A-M Dardigna « la femme savante et le libertin »

Séminaire de recherches Marie Charlotte Cadeau et Charles Melman

conférence EPhEP 25 Novembre 2011 : Anne-Marie Dardigna

La Femme Savante et le Libertin : fil rouge qui crée la spécificité de la société française dans les rapports de l’un et l’autre sexe.

I – Les « Salons » du XVIIe siècle ou le tissage entre hommes et femmes du langage amoureux, mais au prix de la sexualité, refusée par les Précieuses.

Introduction

Je vais commencer par un préalable qui nous situe à la fin de la Renaissance. Les intellectuels de cette époque – dont la plupart sont liés à l’Eglise par leur statut même de clercs – pensons à Rabelais, à Erasme, par exemple – évoluent dans un monde du UN, à peine différent du point de vue intellectuel de la cité grecque de l’Antiquité. Ils échangent entre hommes, se reconnaissent, s’admirent ou se critiquent entre hommes. Des femmes, il n’en est pas question. Même pas d’épouses, puisqu’ils ont presque tous un statut d’ecclésiastique. L’existence des femmes s’organise autour de deux catégories toujours en vigueur : la Mère (la Sainte Mère) et la prostituée. Saint Augustin avait tracé les deux voies, ayant lui-même oscillé entre la courtisane avec laquelle il a vécu et qui lui a donné un fils, et la voix de sa mère Monique, choisissant la parole de la mère qui condamnait la courtisane et la sexualité.

Le « commerce » avec les femmes n’existe pas, si ce n’est dans quelque cour privilégiée – comme par exemple la cour d’Urbino, en Italie, où Baldassar Castiglione situe les dialogues de son « Livre du courtisan » publié en 1528 et traduit dans toute l’Europe. Mais cette relation entre les sexes, telle qu’elle est décrite dans ce « best seller » de la Renaissance, ne fait qu’évoquer, dans une cour très raffinée et très exceptionnelle, les codes de conduite, d’attitude, de maintien, de bienséance qui, selon l’auteur doivent régir de manière policée les relations entre les élites de la société, les aristocrates, hommes et femmes. Quant à l’Europe du nord, celle de la Réforme, -je m’en suis rendue compte avec l’exposition Cranach du Musée du Luxembourg – La beauté des femmes, leur séduction –souvenez-vous de ces minces jeunes femmes aux très longues jambes, nues et chargées de bijoux sous des voiles transparents, elles sont destinées à représenter le danger terrible de la séduction féminine : si l’on se laisse séduire, elles prennent aussitôt le pouvoir. Et ce pouvoir est destructeur pour les hommes car leurs intentions ne peuvent être que malignes : Salomé réclamant par sa danse des sept voiles la décapitation de Jean Baptiste, ou la simple jeune femme ayant épousé un riche vieillard et qui ne s’intéresse qu’à son argent.

Tout ce qui a pu être véhiculé pendant le Moyen Age dans les récits, légendes et paroles populaires est repris sans recul critique dans les textes des intellectuels…

Alors je vais choisir la dernière figure du XVIe siècle, pour y découvrir quelque chose d’un peu différent. Il s’agit de Montaigne. Nous savons tous que la grande rencontre de sa vie fut incontestablement celle du philosophe Etienne de La Boetie, l’auteur du « Discours sur la Servitude volontaire ». Les textes sur l’Amitié qui lui sont consacrés dans Les Essais témoignent d’un sentiment élevé et complexe : « En l’amitié (dont) je parle, (les âmes) se mêlent et se confondent l’une en l’autre, d’un mélange si universel, qu’elles effacent et ne retrouvent plus la couture qui les a jointes. Si on me presse de dire pourquoi je l’aimais, je sens que cela ne se peut exprimer qu’en répondant : « Parce que c’était lui, parce que c‘était moi. » (…) « Nous nous cherchions avant de nous être vus (…) et à notre première rencontre (en une grande fête), nous nous trouvâmes si pris, si connus, si obligés entre nous que rien dès lors ne nous fut si proche que l’un à l’autre. C’est je ne sais quelle quinte essence (…) qui ayant saisi toute ma volonté, l’amena à se plonger et à se perdre dans la sienne ; qui ayant saisi toute sa volonté, l’amena à se perdre dans la mienne (…). »( Livre I, chap. XXVIII).

On le voit, c’est là la métaphysique de l’amour socratique mis par Platon dans la bouche de Diotime, dans Le Banquet . Je citais ce passage pour montrer qu’il s’agit d’un rapport au même, au semblable, au « UN » dans la plus pure tradition platonicienne.

Lorsque Montaigne a 55ans, soit quatre ans avant sa mort, il rencontre une très jeune femme, Marie de Gournay, dont il fait la connaissance à Paris en 1588. Elle a vingt-trois ans et a lu Les Essais, et elle lui fait part de son admiration. Sa conversation doit être remplie de charme car il la considère rapidement comme « sa fille d’alliance » et quand il l’évoque dans la dernière version des Essais c’est en ces termes : « (Elle est) aimée de moi et beaucoup plus que paternellement et (…) comme l’une des meilleures parties de mon propre estre. Je ne regarde plus qu’elle au monde.(…) Cette âme sera quelque jour capable des plus belles choses, et entre autres de la perfection de cette très sainte amitié où nous ne lisons point que son sexe ait pu monter encore. » (Livre 2, chapitre XVII)

Marie de Gournay annoncerait-elle l’avenir ? L’élévation des femmes à un possible échange intellectuel, spirituel et sensible avec les hommes, en devenant capable de cette relation d’amitié si chère à Montaigne ?

