Angela JESUINO: L’herbe est toujours plus verte ailleurs ?

En guise de préambule je voulais vous lire un extrait de Montaigne issu des Essais, livre I Chapitre XXVI intitulé «  Sur l’éducation des enfants »

« …la fréquentation des hommes est extrêmement favorable à la formation du jugement, ainsi que la visite des pays étrangers (…) pour en rapporter les caractères et les manières de ces nations et pour frotter et limer notre cervelle contre celle d’autrui.

Dans cette école du commerce des hommes, j’ai souvent remarqué ce défaut, à savoir qu’au lieu de chercher à connaître les autres, nous ne faisons effort que pour nous faire connaître et sommes plus soucieux de débiter nos marchandises que d’en acquérir. Le silence et la modestie sont des qualités très favorables aux relations humaines. »

 

 

Ce texte qui, comme vous le savez, date du XVIème siècle, nous énonce à sa façon ce qui nous réunit ici pendant cette journée de travail: comment pouvons-nous vivre ensemble ? Comment faisons-nous avec l’étranger, comment faisons nous avec l’altérité ? Comment faire pour « frotter et limer notre cervelle contre celle d’autrui » sans que cela soit une menace à mon identité ?

Cette question posée depuis toujours nous revient aujourd’hui avec une acuité renforcée grâce ou à cause des mutations sociales et subjectives qui sont celles de notre modernité.

Il y a aussi une autre raison pour laquelle j’ai choisi de commencer en vous citant cet auteur du 16ème siècle, contemporain de la découverte du Brésil et tout à fait sensible au nouveau monde et à ses « sauvages  cannibales ». La raison est celle-ci : pour traiter de la question du vivre ensemble j’ai choisi, avec l’aide d’Edmonde Luttringer, de vous parler du lien social au Brésil, du type de subjectivité que ce lien social produit et évidemment du type de rapport à l’altérité qui en découle.

 

Outre que je suis brésilienne, pourquoi  le Brésil?Tout d’abord parce que nous sommes nés modernes. Colonisation oblige, nous sommes nés sous l’enseigne de la faillite du discours et déjà sous l’empire de l’objet, donc en pleine modernité. Voilà pourquoi nous avons un peu d’avance sur vous. Notre modernité est une modernité de naissance ce qui peut aussi venir inscrire des différences entre notre contemporanéité et la vôtre. Pour aller droit au bout, il me semble que les conséquences ne sont pas les mêmes si la référence paternelle « se casse la figure » d’entrée de jeu comme c’est notre cas, ou si elle se casse la figure plus tard comme c’est votre cas. Je pense que les effets ne se traduisent pas dans le même registre.

Cette avance que les pays du nouveau monde ont sur le vieux continent a été signalée depuis longtemps par Charles Melman qui, dans son séminaire du 16 janvier 97, nous disait déjà ceci : « s’il y a quelque chose qui se propose à nous comme avenir c’est peut-être ce qui existe aujourd’hui en Amérique latine »

Nous sommes donc votre futur antérieur et cela se vérifie de plus en plus aujourd’hui en ce qui concerne le Brésil, notamment, qui se voit ériger en modèle du vivre ensemble.

Je veux comme exemple la rencontre à laquelle j’ai participé il y a quelques années de ça à la Maison de Amérique Latine entre Bertrand Delanoë à l’époque maire de Paris et Martha Suplicy maire de São Paulo. L’objet de cet échange étant que les élus municipaux voulaient s’inspirer de la politique de cette mégapole brésilienne en matière de lieux d’échanges et de métissage culturels.

C’est amusant de penser que nous avons tellement voulu être comme vous et qu’aujourd’hui vous pensez que l’issue c’est d’être comme nous ! Au delà de l’amusement, il me semble qu’il faut prendre cela comme un signe fort de changement. Le réel bouge !

Mais au fait, quel est le modèle brésilien du vivre ensemble? Comment nous nous débrouillons avec l’altérité ?

Faisons d’abord un petit portrait rapide :

Si au Brésil nous sommes nés modernes, c’est que nous sommes nés sous le signe du multiple. La culture brésilienne n’est pas une culture fondée sur le Un du monothéisme. Nous sommes plutôt poly, polythéistes dans la religion, métisses dans la chair et syncrétique dans l’image que nous nous faisons de nous-mêmes. Récemment un écrivain connu et chroniqueur de la vie politique brésilienne – João Ubaldo Ribeiro – a proposé le signifiant polyarchie pour rendre compte de la gouvernabilité de notre pays ou plutôt de son ingouvernabilité. Importance donc et pérennité de ce signifiant dans notre culture.

