Mme Ghislaine Chagourin: « La disparité : à la charge de l’enfant ? »

 Ch Melman, rappelle souvent que c’est l’altérité qui est garante des places de chacun dans la sexuation. Places qui sont foncièrement disparates même si, comme il le dit, hommes et femmes sont à parité de devoir vis à vis de l’instance phallique. « Les deux sexes se trouvent à parité dans leur responsabilité à l’égard de l’instance phallique, même s’il y a entre ces deux sexes une disparité des charges et une disparité des places(…) cette disparité n’est que la représentation figurée d’une parité fondamentale1». C’est cette parité fondamentale qui engage qu’ils soient dans une altérité l’un par rapport à l’autre et non pas étrangers. Cette altérité ne peut être opérante que dans un discours structuré par une perte et qui ménage une place d’exception. J-P Lebrun, parle d’un effacement de l’altérité dans la structure langagière collective (altérité = ni étrangeté ni mêmeté, mais place Autre qu’occupent les femmes et un sexe par rapport à l’autre). Il ne s’agit pas d’être passéiste et de contester l’avancée sociale qui est visée par la revendication paritaire actuelle. Mais alors que jusqu’à récemment la parité était une revendication de droit – entre pairs non pas pareils mais ayant accès au même droit – elle sous tend actuellement les champs du social et du privé non sans conséquences pour les enfants. La parentalité est un effet de ce vœu de parité et renvoie à l’imaginaire d’une symétrie des places père/mère du côté du pareil, hors différence des sexes ce qui ne favorise pas l’accès à l’altérité. Cette parité père/mère vient dans le prolongement d’une exigence d’égalité homme/femme qui est elle même de plus en plus sous tendue par le concept de genre. Concept qui postule que le sexe biologique ne suffit pas à faire un homme ou une femme car les normes sociales y participent grandement. D’où l’idée d’intervenir juridiquement sur les normes sociales en étendant la parité aux champs du social et du privé. Tout cela débouche sur des pseudodiscours et des pseudosavoirs dont les parents se font les portes parole. Il faut dire que c’est compliqué pour les parents ou les éducateurs, les repères viennent à manquer ou à se dérober ou au contraire se démultiplient faisant valoir tout et le contraire de tout. Est-ce pour cela que les parents et les éducateurs ont du mal à donner aux enfants les signifiants nécessaires à la constitution de leur identité sexuelle en se référant à leur propres signifiants en tant qu’homme ou femme? Tout leur laisse penser qu’il existe un savoir pédagogique pour être un bon parent. Ainsi, il n’est pas rare que les parents arrivent en cabinet avec une demande de conseil éducatif ou avec un diagnostic posé à partir de ce qu’ils ont lu sur internet par exemple. Une autre de leurs difficultés semble être un gommage de la place de l’enfant au profit d’une parité parents/enfant sous tendue par le souci du respect des droits de l’enfant de plus en plus souvent à l’exclusion de toute figure d’autorité ou d’exception et au profit de la négociation.

Comme l’a déjà évoqué N Rizzo, notre titre recouvre l’idée que même si l’enfant baigne dans un pseudo discours paritaire, il ne manquera pas de poser les questions concernant sa sexuation et son accès au désir à travers ses actes et ses symptômes. Si personne ne les entend ou qu’aucune réponse consistante ne lui est donnée, symboliser cette disparité restera à sa charge hors transmission symbolique et il risque de rester arrimé à une version imaginaire de la différence des sexes. D’où la nécessité pour le clinicien, mais tout aussi bien pour les éducateurs, de mettre en œuvre leur subjectivité pour, selon une formule de J.M. Forget, offrir aux enfants l’autorité qu’ils tirent de leurs propres signifiants et de leur propre savoir inconscient à condition qu’ils s’inscrivent dans un discours qui respecte les lois du langage.