Qui est donc Marie de Gournay  qui a été « reconnue » par Montaigne ?

C’est une jeune-femme qui n’est issue ni de l’aristocratie, ni même de la riche bourgeoisie, mais, simplement, d’une bourgeoisie « instruite ». Elle sera également « reconnue » par d’autres, notamment l’humaniste flamand Juste Lipse qui la présente comme un prodige dans toutes les cours d’Europe et toutes les sociétés savantes.

Elle a publié ses propres œuvres, de même qu’elle a publié la dernière édition, version définitive, des Essais de Montaigne, celle de 1598, posthume. Elle est aussi la « plume » des souverains de l’époque, Marguerite de Navarre, à Henri IV, Marie de Médicis, Louis XIII, et aussi Richelieu.. Elle a bénéficié d’une pension royale, comme d’autres hommes de lettres…

Je la tiens pour la première « Femme savante » de l’histoire de la pensée française, (après Christine de Pisan XVe siècle). Elle se plaint de ce que les filles n’aient pas droit à une instruction de niveau égal à celui des hommes, revendiquant l’égalité entre hommes et femmes (déjà !) Et revendiquant surtout pour elle-même de figurer parmi les hommes pour son savoir. On peut donc penser qu’elle s’est construite exactement pour cela : être reconnue comme « Une » parmi les hommes, comme une femme qui pense.

(Marie de Gournay 1565-1645 ;

Œuvres (entre autres) : Fragments d’un discours féminin et

Egalité des hommes et des femmes (Arléa 2008) )

Cette première de nos Femmes Savantes, est amie de l’un des premiers Libertins : le poète Théophile de Viau, dont elle a pris la défense lorsqu’il a été condamné à être brûlé vif en place publique ( heureusement prévenu, il a pu se cacher et c’est son effigie seule qui a été brûlée )

Nous faisons donc apparaître notre second personnage : le Libertin.

Au XVIIe siècle, on l’appelle aussi « Esprit fort » car il ne veut pas se plier aux règles et aux croyances imposées par l’Eglise, il lutte pour la liberté de penser. Contre l’Eglise, contre la religion révélée et la morale qu’elle impose. Pour Théophile de Viau, il s’agit de s’affranchir de toute obéissance envers une autorité étrangère à soi même. Certains libertins sont athées, d’autres plutôt agnostiques. Ce sont souvent des gens cultivés et instruits, dont certains ont laissé une œuvre littéraire importante (que ce soient les poésies (Théophile de Viau), les textes utopiques ( Cyrano de Bergerac), les satires « L’Histoire amoureuse des Gaules », écrite par le cousin de Mme de Sévigné : Bussy Rabutin,.

Dans une société structurée par une religion d’Etat : le catholicisme, ces libertins risquent leur vie. Les tribunaux religieux peuvent les condamner à être brûlés vifs, et, avant, à être soumis à la torture. Au mieux ils risquent l’exil, souvent définitif. Dans cette société là, ils sont quasiment le diable, notamment pour les femmes qui se doivent toutes d’être vertueuses, sinon bigotes. Eux qui revendiquent une sexualité « naturelle », ne peuvent supporter une sexualité régentée et contrainte par la morale religieuse. Or les femmes de l’époque – et de très nombreux hommes également, dans l’élite de la société, sont sous la direction d’un confesseur qui veille au respect de cette morale. (les jésuites s’étaient faits une spécialité de la « direction de conscience ». Le « Tartuffe » de Molière caricature leur emprise sur les individus, sur les familles, sur l’ensemble de la société.)

Les libertins affichent donc un mépris de principe pour les femmes, telles que la religion les sacralise, les « sanctuarise » – en vierge et en mère, en épouse vertueuse, c’est à dire prude et plutôt froide, du mariage monogamique. Selon les casuistes de l’époque, c’est respecter sa femme que de ne pas lui révéler trop les plaisirs de la chair (R.Duchêne p. 148). Les libertins –même si les aristocrates se marient pour la perpétuation de la lignée- refusent violemment ce mariage monogamique. Eux revendiquent la mise en acte du désir, soit de passer de l’une à l’autre selon leur désir d’homme, ce qui se traduit par le fait de « séduire et abandonner le plus de femmes possibles… » (Souvenons-nous du « catalogue » de Don Juan).

Il existe, on va le voir, un sérieux hiatus entre Femmes Savantes et Libertins !

L’une prétend à l’« amitié » possible avec les hommes – et au même degré que des hommes peuvent ressentir cette amitié l’un pour l’autre. L’autre ne pense qu’à la rabaisser et l’humilier en la réduisant à la proie du chasseur.