Affirmer que le Brésil est un pays polythéiste n’est pas sans conséquences. Mon hypothèse est qu’au pays du carnaval, nous n’avons pas su au pu fabriquer du Un avec ce qui dans l’histoire se présentait comme multiple. A partir d’un « au nom du père, du fils et du saint esprit » amené par la colonisation portugaise et catholique nous avons plutôt fabriqué un « au nom des pères, des fils et de tous les esprits » du métissage et du syncrétisme.

Cela a toute une série des conséquences quant à la filiation, la nomination et le goût du religieux chez nous, que je ne pourrai pas développer aujourd’hui ici avec vous.

Je vais m’attarder d’avantage sur la question de l’identité, car notre identité s’affiche comme étant labile, inachevée, plutôt bannière échangeable, fétiche1 à renouveler. Nous avons effectivement l’art de ne pas nous réduire à quelque chose de l’ordre du un qui est le principe même de l’identité, de ce qui vient faire unité. Nous nous employons à défaire toute possibilité d’une identité univoque ou délimitée. Vous voyez bien que la question même du trait unaire se trouve en difficulté dans cette conjoncture, au profit de la mise en scène du multiple. J’ajouterai : syncrétisme oblige. Cette identité est toujours en construction comme les « fantasias » de carnaval, en confection, en atelier, en essayage et pour finir éphémère.

Je grossirais sûrement le portrait en vous disant que le brésilien moderne est un errant religieux, peu assuré de son identité sexuelle, dont le corps est livré facilement à la chirurgie esthétique, et grand amateur de phénomènes de foule : football, carnaval, grands rassemblements évangélistes ou charismatiques.

Que pouvons-nous dégager de ce portrait à l’emporte pièce ? Quel témoignage clinique avons-nous ?

Les conséquences plus évidentes sont celles qui concernent l’identité sexuelle : parler des travestis et des transsexuels brésiliens est devenu un lieu commun. Mais en dehors de ces figures une fois de plus caricaturales, nous pouvons nous demander si la sexuation elle-même échappe à ce que j’appelle une carnavalisation de l’identité. La clinique avec des patients brésiliens nous apprend, en effet, qu’on peut changer ou alterner le sexe du partenaire sans que cela fasse beaucoup de bruit y compris socialement.

Ce que nous pouvons dégager c’est l’importance de la bisexualité en acte d’un côté, et de l’autre côté, cette prégnance de la figure du travesti ou dit encore autrement l’importance du travestissement dans la culture. Je ne voulais pas prendre ici ce travestissement dans sa forme accomplie et perverse mais comme paradigme. De quoi ? De la façon dont peut être traité la différence des sexes et la sexuation ? De la façon dont on négocie l’identification sexuelle ?

Il me semble que ce que le travestissement met en place au Brésil ce n’est pas la question de l’un ou l’autre sexe, homme ou femme. La logique ici est celle de l’un et l’autre. Homme et femme. Avec cette différence dans le type de pratique brésilienne que la surprise que le travesti garde jalousement pour la fin ou laisse à peine entrevoir, est ici affichée d’emblée. Je veux comme exemple le succès d’un groupe de musiciens brésiliens – Mamonas assassinas – qui a fait un véritable tabac auprès du public adolescent au Brésil avec une chanson qui avait pour titre Robocop Gay chanté sur scène par un chanteur habillé en femme tout en faisant valoir, barbe et moustache à l’appui, ses attributs masculins. Cette mise en scène a été reprise en boucle par les adolescents eux-mêmes à l’aide de Youtube. Le travestissement fait donc partie de la panoplie identificatoire proposée par les medias aux adolescents, carnavalisation de l’identité oblige.

Que dire du corps dans un pays qui est devenu le paradis de la chirurgie esthétique ? Résiste-t-il à son tour à la quête identitaire? Ou se voit-il aussi touché, plutôt retouché, lifté, siliconé, traité comme une image toujours à perfectionner ? Que nous raconte-t-il sinon que le réel du corps ne fait pas butée ? Cela n’empêche pas qu’il prenne une place prépondérante dans la culture. C’est un corps à tout faire ! Il sert y compris comme lieu d’inscription de la filiation et de la descendance comme en témoignent les tatouages très à la mode chez nous.