 Voici un premier très court exemple. Je viens chercher en salle d’attente une petite patiente de 10 ans accompagnée de son papa. Le papa lui dit « allez mademoiselle ! » il se reprend aussitôt et dit « non il ne faut pas dire mademoiselle », il hésite puis dit « Madame » et il fait suivre le Madame de son nom de famille. Bel exemple de détournement, de forçage de son savoir inconscient. Face à mon étonnement et celui de sa fille, il explique qu’il ne faut plus dire mademoiselle car on ne dit pas damoiseau pour un homme non marié et que c’est donc discriminant pour une fille non mariée de l’appeler ainsi (donc c’est un souci d’égalité paritaire homme/femme). Je lui fais remarquer que dire à sa fille Madame suivi de son nom de famille à lui ne convient pas non plus !Ce qui a mis au travail le père à qui je l’ai donné à entendre et a fait réagir sa fille qui elle l’a entendu d’emblée. Voilà un papa qui dans son souci d’égalitarisme et de bien faire vient à nommer sa fille comme sa femme sans même qu’il s’agisse d’un lapsus, si ce n’est pas « discriminant », c’est un tant soit peu « criminisant » sur le plan incestueux tout de même. Cela dit, comme beaucoup de femmes ne portent plus le même nom que le père de leurs enfants ou de leur mari, cela ne revêtira peut être plus la même dimension dans quelques temps. C’est en tout cas un peu compliqué pour cette petite fille car elle a à déchiffrer cette complexité et elle est aussi livrée à elle même pour beaucoup de décisions dans un gommage de sa place d’enfant. Certes à présent elle a une adresse et lors de la séance qui a suivi ce propos de son père, elle me dira qu’elle trouve que son papa et sa maman sont très gentils et respectueux de ses envies mais qu’ils lui font trop confiance pour certaines décisions qu’elle préférerait qu’ils prennent pour elle !!!

Autre exemple : Lors d’une séance, cet autre papa tout à fait moderne a affirmé de façon très convenue à sa fille que « les garçons et les filles c’est pareil » croyant me soutenir quand je me suis étonnée que sa fille de 7ans dise en le déplorant et avec véhémence que « c’est toujours les garçons qui gagnent ! ». Dans le cadre d’un transfert bien en place avec ce papa et sa fille Lilas, j’ai dit au papa, « Mais que lui dites vous Monsieur ! » et à Lilas « C’est vrai qu’il y a une règle grammaticale qui dit que le masculin l’emporte sur le féminin pour accorder l’adjectif mais tu sais il arrive aux garçons de perdre aussi et on ne gagne pas toujours à vouloir être un garçon quand on est une fille». Mon intervention a permis au père de se repositionner et d’être plus en accord avec son savoir qui est moins politiquement correct que ce qu’il s’est cru obligé de dire. Ce qui a permis à Lilas de lui énoncer : « j’aurais aimé être un garçon ». Tout étonné et enfin à son écoute, il lui a répondu quelque chose du style « mais moi je suis content que tu sois une fille ». Les parents de Lilas l’ont amenée en consultation car selon eux, Lilas se pose en victime de sa petite sœur de 2ans et de sa maman. Selon le père et la mère, elle fait cela exprès pour pouvoir se plaindre ce qui provoque les cris de la maman et du papa. Derrière ce qu’ils considèrent comme un comportement déviant, ils échouent à lire le questionnement difficile que traverse Lilas concernant justement son identité de fille qui actuellement oscille entre la position de victime (objet déchet) et celle de maîtresse d’école (position de savoir) à laquelle elle s’essaye vis à vis de ses petits cousins. Lors d’une séance, alors que je relatais à la mère ce qui s’était passé lors de la dernière séance avec le papa, celle ci a entendu autrement sa fille. Même si chaque fille doit trouver pour elle-même les réponses, à sa féminité, cela sera plus facile si ses parents consentent à ne pas stigmatiser le questionnement de leur fille comme un problème éducatif et l’écoutent chacun de leur place singulière et non pas dans un discours convenu et unisexe. Là où Lilas lit la disparité des places hystériquement, comme une injustice, ils répondent par l’imaginaire d’une justice paritairequi ne fait que renforcer son sentiment d’injustice et sa revendication.

Voilà encore cette autre maman qui veut avoir de bonnes relations avec sa fille de 12 ans que nous nommerons Fleur. Elle cultive une grande complicité et un grand copinage avec sa fille. Sous couvert de « copinage », qui est une forme de parité enfant /parent qui exclut toute place d’exception et gomme la place de l’enfant, elle lui donne sa guêpière noire très sexy devenue trop petite pour elle lui dit-elle. Par ailleurs et dans le même temps, elle lui reproche de se maquiller pour aller au collège. Cette très jeune fille vierge, qui ressemble déjà à une femme mais se sent encore une petite fille, s’étonne à juste titre de ce cadeau de la part de sa mère. Quand lors d’un entretien, Fleur signifie son étonnement et sa gêne à sa mère, celle-ci lui répond que le maquillage ça se voit alors que la guêpière non ! J’ai fait remarquer à la mère que la différence c’est que sa fille saurait qu’elle portait la guêpière de sa mère qui plus est. Contrairement à la mère, Fleur a bien perçu l’inconséquence de son discours et sa dimension sexuelle qui vient faire effraction de façon déplacée dans leur relation. Cette mère a sans doute voulu coller à un discours éducatif convenu sur la question du maquillage alors que dans le même temps elle ne rend plus lisible sa place de maman en se voulant la copine de sa fille et en lui offrant une guêpière. Ce qui fait flamber le symptôme hystérique chez cette jeune fille qui à 5 ans avait été hospitalisée quelques temps pour hypersomnie et anorexie et à qui on avait parlé d’un « syndrome de la belle au bois dormant » alors que, dit-elle, elle suçait à son insu les anxiolytiques que sa mère prenait à l’époque, là encore comme si ce qui est à la mère est à la fille aussi ce qui n’est pas sans conséquence !