A travers ces deux figures antagonistes : la « Femme Savante  » et le  « Libertin », nous avons le condensé des courants de pensée qui trameront l’étoffe non seulement du XVIIe français mais aussi du suivant, le XVIIIe siècle.

Pour comprendre le Mouvement Précieux qui fonde les « Salons » du XVIIe siècle, il faut garder à l’esprit la situation des femmes. Elles étaient éternellement mineures, sortant du couvent pour être mariées et passant de la tutelle du père à celle du mari. Seul le statut de veuve pouvait leur donner une certaine liberté, à condition d’avoir une fortune personnelle. De désir, il n’en est jamais question.

Qu’entend-t-on par « Salons » ?

Les femmes de la haute société parisienne – aristocratie, puis riche bourgeoisie- reçoivent dans leur hôtel particulier une après-midi ou un soir par semaine, à tour de rôle. Elles se sont volontairement éloignées de la cour dont elles jugent l’esprit et les mœurs grossiers et incultes. Ceux qu’elles reçoivent constituent une société choisie de gens cultivés et raffinés.

Ces salons sont nombreux au point qu’il y avait un calendrier des ruelles.  Le principal –et surtout le premier- de ces Salons : celui de Catherine de Vivonne, marquise de Rambouillet –« La chambre bleue » Chambre d’apparat, au 1er étage de son luxueux hôtel particulier, rue Saint Thomas du Louvre. « L’incomparable Arthenice » (anagramme de Catherine) reçoit Malherbe, Mme de Sévigné , Vaugelas ; Mme de Lafayette, Voiture, Corneille, La Rochefoucault , aristocrates, gens de lettres, personnalités du monde politique et du monde des arts de 1620 à 1660. (Les Précieuses ridicules de Molière, date de 1559)

On reçoit allongée ou assise sur le lit qui se trouve au milieu de la pièce et les invités s’asseyent dans la « ruelle » sur une chaise, un tabouret ou sur le sol suivant importance (société très hiérarchisée)

Hotel Carnavalet Mme de Sévigné, Autres salons : Mme de Lafayette, Mme de Sablé, Mlle de Scudéry etc… Tous situés dans le Marais, on les appelait pour cette raison « les dames du Marais »

Tous ces salons appartenaient à ce que l’on a appelé le courant Précieux . Ils ont favorisé l’émancipation des femmes et contribué à policer, raffiner les mœurs, mais aussi affiner la langue, produire des œuvres. (Langue baroque trop vulgaire selon les Précieuses : épurer la langue de ses expressions trop directes ou trop « basses ». Même si l’on aime la langue baroque, il faut prendre conscience que cette épuration de la langue a rendu possible la perfection de la langue classique et celle de Racine en particulier –très pauvre si l’on y pense (900 mots seulement) mais d’une densité dramatique inégalée.

« Les Précieuses » sont donc ces femmes qui refusent la rudesse des rapports masculin féminin et inventent peu à peu de nouvelles relations entre hommes et femmes. Non seulement à travers les textes littéraires ( ces romans qui sont les premiers romans psychologiques : Clélie de Madeleine de Scudéry, et surtout La Princesse de Clèves(1678) de Mme de Lafayette, ) mais aussi par la parole et le discours dans ces fameux salons précieux. Petit à petit, dans le théâtre social des salons va se tisser, grâce à l’art de la conversation, dans les jeux de mots et les mots d’esprit, le raffinement des formules ( Chacun a entendu parler de la fameuse « carte du tendre » ) une relation entre hommes et femmes bien différente de celles qui existaient jusqu’alors. Les femmes prennent la parole et la mêlent à celle des hommes, qui les écoutent. Elles disent ce que pour elles aimer veut dire et quelles sont les nuances des émotions et des sentiments qu’elles ressentent dans l’amour, et ce qu’elles attendent des hommes qui voudront les aimer à leur tour.

Exemple de la carte du tendre : représentation topographique et allégorique du pays de l’amour. Les trois raisons pour lesquelles on peut avoir de la tendresse pour quelqu’un. :

Tendre sur inclination : n’a besoin de rien d’autre qu’elle-même pour arriver de Nouvelle Amitié à Tendre.

Tendre sur estime : le chemin est plus long : il faut de nombreuses choses, petites et grandes, qui contribuent à faire naître par estime, la tendresse recherchée (mots galants, mots doux, poemes) Pour faire de plus grands progrès il faut cependant des qualités morales : sincérité, générosité, courage, respect, exactitude et bonté

Tendre sur reconnaissance : pour l’atteindre depuis « nouvelle amitié », il faut passer par complaisance, soumission, petits soins, empressements, grands services (tout petit village sur la Carte, car il y a peu de gens qui en sont capables). Enfin sensibilité, tendresse, obéissance et constance.

Mais sur ces routes on peut s’égarer par négligence, tiédeur, légèreté, oubli et dans ces cas-là, l’on n’arrive jamais à « tendre », on tombe dans le Lac d’Indifférence. Ou encore, si en partant de Nouvelle Amitié on prend un peu trop à gauche, on va vers Indiscrétion, perfidie, orgueil, Médisance ou Méchanceté, et on fait naufrage dans la mer d’Inimitié !