Les phénomènes de foule ont certainement dans ce contexte une fonction « identitaire » particulière : venir faire Un tout, une masse, là où on ne peut pas se soutenir d’un trait. Cela contrarie peut-être la psychologie des foules mais ce qui est mis en avant dans ces manifestations c’est tout de même une jouissance du corps partagée ou mieux dit, un culte du corps dans sa jouissance.

A soutenir l’hypothèse comme je suis en train de faire ici d’un Brésil moderne, polythéiste et marqué par l’anthropophagie culturelle, comment penser la question de l’altérite, la question de l’identité  et donc du vivre ensemble ?

Car il est vrai qu’au Brésil justement nous avons une grande appétence, et le mot n’est pas faible, pour tout ce qui est étranger. Parce que l’étranger nous l’aimons ! L’étranger, comme l’ennemi, nous le dévorons ! Ce qui peut paraître un paradoxe, n’en est pas un.

Si notre rapport avec l’étranger est de l’ordre de la dévoration, c’est une dévoration qui ne produit ni une hypocondrie sociale ni une xénophobie. C’est ce qui fait sûrement que nous pouvons être érigé en modèle.

Comment ça se fait ?

Je vais oser une hypothèse forte : nous ne sommes pas xénophobes parce que ce que nous dévorons ce n’est pas l’objet, ce que nous dévorons c’est le signifiant lui même. Nous dévorons pour refuser l’incorporation, pour refuser l’identification, la soumission au signifiant, la soumission au Un.

C’est cette appétence pour la dévoration en détriment de l’incorporation qui sert de soubassement psychique à l’anthropophagie culturelle brésilienne élevée au rang de symptôme fondateur de notre culture, et bien sûr aussi de notre subjectivité.

C’est cela qui nous condamne à être multiple.

Lorsqu’on est multiple, lorsqu’on on ne se réfère pas au Un, quel rapport pouvons-nous avoir avec l’altérité ? D’ailleurs qui viendrait faire figure d’altérité si moi-même je suis mutant ? Si je peux changer de sexe, de corps, d’identité ? Si je me meus dans un espace où la jouissance du corps tend à effacer le trait, si je viens d’une culture où le carnaval – pour citer Oswald de Andrade le maitre à penser de l’Anthropophagie – est la « manifestation religieuse de la race » ? Si je me meus dans un espace où c’est le prénom qui me présente, c’est-à-dire mes insignes imaginaires ?

Il faut avouer que l’avantage dans ce cas, est que tout le monde est brésilien. Ce qui peut représenter un modèle d’intégration séducteur face à une Europe secouée par un repli identitaire et des revendications communautaires. Mais cela à un prix bien entendu, qui est celui d’oublier l’histoire et la mémoire y compris celle que le patronyme pourrait charrier, histoire de l’origine donc, histoire de la filiation, qui elle aussi fait difficulté chez nous.

Si nous, anthropophages, nous n’incorporons pas de trait unaire avec ce que cela suppose y compris dans notre propre rapport au corps, si l’opération qui préside à notre identité toujours mouvante est la dévoration du signifiant, si nous faisons à chaque fois collusion avec le signifiant qui passe, pour le rendre la saison d’après, au point de devenir multiples et mobiles, c’est peut-être qu’à force de dévorer du trait nous crachons de la jouissance. Et que ce sont ces jouissances qui font office de point fixe dans une subjectivité résolument moderne.

A suivre ce fil on peut aussi se demander : quid de la question du père ? Question à laquelle Edouard Glissant – écrivain Martiniquais – a répondu  par l’hypothèse du Matriarcat, j’ai envie de dire, lui aussi. Je dois dire qu’au fond Glissant est aussi radicale qu’Oswald de Andrade qui a poussé sa théorie de l’anthropophagie jusqu’au retour d’un Matriarcat technicisé avec la promotion de l’Homme ludens .Voici un petit extrait de ce que Glissant a pu nous dire lors d’une discussion organisé à Paris en juin 2007 sur ces questions:

Votre nostalgie du Un, votre nostalgie de la filiation et votre nostalgie du père – parce que tout ça va ensemble – ne s’applique pas à nos cultures. Pourquoi ? Parce qu’il n’y a pas de genèse et qu’est-ce qu’il y a à la place de la genèse? Il y a ce que j’appelle une digenèse c’est-à-dire une genèse à plusieurs entrées, une genèse qui n’est pas la création d’un monde par un Dieu, une genèse qui est un phénomène historique.

