une deuxième opération, celle de séparation introduisant la fonction paternelle. Rappelons que fonction maternelle (d’aliénation) et paternelle (de séparation) peuvent être occupées tour à tour par la mère et le père.

La fonction de séparation est portée au niveau même de la parole, parole de la mère ou du père qui donnent alors à entendre quelque chose de l’altérité de leur bébé.

On avait donné comme exemple : la fonction d’aliénation c’est quand la mère est attributive, quand elle dit « tu es ou tu as ». La fonction de séparation c’est quand elle ne sait plus « mais qu’est-ce que tu as ? Je ne comprends pas pourquoi tu pleures … ». C’est-à-dire qu’ici on entend que le fonctionnement du bébé la déborde et qu’il y a donc à l’œuvre de la séparation. Comment ces fonctions opèrent-elles pour Noa ? Comment père et mère occupent-ils ces différentes positions ?

La mère, nous l’avons vu, n’est attributive qu’à partir de son propre éprouvé corporel, elle remplit donc son rôle de fonction vicariante au niveau des fonctions du bébé mais sans que rien peut-être ne vienne faire coupure. En tous les cas, elle présente le père comme un deuxième relais de cette fonction. Ce qui vient faire un peu coupure c’est généralement la reprise du travail et l’accueil à la crèche. La fonction de séparation vient faire limite et témoigne du renoncement de la mère à sa toute puissance et à la jouissance qu’elle peut avoir du corps du bébé. Elle a pour opérateur la fonction phallique.

Jean Bergès pose cette question : « comment une mère peut-elle faire preuve d’assez d’abnégation pour pouvoir échanger une jouissance du corps du bébé contre une jouissance hors corps, une jouissance phallique ? ». C’est bien ce à quoi la mère doit consentir cependant pour que du phallique vienne s’inscrire au niveau du réel de l’organisme, au niveau des fonctions qui, on l’a vu, ont à voir avec ce réel là. Ce qui va venir organiser la fonction c’est la loi phallique, c’est-à-dire le signifiant.

Jean Bergès écrit dans « Psychanalyse et enfant » : « Les inscriptions signifiantes sont celles qui spécifient chez un sujet comme fonctionne pour lui telle ou telle fonction ». Echanger une jouissance du corps à celle d’une jouissance hors corps, phallique, c’est bien ce à quoi la mère de Noa est confrontée. Ce moment voluptueux, ce moment du corps à corps entre Noa et sa mère est ce à quoi elle a à renoncer. Elle a à renoncer à traduire les besoins de son bébé comme étant les siens, elle doit faire l’hypothèse qu’il peut vivre sans elle même si elle doit suppléer, mais seulement suppléer à ses fonctions pour qu’il puisse vivre. Elle doit arrêter de guetter le moindre souffle de son bébé, renoncer à « contrôler de bout en bout le bébé et ainsi se dépendre d’un plus de jouissance et se laisser déborder par ses objets pour que son enfant s’en accapare le fonctionnement. » J Bergès, dans « Actualités de la psychanalyse ».

Le fonctionnement intervient au niveau des objets produits et également au niveau de la motricité.

Quand il n’y a pas d’inscription signifiante, J Bergès définit deux cas :

Soit le bébé est un objet a et est alors un produit du corps de la mère, et c’est ce que nous avons là je crois avec Noa.

Soit le bébé est un pur réel pour la mère, c’est-à-dire que le corps ne peut en aucun cas se faire support de l’inscription signifiante car le corps de l’enfant est totalement hétérogène avec l’image que la mère a de son propre corps à elle.

J Bergès nous rappelle que dans le cas où le corps de l’enfant dans son réel présente une malformation, une lésion, une maladie génétique, il peut être pour la mère ce pur réel. Dans ce cas, la fonction reste sans articulation au langage, c’est-à-dire qu’il n’y a pas là intrication pulsionnelle puisque, rappelons-le, la pulsion est ce qui articule le corps et le langage, c’est-à-dire ce qui introduit du langage sur le corps.

Cette question de l’enfant en tant que pur réel m’évoque une dernière vignette clinique d’un petit bébé, Constance, 8 mois, qui présente une microcéphalie.

Le bébé est à la crèche depuis ses trois mois. Il y vient cinq jours par semaine et sur la plus large plage horaire possible  et présentait de nombreux troubles fonctionnels : régurgitation, clonies, hypertension des membres. Il ne dormait pratiquement pas. Il avait des difficultés pour s’alimenter, ne déglutissait pas. Constance est un bébé souriant mais son sourire ne semble pas être associé à un moment d’échange. Cependant elle tourne la tête quand un adulte l’appelle. Elle suit des yeux des objets. Elle tend la main pour attraper un objet qui lui est proposé … et elle se calme au bras !

Il m’a semblé qu’un des points sur lesquels l’équipe de la crèche pouvait travailler c’est justement au niveau de cette articulation entre corps et langage. Mettre des mots sur ce qui peut se passer pour Constance et dont l’adulte peut faire l’hypothèse. Or, pour pouvoir faire une hypothèse il faut pouvoir se repérer, s’appuyer sur son propre savoir et c’est ce qui est difficile dans le cas de Constance, c’est que le savoir qui est en référence avec le propre imaginaire de la mère ou de l’auxiliaire est démenti par le réel du corps de ce bébé.

Nous avons notamment avec l’équipe beaucoup réfléchi à la question du « cri ». L’équipe des auxiliaires trouvait que Constance « criait » et c’est après l’avoir écoutée ensemble qu’elles ont pu entendre que quelques modulations, quelques différenciations faisaient de ce cri non plus quelque chose hors sens mais pouvant venir susciter en elles une interprétation à partir de leur propre savoir et ceci c’est faire l’hypothèse d’un fonctionnement chez le bébé.

Dans le fonctionnement c’est le signifiant qui est à l’œuvre. Il intervient au niveau de la circulation des objets entre la mère et l’enfant et dans l’écart créé par la supposition que fait la mère au sujet du fonctionnement de son bébé. C’est au niveau de cet écart que l’objet n’est plus confondu avec celui de la mère et qu’il devient un objet séparable, spécifiant dans le même temps la fonction. C’est à ce point là que la mère se déprendra de ce plus de jouissance c’est-à-dire qu’il y aura alors de l’objet a qui choit entre elle et le bébé. Il faut pour cela que la question du phallus fonctionne pour la mère, phallus qui est le signifiant du manque.

Si la mère incarne toutes les fonctions de son enfant, alors l’enfant voit par ses yeux à elle, mange par sa bouche à elle et il y a un court-circuit de tout ce qui porte le fonctionnement à symboliser.

Dans ce cas, la fonction tourne sur elle-même en circuit fermé sans que rien de l’ordre du signifiant ne vienne le rompre. Ce rien de signifiant qui suffit c’est de l’ordre de la phonématique. Mais ceci sera l’objet d’un prochain travail.