La Carte de Tendre a été élaborée pendant les séances de La Chambre bleue de l’hôtel de Mme de Rambouillet, par hommes et femmes et insérée ensuite dans le roman « Clélie » . Cela peut nous paraître étrange aujourd’hui, mais il faut mesurer la nouveauté absolue de ces nuances de la psychologie amoureuse. L’amour courtois avait tenté jadis d’établir des différences entre le désir charnel (amor de drut) et le sentiment amoureux (« fin amor »), mais cette littérature courtoise –liée à l’époque de la chevalerie- était oubliée depuis bien longtemps.

Je dirais que ce travail patient de l’imaginaire à mettre des mots sur les émotions, les sentiments et diverses formes du désir ( ce que signifie le mot « inclination » bien qu’il soit discret comme une litote) permet un rapprochement progressif des hommes et des femmes, le franchissement d’une distance vers une mixité qui n’existera jamais dans les sociétés de pays pourtant proches de nous, comme l’Angleterre par exemple, mais aussi l’Espagne ou l’Italie, et les pays du nord issus de la Réforme.

Les hommes et les femmes découvrent une forme de plaisir, de jouissance sociale dans les échanges de la conversation. Et les femmes se réconcilient, en quelque sorte, avec les hommes qu’elles considéraient jusque là brutaux et grossiers. En témoigne cette réflexion délicieuse de Madeleine de Scudéry ( auteur de « Le grand Cyrus » et « Clélie ») lors qu’elle observe que « …Les plus honnêtes femmes du monde, quand elles sont en grand nombre ensemble- (cad + de 3 ) et qu’il n’y a point d’homme, ne disent presque jamais rien qui vaille, et s’ennuient plus que si elles étaient seules…(…) Au contraire, il y a je ne sais quoi, que je ne sais comment exprimer, qui fait qu’un honnête homme réjouit et divertit plus une compagnie de dames que la plus aimable femme de la terre ne saurait le faire. »

Il faut penser aussi aux grandes discussions qui ont occupé tout Paris à cette époque sur des questions romanesques et littéraires à propos des amours de Rodrigue et de Chimène, les héros du Cid de Corneille ! Une femme a-t-elle le droit de dire qu’elle l’aime encore à celui qui vient de tuer son père ? Corneille, à la différence de Molière, fréquentait les Salons des Précieuses ! Autre question qui a passionné la société de l’époque : Madame de Clèves a-t-elle le devoir d’avouer à son mari l’amour qu’elle éprouve pour un autre ou bien est-ce une folie déplacée ?

C’est le signe qu’au delà des personnages de fiction, c’est toute une société qui s’intéressait à cette nouvelle psychologie des relations amoureuses entre hommes et femmes.

Certes la « tendresse » tant recherchée sur la Carte du Tendre, est encore bien loin de la sexualité « naturelle  » du libertin, mais du côté libertin, la critique de la morale religieuse et celle des mœurs ouvrent la voie à la Raison critique, telle que Fontenelle, hôte assidu de la Chambre bleue, s’en servira de manière décisive pour dénoncer les superstitions religieuses dans son « Histoire des oracles », ou encore initier la marquise de Rambouillet dont il est l’hôte, à la science astronomique dans ses « Entretiens sur la pluralité des Mondes » . Ces échanges entre hommes et femmes, entre poètes et scientifiques, entre romancières et philosophes ouvrent la voie pour les Lumières du siècle suivant, ainsi qu’à une critique profonde et radicale de la société.

On peut dire que grâce à cet art de la « conversation » où chacun des sexes essaie de plaire à l’autre, s’ouvrent les prémisses d’une nouvelle manière de vivre ensemble, encore une fois propre à la société française.

Cependant, dans ce moment nouveau, un obstacle essentiel demeure : chez la plupart des Précieuses, le refus de la sexualité est évident. Le seul corps qui soit accepté dans cette société de loisirs est celui de la représentation sociale, de la parure, du bal. Nous allons voir à l’oeuvre ce conflit chez les personnages de Molière, et ceux de Madame de Lafayette.

Molière, dans ses pièces, représente le courant libertin des aristocrates courtisans auxquels il est lié, partageant avec eux les idées du philosophe Gassendi, entre autres. Ce n’est pas par hasard qu’il se moque des Précieuses et des Femmes savantes. Il est certainement celui qui laisse le mieux voir, dans ses œuvres, la radicalité de ces deux figures, le Libertin et la Femme Savante, et cette opposition irréductible quant à la sexualité.

Le personnage de Don Juan, dans la pièce éponyme, (1665) en est l’archétype intellectuel. Il proclame dès son entrée en scène la puissance de la nature sur la morale et son refus de céder sur son désir : il a, dit-il, sur ce sujet de la séduction, « l’ambition des conquérants… qui ne peuvent se résoudre à borner leurs souhaits. Il n’est rien qui puisse arrêter l’impétuosité de mes désirs et comme Alexandre, je souhaiterais qu’il y eût d’autres mondes pour y pouvoir étendre mes conquêtes amoureuses. » Acte I scène 2

Le libertin donne à sa révolte une dimension sexuée : l’affirmation provocatrice d’une primauté donnée au désir, et tout particulièrement, au désir sexuel, comme moyen de lutte. Primat du sexe comme arme décisive contre l’étouffante morale religieuse.