Nous venons de voir en quoi la logique paritaire reprise par les parents vient laisser à la charge des enfants de symboliser la disparité structurelle des places sexuées. Pour finir, voici un cas qui semble en contradiction avec cela alors qu’il ne l’est pas. Les éducateurs connaissent bien ce genre de famille. Il s’agit d’une famille très matriarcale dite « monoparentale » par le social dont la configuration et le fonctionnement mettent pourtant en scène une disparité radicale puisque la place du père y est très détériorée et que la mère y occupe la place de l’autorité. C’est donc une configuration familiale très moderne qui met aussi à mal l’accès à la féminité et à l’altérité et donc à la disparité en la laissant à la charge des enfants. Remarquons qu’en désignant cette famille comme « monoparentale », le social vient renforcer les résistances à l’œuvre pour accéder à la sexuation. N. Hamad fait souvent remarquer, à juste titre, que la famille monoparentale n’existe pas sur un plan psychique sauf comme mythe originel où elle occulte d’ailleurs la différence des sexes. Elle n’existe qu’en tant qu’entité sociologique2. Il se trouve que j’ai eu l’opportunité d’écouter une famille où ce type de dispositif règne depuis 3 générations.

1ère génération : Mme N 53 ans

1er mari 2ème mari

 2ème génération : Fille 1 : Mme C 35 ans Fille 2 : Mariam 16ans

+ mari

3ème génération Fille 2 Fille 1 Nadia 13 ans

Cet ensemble de femmes fonctionne comme une seule famille. Les positions d’autorité sont clairement occupées par Mme N et Mme C. Elles sont toutes les 2 dans le désir légitime que leurs filles connaissent un meilleur sort qu’elles et cela se traduit par un vœu de réussite sociale pour elles qui s’inscrit tout à fait dans la modernité.

 Mme N, est une vraie mère courage qui a élevé seule ses 2 filles issues de 2 mariages différents. Ses 2 maris l’ont quittée la laissant sans ressources. Pour elle un homme n’est qu’un géniteur au point de dire qu’elle ne se remariera jamais car elle ne peut plus avoir d’enfants. Pour elle, il est clair que la féminité se réduit à la maternité et que le phallus (instance symbolique de la castration) n’est pas du côté des hommes, où il est réduit au pénis reproducteur, tant elle a une image dégradée des hommes, non sans raisons.

A la 2ème génération, avec Mme C, la féminité en tant que maternité s’est bien transmise, mais il existe un certain mépris des hommes qui entrave à sa féminité. Elle a bien eu 3 filles avec un homme mais qui est lui même orphelin et qui n’est plus à la maison par décision de justice car il buvait et était violent avec sa femme et ses filles. Là non plus il n’est pas porteur du phallus, tout au plus est-il un géniteur. Mme C fait un travail très dur et peu rémunéré, elle élève ses 3 filles de façon très autoritaire tout en déléguant beaucoup de responsabilités à l’aînée. Mme C, comme sa mère, attend du droit de lui rendre justice. Leur revendication sonne bien sûr comme celle d’une plus grande égalité homme/femme.