Cela pourrait s’appliquer au Brésil où il me semble que nous ne sommes pas dans une logique de s’en passer du père à condition de s’en servir mais plutôt dans une logique de s’en servir à condition de s’en passer. Ce n’est pas la même chose.

Encore quelques mots de Glissant qui ne sont pas pour moi un programme mais un pousse-à-penser la structure : « Au delà du souffert, la communauté que groupe le métissage ne peut nier l’Autre, ni l’histoire, ni la nation, ni la poétique de l’Un. Elle ne peut que les dépasser ». Cela peut nous laisser réfléchir sur le type de dépassement à produire. Ce n’est pas pour rien qu’un des derniers ouvrages de Glissant est un essai poétique et politique qui s’appelle Le TOUT MONDE. Est-ce une solution ou une dissolution du vivre ensemble ?

Mais revenons au modèle brésilien qui est donc avant tout le modèle anthropophage : dévorer pour ne pas Uncorporer.

L’altérité c’est comme le reste, nous la mangeons nous la dévorons et nous fabriquons du même. Est-ce un gain en ce qui concerne le vivre ensemble ?

Ce n’est pas sûr, parce que ce que nous n’arrivons ou nous ne voulons pas mêmifier fait retour dans la violence urbaine, violence que nous devons qualifier de réelle si nous voulons être à la hauteur de ce que s’y passe.

Cela me donne l’occasion de vous faire remarquer ce qui pourrait venir signer la différence de la violence urbaine en France et au Brésil : il me semble que la violence urbaine en France est liée à une revendication d’identité communautaire alors qu’au Brésil c’est la quête du nom qui est au premier plan.

En vous racontant tout cela qu’est-ce que j’essaie de vous dire ? Qu’il y a des arrangements Autres avec la structure du langage, qu’il y a d’autres façons de nouer ces trois registres nommée par Lacan Réel, Symbolique et Imaginaire et que produisent d’autres « vivre ensemble » qui n’ont pas les mêmes conséquences ni évidemment le même prix à payer.

Ce que je suis en train de vous dire c’est qu’il n’y a pas de modèle brésilien transposable car il est le fruit de notre histoire tissé à partir des trois peuples et marqué du sceau de la colonisation et de l’esclavage. A partir de là, nous avons fabriqué ce que nous sommes, nous avons fabriqué la langue brésilienne- métisse elle aussi- et nos arrangements avec ce Réel là. Dire qu’il n’y a pas de modèle transposable ne veut pas dire que nous ne pouvons pas apprendre de nos différences comme nous disait si justement Montaigne. Une culture fondée sur le Un et une culture fondée sur le multiple ne produit pas les mêmes effets et il faut pouvoir en tirer toutes les conséquences.

 

Un exemple pour finir et qui reprend les questions que j’ai voulu mettre au travail ce matin : si en Europe nous pouvons parler actuellement de repli identitaire, en ce qui concerne le Brésil et peut-être aussi d’autres pays issus de la colonisation, il faudrait plutôt parler d’une quête identitaire sans cesse à renouveler. Si nous soutenons l’hypothèse que le rapport au UN n’est pas le même et que cela est déterminant, nous pouvons mieux lire les effets sur la subjectivité et sur la déchirure du lien social.

 

Je voulais conclure avec une phrase d’Hermann Melville :

« Colomb a terminé le roman de la terre, il ne reste aucun nouveau monde à l’humanité » autrement dit, le futur est déjà là.

Comment allons-nous nous débrouiller ?

Il y a tout de même une bonne nouvelle que vous ne savez peut-être pas encore : Dieu est brésilien, lui aussi nous avons réussi à le nationaliser !

Marseille, 13 septembre 2014

 

 

 

1 Cf. Melman, Ch. « …ce que nous appelons notre identité est un fétiche… » in « Lacan que j’ai beaucoup aimé mais que je n’ai pas mangé »conférence faite au CEF de Recife, Olinda, Brésil, 1992.