Plus tard, lorsque Sganarelle prétend lui exposer les preuves de l’existence de Dieu, Don Juan répond en affirmant son rationalisme «  Je crois que 2 et 2 sont 4, et que 4 et 4 sont 8 », de même qu’il défie avec le plus grand naturel la statue du commandeur qu’il a tué en duel. Il ne croit pas en l’au-delà. Et face à cette statue prête à l’emmener en Enfer, Don Juan refuse de se renier dans le repentir chrétien du dernier moment.

Le personnage de Don Juan présente le destin d’un héros tragique, un héros anti-chrétien.

Un point important à noter, sur ce libertin du XVIIe : malgré sa rouerie invétérée auprès de chaque femme rencontrée, il reste un personnage humaniste : Molière l’a voulu ainsi. Don Juan refuse de donner une aumône « pour l’amour de Dieu », mais donne un louis d’or « Pour l’amour de l’humanité »…

Un an plus tard, dans LeMisanthrope (1666): Célimène tient salon à la manière des Précieuses, et elle n’a plus rien de ridicule : maximes, portraits, poèmes, chacun trouve agréable d’être son invité… Elle présente pourtant une coquetterie narcissique qui semble la priver de tout sentiment profond et de tout vrai désir.

Quand Molière met en scène de nouveau les Précieuses, à travers certains personnages des Femmes Savantes, en 1671 Philaminte, Bélise et surtout Armande, les arguments sont d’une autre dimension. Seule Bélise est ridicule, elle est là pour faire rire. Dès la scène 1 de l’acte I, le dialogue des deux soeurs Henriette et /Armande, met en jeu deux visions de la vie. Toutes deux sont nouvelles pour l’époque : Henriette mariage choisi et consenti (amour réciproque), Armande le savoir jusque là « interdit » aux filles et aux femmes… (LECTURE)

Armande est certainement une jolie fille, puisque c’est vers elle que va spontanément l’attirance du jeune premier séduisant : Clitandre. Et c’est par dépit, parce qu’elle fait passer avant tout son désir de savoir, qu’il tourne ses vœux vers la sœur, Henriette. Mais Armande est surtout une jeune-fille qui souffre. Elle refuse le mariage et les enfants, mais elle est attirée par Clitandre. Et la violence de son désespoir à le voir se tourner vers sa sœur révèle un conflit profond entre deux désirs contradictoires : le savoir et la sexualité. Désir d’un homme, désir du savoir ? Quant à Philaminte, la mère d’Henriette et Armande, qui appartient à la génération précédente, on peut imaginer des préoccupations différentes. Elle a fait l’expérience du mariage et de la maternité et lorsque ses filles sont en âge de se marier, on peut la supposer dans un moment où il s’agit pour elle, à travers sa quête de savoir, de redonner du sens à la vie.

Lorsqu’elle s’écrie devant son mari Chrysale, dont elle juge les appétits trop peu élevés :

« Le corps, cette guenille, est-il d’une importance,

D’un pris à mériter seulement qu’on y pense,

Et ne devons-nous pas laisser cela bien loin ? » (II, 7)

Le mari lui renvoie la répartie bien connue :

_C : « Oui, mon corps est moi-même, et j’en veux prendre soin.

Guenille si l’on veut, ma guenille m’est chère. »

Son corps, c’est son être tout entier. Pas de séparation entre corps et pensée. Pas de partie méprisable ni de part élevée.

Les libertins dans leur ensemble, donnent au corps toute l’importance que l’Eglise a voulu lui retirer. Les Précieuses au contraire, ne sont pas au mieux avec leur corps de femme, et surtout avec cette sexualité qui ne leur apporte ou ne leur a pas apporté grande jouissance. Il semble qu’elles souhaitent, à l’image de Philaminte, l’oublier dans le primat donné au Savoir. Et elles transmettent ce rejet à leurs filles.

Armande, la fille de Philaminte, n’a fait quant à elle, jusque là, aucune expérience décevante. Son attirance pour Clitandre est évidente à travers ses dénégations. Mais elle est emportée dans le discours maternel dont elle est en quelque sorte l’otage.

C’est là la grande difficulté des Précieuses. Nombre d’entre elles opposaient aux hommes qui les désiraient des délais sans fin pour accorder leurs faveurs charnelles. On cite ainsi la fille de la marquise de Rambouillet, Julie, qui imposa au marquis de Montausier des fiançailles de 13ans ! Elle est représentative de cette génération où les mères commençaient à se

préoccuper de l’éducation de leurs filles, éducation à laquelle, jusque là , on ne portait aucune attention. Madame de Rambouillet s’est particulièrement occupée de l’éducation de sa fille. On peut se demander si elle ne lui a pas transmis cette distance en face du désir. Mme de Sévigné n’a cessé, elle de vouloir empêcher sa fille d’avoir une vie sexuelle, se mêlant même après la mariage de la sexualité du couple de Grignan, recommandant avec insistance de faire chambre à part.