La petite sœur de Mme C, Mariam, a 16ans. Elle a longtemps récusé son père qu’elle a très peu connu. A ce jour, elle refuse toujours de parler de lui. Elle est devenue une très jolie jeune fille toutefois capable de devenir très agressive quand il s’agit de se défendre ou de défendre ses nièces. Elle est farouchement dédiée à ses études puisqu’elle souhaite plus tard faire un métier reconnu socialement. De façon très moderne, sa position de jeune femme, elle l’envisage à travers la réussite sociale par le travail et l’autonomie financière, ce qui est bien légitime, mais la sexualité est tenue très à l’écart ainsi que la nécessité d’un homme dans sa vie sauf peut-être comme géniteur mais pas sûr car avec la science…. La place qu’elle brigue dans l’espace public n’est pas éloignée de celle que brigue un homme et il est clair que pour elle un homme est avant tout un étranger dont elle n’a pas à provoquer ou à entretenir le désir car elle n’a pas à se tenir en position d’altérité vis-à-vis de lui. La question reste ouverte du type de relation qu’elle pourra établir ou pas avec un homme.

Enfin, au niveau de la 3ème génération, il y a Nadia 13 ans. Sa mère lui interdit toute fréquentation notamment de filles qui pourraient l’inciter à se maquiller, s’habiller de façon trop délurée ou à fumer ; ce faisant, elle lui désigne tout de même ce qu’elle doit désirer comme insignes de féminité. Elle a été une enfant très inhibée et mutique mais aujourd’hui, elle s’ouvre à l’autre et réussit à établir des amitiés avec des petites camarades « sérieuses » selon les critères de sa maman. Le travail sur sa féminité n’est pas simple pour elle et j’ai parfois pensé que la question était forclose mais des événements récents me font penser qu’elle s’y essaye enfin. Sans doute que l’adresse à un tiers qui vient par sa parole soutenir l’ouverture de ce questionnement n’y est pas pour rien. Mais c’est sous une forme qui n’est pas sans faire problème puisque par exemple, elle considère comme son petit copain celui qui lui offre des objets très onéreux alors qu’elle ne le connaît pas. Son discours à ce sujet n’est pas sans faire penser à une modalité de relation homme/femme en pleine expansion et qui est régie par les lois du marché. C’est au plus offrant !

 On entend dans la clinique avec les enfants à quel point la mise en place de l’altérité est devenue compliquée dans notre société régie par les discours capitaliste technoscientifique et paritaire. La symbolisation de la disparité des places inhérente à la différence des sexes reste de plus en plus à leur charge. Quelle place cela ménage pour les futurs hommes et femmes de notre société ? Car si ce qui permet à l’enfant de se construire comme sujet désirant c’est le repérage de l’inscription phallique de ses parents quelque soit la configuration familiale – par exemple dans des familles ordinaires, la mise à l’épreuve des difficultés d’entente entre son père et sa mère en tant qu’homme et femme – en ce que l’objet de leur désir est différent, qu’est ce qu’il en est lorsque l’enfant ne peut plus en faire l’expérience? Nous ne pouvons que nous joindre à Ch. Melman quand il dit que beaucoup de jeunes femmes font passer leur accomplissement social et professionnel avant le destin singulier et conjugal et qu’elles ont beaucoup de mal à s’engager dans une vie privée qui serait infériorisante par rapport à leur réussite. Par ailleurs, il note que beaucoup de jeunes hommes mercantilisent leurs relations sexuelles pour ne pas subir le coût psychologique, matériel, d’entretenir un ménage. Avec la guerre des sexes qui flambe à travers l’exigence d’égalité homme/femme, Ch. Melman pose la question dérangeante mais qui est la question de nombreuses femmes en analyse: les femmes se retrouvent dans l’espace public mais est-ce au titre de femmes ? Car peuvent -elles y figurer autrement qu’en tant que mères ou en tant qu’hommes ? Et n’est-ce pas au prix d’une désexualisation ? Il remarque aussi cette difficulté pour les jeunes filles << à faire que la légitimité de leur présence dans l’espace public ne soit pas confondue avec ce que serait une attitude provocatrice et une invitation >>3. Il note que les conjugos en arrivent à relever <<d’association, de copinage associé : on partage les frais, les charges, les tâches….. >>4 avec comme effet une désacralisation de la relation sexuelle et bascule dans le registre de l’échange de façon pragmatique et positivée.

1 Ch. Melman, Entre parité et différence dans la relation homme-femme, conférence du 06/04/2013 à Sainte Tulle, Site ALI

2 Nazir Hamad, Adoption de parenté : questions actuelles – Erès 2007

3 Ch. Melman, Entre parité et différence dans la relation homme-femme, conférence prononcée à Sainte Tulle le 6 avril 2013, site de l’ALI

4 Ch. Melman, Une culotte pour deux. L’idéal de la parité dans le monde industriel, conférence prononcée le 14 mai 2008 à la Maison de l’Amérique Latine, site ALI