Pour ce qui est de Mme de Sévigné je renvoie à la lecture de : Marie-Magdeleine Lessana : « Entre mère et fille : un ravage » (Hachette littératures collection Pluriel Psychanalyse) Edition de poche

(Amour narcissique et incestueux de la mère pour la fille / absolution refusée par son confesseur)

C’est à travers, là encore, des personnages de fiction que nous allons pouvoir observer le rapport « ravageur » déjà à l’œuvre de la mère à la fille. Ceux de Madame de Lafayette dans « La Princesse de Clèves ». Comme nous le voyions pour Armande, le personnage de Molière dans « Les Femmes savantes », les filles des Précieuses se sont trouvées prises dans un piège, piège maternel du reflet et du même, menant une guerre sans merci au désir de l’autre, du masculin. Car cette fille dont la mère prétend s’occuper, doit devenir ni plus ni moins que « le prolongement glorieux » de la mère.

La princesse de Clèves, trois siècles après son invention et son écriture par une femme, me paraît condenser encore aujourd’hui bon nombre de nos représentations imaginaires sur « Qu’est-ce qu’être une femme ? ».

Le personnage de la Princesse, tout comme l’intrigue romanesque qui sert de support à cette tragédie du refus, sont présentés dans une atmosphère si laudative, si proche du rêve et du conte de fées qu’il est quasi impossible de ne pas y voir un scénario fantasmatique du féminin :

« Il parut alors une beauté à la cour, qui attira les yeux de tout le monde, et l’on doit croire que c’était une beauté parfaite, puisqu’elle donna de l’admiration dans un milieu où l’on était accoutumé à voir de belles personnes. » (247)

L’éducation donnée par Madame de Chartres, sa mère, fait de la Princesse un être d’exception à la cour, implicitement au dessus des autres femmes. Elle a reçu de cette mère une connaissance très particulière de la vie, selon laquelle tous les hommes sont des Libertins, c’est à dire l’ennemi dont il faudra se préserver coûte que coûte :

« Elle faisait souvent à sa fille des peintures de l’amour ; elle lui montrait ce qu’il a d’agréable pour la persuader plus aisément sur ce qu’elle lui en apprenait de dangereux ; elle lui contait le peu de sincérité des hommes, leurs tromperies et leurs infidélités, les malheurs domestiques où plongent les engagements ; et elle lui faisait voir, d’un autre côté, quelle tranquillité suivait la vie d’une honnête femme, et combien la vertu donnait de l’éclat et de l’élévation à une personne qui avait de la beauté et de la naissance. » (248) Nous retrouvons ce terme de « tranquillité » que revendiquait Mme de Sévigné lorsqu’elle voulait écarter sa fille de la sexualité. Plus encore, Mme de Chartres apprend à sa fille à « avoir une extrême défiance de soi-même ».

Silhouette idéale, relativement indifférente sur le fond agité de la cour, la Princesse ne paraît rien ressentir d’intime ou de personnel, n’être touchée par rien – même pas par son mariage : elle ne comprend pas ce que son mari lui demande lorsqu’il se plaint de ne pas être aimé ; On peut dire aussi qu’elle ne voit pas les hommes de la cour avant la rencontre du duc de Nemours, qu’elle n’entend pas les louanges incessantes que tous répandent sur elle. Quel étrange rêve maternel, cette fille inaccessible, sans trouble et sans désir : un ange qui passe à distance de la vie, suscitant l’admiration fascinée de tous ! Fille idéale dont aurait rêvé Madame de Sévigné. Une fille sans désir pour l’autre, une sexualité sans jouissance, mais le « prolongement glorieux de la mère ».

Cette indifférence fait apparaître avec plus d’éclat, lorsqu’elle surgira, la toute puissance du désir. Dans cette société du paraître, l’instant de la rencontre c’est celui de la fête, du bal, sous le regard de tous :

« Quand ils commencèrent à danser, il s’éleva dans la salle un murmure de louanges. Le roi et les reines se souvinrent qu’ils ne s’étaient jamais vus et trouvèrent quelque chose de singulier à les voir danser ensemble sans se connaître. » (262)

Voilà que celle qui ne ressentait rien, ne voyait rien, n’entendait rien jusque là, à partir de cette rencontre, se trouble, rougit, pâlit, se met à vivre enfin… L’attirance de Mme de Clèves est partagée par le Duc. Il semble avoir découvert en elle l’objet idéal tel qu’il ne l’avait jamais rencontré auparavant. Son comportement de séducteur change du tout au tout et il n’y a rien dans sa conduite jusqu’à la dernière page du roman qui puisse décevoir la Princesse. Il pourrait être le rêve absolu des Précieuses…

Que ce désir foudroyant mette en jeu, de part et d’autre, le corps et la sexualité, cela est évident à travers de nombreux « indices » que je n’ai pas le temps de citer. Toutes les conditions paraissent réunies pour que le roman nous apprenne par quelles péripéties devra passer cette femme pour découvrir la jouissance…

Mais c’est tout le contraire qui se produit : la suite du roman n’est qu’une longue stratégie du refus de cette jouissance et nous raconte l’histoire d’un renoncement : le Désir, pour cette femme, n’est autre que l’insoutenable de la vie. Insoutenable d’abord pour la mère, madame de Chartres : dès qu’elle perçoit les marques du désir chez la Princesse et alors que celle-ci ne se l’est pas encore avoué à elle-même, elle est prise d’une fièvre mortelle qui la fait disparaître en quelques jours. Sur son lit de mort elle explique à sa fille : « Vous voir tomber comme les autres femmes » serait la « seule chose capable de troubler le bonheur que j’espère dans l’au-delà. »

Madame de Clèves lutte donc de toutes ses forces pour obéir à sa mère jusqu’au bout et ne jamais céder à son Désir.

Elle avoue cet amour à son mari, qui en meurt de chagrin, croyant, à tort, qu’elle l’a trahi. Devenue veuve, et donc libre socialement, elle vit pour dire non à Nemours, pour refuser son désir pour lui et son désir à lui, alors qu’il lui demande de l’épouser après le temps du deuil: « Je n’espère pas surmonter l’inclination que j’ai pour vous. Elle me rendra malheureuse et je me priverai de votre vue, quelque violence qu’il m’en coûte. » (389).

L’argument donné par la Princesse à Nemours qui tente de la convaincre, outre la mort de son mari dont elle se sent coupable, c’est qu’un jour, Nemours ne l’aimera plus, et comme c’est à ses yeux dit-elle- la chose la plus terrible qui puisse lui arriver, elle préfère ne plus jamais le revoir. Elle se retire dans un couvent où elle meurt de lent dessèchement, sans avoir revu Nemours.

Ce qui frappe, dans cet implacable raisonnement de madame de Clèves, c’est qu’elle se situe, elle, comme en dehors du mouvement de la vie : le risque existe aussi pour Madame de Clèves, de ne plus aimer le Duc, par le jeu dialectique que représente le fait de vivre. Mais elle refuse de se situer dans le mouvement de la vie, d’avoir une histoire, un devenir. La jouissance suppose la vie, le plaisir et la souffrance, le changement d’état. La jouissance place l’être dans l’histoire. A tout cela Madame de Clèves préfère sa « tranquillité », comme seule voie possible.

L’ataraxie narcissique pour seul projet, seul idéal d’accomplissement doit nous interroger sur l’impasse historique des Précieuses par rapport à l’histoire des femmes, du féminin.

Souvenons-nous pourtant, que dans la Carte du Tendre, ceux qui se voulaient « tranquilles », étaient considérés comme manquant d’empressement et risquaient fort de tomber dans le Lac d’Indifférence. Et pourtant, ce que nous laissent les Précieuses, c’est un héritage d’où le corps désirant est absent, la sexualité retranchée. Ce corps désirant que revendique, précisément, le Libertin.

Si certains de ces libertins n’avaient rien d’intellectuels et se réclamaient surtout d’un épicurisme hédoniste qui les arrangeait dans leurs pratiques non conformistes, d’autres faisaient preuves d’un grand raffinement. Dès 1623, Charles Sorel publie un texte : « L’histoire comique de Francion » qui jette les fondements d’une nouvelle manière d’envisager la sexualité, à travers un langage et des manières de faire qui distingue les « gentilshommes » des « paysans rustres et grossiers ». Il est choquant, dit-il, que les plus braves hommes , quand ils veulent témoigner leur galantise, usent en cette matière-ci, qui est la plus importante de toutes, des propres termes qui sortent à chaque moment de la bouche des crocheteurs, des laquais et de tous les coquins du monde… » La vulgarité du vocabulaire n’est pas admissible chez ceux qui appartiennent à l’élite. « Ne le faisons-nous pas de même que les paysans ? » lui rétorque-t-on. Francion explique : « Nous le faisons de toute autre manière, nous usons de bien plus de caresses qu’eux, qui n’ont d’autre envie que de saouler leur appétit stupide, qui ne diffère en rien de celui des brutes. Ils ne le font que du corps et nous le faisons du corps et de l’âme tout ensemble ». Ainsi le raffinement de la jouissance suppose le raffinement des mots qui la préparent et qui la prolongent. (Rejette la répétition mécanique de mots tels que « vit », « foutre » et « con ».) (Cité par Roger Duchêne, Biographie de Ninon. P. 139 à 146) La sexualité devient aussi, grâce à ces libertins, une affaire de signifiants.

Si les Précieuses refusent ce « corps désirant », elles ne peuvent empêcher qu’il existe cependant et traverse de part en part –dans la seconde moitié du siècle – les pièces de Racine, et le personnage de Phèdre notamment. Les mots de Racine savent suggérer toute la violence du désir physique et des passions humaines liées à ce désir !… En peu de temps, si l’on y réfléchit, le XVIIe siècle témoigne d’une évolution beaucoup plus grande qu’on ne l’imagine en général.

La Précieuse et le Libertin y ont tous deux contribué, chacun de manière différente. La Précieuse par l’art de la conversation et l’invention de la psychologie amoureuse. Le Libertin par la toute puissance donnée au désir sexuel en lutte contre une religion à la morale étouffante.

Un salon bien différent du salon des Précieuses en témoigne directement, celui de Ninon de Lanclos. Bien différent, non pas du point de vue de cet art de la conversation, des préoccupations intellectuelles, culturelles et artistiques, mais du point de vue de l’état d’esprit qui y régnait et surtout bien sûr, par la personnalité de celle qui l’animait : c’était un salon libertin.

Qui était donc Ninon de Lenclos ? Ni une aristocrate, ni une Précieuse, Anne de Lanclos était une courtisane. Sans doute un personnage au caractère extraordinaire pour l’époque : une femme libre, une « philosophe courtisane », disait-on, au sens d’Aspasie dans l’Antiquité, l’amie de Périclès. Intelligente et cultivée, elle avait l’esprit fin et avisé. Mais tout, dans sa manière de se comporter vis à vis du désir, était une manière d’attester que la morale devait être la même, qu’on soit un homme ou une femme. Voilà comment Saint-Simon la présente dans ses Mémoires, lui qui n’avait pas la réputation d’être indulgent : « P.18 des Lettres sur la vieillesse de Ninon et de Saint Evremond »

Par le nombre de ses amants, qui a dû largement dépasser le fameux catalogue de Don Juan, elle avait fait grand scandale à plusieurs reprises. Il ne s’agissait pas de conduite irreligieuse car elle savait être fort prudente à cet égard, mais pour l’attachement « coupable » que lui portaient de grands aristocrates. (L’époux de la marquise de Rambouillet, celui de Mme de Sévigné, et le fils, plus tard de celle-ci, ou encore le prince de Condé, pour ne citer que quelques noms connus aujourd’hui encore. ) Chaque fois, elle avait eu des protecteurs assez puissants pour ne pas être vraiment inquiétée. Elle recevait chez elle tout ce que le courant libertin avait de noble et de célèbre. Car cette femme semble avoir eu un tel charme et une telle intelligence qu’elle était unanimement respectée par tous ceux qui fréquentaient son salon, qu’ils soient « payeurs », « martyrs » ou « favoris », ou simples invités comme de nombreux écrivains. Bien entendu, à cette époque, aucune « honnête femme » n’aurait pu courir le risque de lui rendre visite, mais tout le monde, dans Paris et à la cour, la connaissait ou avait entendu parler d’elle. Lorsqu’à plus de cinquante ans, elle a été soucieuse de respectabilité, son salon est devenu aussi reconnu qu’un autre. Molière l’a fréquenté, la Rochefoucauld, La Fontaine et Charles Perrault, entre autres. Presque tous étaient considérés comme des « esprits forts » et Ninon de Lenclos était, elle-même l’un de ces esprits forts..

On dit même que Louis XIV s’arrangeait parfois grâce à un intermédiaire pour connaître son opinion sur tel ou tel point car on la disait d’une grande sagesse . Enfin elle était amie de Madame de Maintenon…Et Christine de Suède « Esprit fort » elle aussi, l’avait visitée lors de son passage à Paris. Elle a rayonné sur le siècle tout entier car elle est morte à 90 ans (1616 –1706 ) Malheureusement elle n’a laissé aucune œuvre littéraire qui nous permette de mieux connaître ses idées. Il y a en elle une femme pour qui la pratique de la philosophie et la jouissance sexuelle ne sont pas antagoniques. On vantait sa grande virtuosité dans le maniement de la langue et des mots. Comme il se mêle toujours des anecdotes grivoises à ce que l’on dit sur elle, on en donne comme exemple qu’elle était ainsi capable de ranimer avec des mots la vigueur sexuelle du Prince de Condé. Quelques lettres « Lettres sur la vieillesse », bien insuffisantes pour se faire une idée… N d L et Charles de Saint Evremond) ( Ombres mars 2011 )

En conclusion sur le XVIIe siècle, je laisse la parole à l’un de « Esprits forts » de l’époque, Saint Evremond précisément, alors qu’il parle des femmes de son temps (il serait trop long de tout citer mais il semble que ces femmes des Salons, si lettrées et si cultivées, aient été avant tout de grandes narcissiques) d’une manière assez désabusée, il évoque cependant certaines qui sont exceptionnelles car elles « sont aussi capables de secret et de confiance que les plus fidèles amis ( Lecture p.12 opus cité) » .

J’imagine en Ninon, à la fin du siècle, cette femme « capable d’amitié » au sens noble et…masculin, dont Montaigne envisageait l’existence possible après sa rencontre avec Marie de Gournay. Au point que beaucoup ont dit que Ninon était une femme qui avait pu vivre comme un homme ! Du UN et du Deux en même temps ? Une exception, surtout, qui vient confirmer la difficulté des autres femmes devant la sexualité…

Et je crois que l’on touche là à une raison d’être souterraine du courant précieux : au delà du divertissement de cette société de loisirs, se profile la découverte que la quête du savoir permet d’échapper au tourment existentiel d’être une femme. Les grandes dames tenant salons au XVIIIe siècle l’expliciteront ainsi. Et l’on peut penser que, dès le XVIIe siècle, ces femmes cultivées, aptes à la conversation mais aussi à la réflexion, sentent bien, sans pouvoir encore l’exprimer, la difficulté à se situer dans du réel, du symbolique et de l’ imaginaire qui ne sont pas faits pour elles.