Joelle Szymanski-Khalil : Vous avez dit « théorie du genre »?

Le ministère de l’éducation nationale a déclenché une polémique en France lorsqu’il a annoncé sa volonté d’introduire le concept de genre dans les manuels scolaires des classes de première puis son projet de tester des « ABCD de l’égalité », dans quelques écoles, de la maternelle au CM2, suite au rapport intitulé « Lutter contre les stéréotypes filles-garçons.

Un enjeu d’égalité et de mixité dès l’enfance ». Ces « ABCD de l’égalité », ces séquences pédagogiques, visent à transmettre, dès le plus jeune âge, une culture de l’égalité et du respect entre les filles et les garçons par une action sur les pratiques des enseignants et sur les représentations des élèves. Elles interrogent : « La danse est-elle réservée aux filles ? Une femme peut-elle être maçon ? Pourquoi les filles jouent-elles à la poupée et les garçons au ballon ?… » C’est que, selon le rapport précité, les positions sociales des femmes et des hommes ne résultent pas uniquement de choix de vie individuels et rationnels mais d’habitudes, de clichés, de traditions, qui influencent les goûts des individus et les institutions. Ce rapport relève de la théorie du genre contre laquelle beaucoup s’insurgent et en réclament le retrait de l’école.

Les questions de genre et de sexe semblent préoccuper la planète entière. En effet, récemment, l’Australie est devenue l’un des premiers pays à reconnaître un troisième sexe ! La Haute cour, plus haute juridiction du pays, a décidé qu’une personne pouvait être reconnue par l’état-civil comme étant de « genre neutre », cad « ni de sexe masculin, ni de sexe féminin ». Cette décision est intervenue à la suite d’une bataille menée par Norrie, une personne qui ne s’identifie ni comme homme, ni comme femme et qui réclamait la création d’une catégorie supplémentaire. Né de genre masculin, Norrie avait subi une intervention chirurgicale pour changer de sexe en 1989. Cela n’avait pas levé l’ambiguïté que cette personne éprouvait sur son identité sexuelle. En 2010, le registre d’état-civil de l’Etat de Nouvelle-Galles du Sud avait accepté de l’enregistrer sous la catégorie « genre non spécifique » puis était revenu sur sa décision. Norrie qui s’était sentie « assassiné socialement », selon son expression, avait déposé plusieurs recours en justice jusqu’à la décision finale de la Haute cour. A l’avenir, toutefois une personne ne pourra être reconnue par la loi et l’état-civil australiens comme appartenant au genre neutre qu’à condition de se soumettre à un test médical.

Ces faits d’actualité traduisent un amalgame entre « théorie du genre », revendication féministe et revendication des minorités sexuelles LGBT qu’il va nous falloir démêler à travers l’histoire même du concept de genre. Puis nous tenterons de cerner les effets de cette « théorie du genre », véritable idéologie de notre siècle, qui a suscité la création de « L’Institut du genre » au CNRS. Allons-nous pouvoir, à l’avenir, choisir notre propre représentation pour notre propre satisfaction ? Quelles seraient les conséquences pour les individus et pour la société ?

QU’EST-CE QUE LE « SEXE » QU’EST-CE QUE LE « GENRE » ?

Le mot « sexe » se réfère aux caractéristiques biologiques et physiologiques qui différencient les hommes des femmes, tandis que le mot « genre » évoque les rôles déterminés socialement, les comportements, les activités qu’une société considère comme typiques des hommes et des femmes. « Homme » et « Femme » sont deux catégories de « sexe », tandis que « masculin » et « féminin » sont deux catégories de « genre ».

La détermination du sexe dépend d’un certain nombre de facteurs physiques, objectivement mesurables, qui sont le génotype (XX femelle et XY mâle), les dosages hormonaux, la constitution des organes génitaux externes et internes et les caractères sexuels secondaires, mais la différenciation biologique n’est pas hermétique. On trouve en effet des hormones mâles et femelles dans des proportions différentes chez les individus des deux sexes, et l’on reconnaît dans les organes masculins et féminins le résultat de l’évolution ou de l’involution de mêmes organes originels. Il existe bel et bien chez tous les êtres humains, une bisexualité biologique due à l’indifférenciation originelle de l’embryon, néanmoins, la somme de ces facteurs physiques aboutit, dans la plupart des cas, à une détermination globale mâle ou femelle non équivoque.

De nombreuses études ont tenté de définir les aspects de genre, de saisir un homme et une femme dans leurs différences physiques et psychologiques, mais jamais les descriptions ne sont réellement satisfaisantes ou définitives. L’accentuation du développement musculaire, l’agressivité, l’accroissement de l’intensité de la libido relèveraient de la masculinité biologique, tandis que la physiologie féminine orientée vers la maternité serait responsable de l’importance du facteur sentimental dans l’existence des femmes. Elles seraient plus intuitives, elles capteraient rapidement les valeurs humaines, mais leur logique serait moins structurée…. Les hommes seraient davantage doués de raison et de logique …. Les hormones seraient responsables du niveau d’activité et d’agressivité plus élevé chez les garçons. La preuve? Le comportement des filles peut être modifié dans ce sens par des traitements androgéniques !

Sur le plan intellectuel, les observations sont variables. S’il n’existe aucune différence significative entre garçons et filles soumis à des tests d’intelligence, en dehors d’une supériorité verbale chez les filles, et spatiale et technique chez les garçons, la différence est au bénéfice des filles dans toute la scolarité et dans tous les milieux sociaux, du moins dans nos sociétés occidentales ; la meilleure adaptation scolaire des filles serait en rapport avec une motivation plus forte et un meilleur contrôle psychomoteur.

La psychiatrie nous fournit certes une répartition différentielle des troubles selon le sexe, mais l’interprétation des faits est largement décevante, en tous cas elle ne nous dit rien de ce qu’est un homme ou de ce qu’est une femme sur le plan psychologique. Les statistiques concernant les consultations de pédopsychiatrie indiquent une nette surreprésentation masculine, 3 à 4 pour 1. La plus grande vulnérabilité des garçons serait génétique, développementale et sociale ; l’impératif social étant plus grand pour le garçon, ses problèmes seraient davantage identifiés. Les statistiques concernant les troubles psychiatriques de l’adulte indiquent une prédominance féminine de 2 pour 1 dans les dépressions et de 3 pour 1 dans les névroses, tandis que la prédominance masculine est de 4 à 5 pour 1 dans les toxicomanies et les troubles sociopathiques, de 2 pour 1 pour le retard mental ; il n’y a aucune différence significative pour la schizophrénie ; il y a 2 à 3 fois plus de tentatives de suicide chez les femmes que chez les hommes dans tous les pays, mais le suicide réussi est plus fréquent chez les hommes.

Les statistiques médicales montrent encore que les femmes recourent plus souvent aux soins médicaux que les hommes, aux prescriptions de toutes sortes et aux psychotropes. La génétique, les facteurs hormonaux, les dysphories associées au cycle menstruel ou au postpartum, ainsi que les facteurs psychosociaux, cad le rôle et la place réservée aux femmes dans la société occidentale, en seraient responsables.

Tout et son contraire a pu être dit car toutes ces affirmations ne relèvent que de calculs statistiques; de plus, il y a trop d’exceptions pour confirmer la règle qui définirait la psychologie et l’identité de l’homme et de la femme. Finalement, il n’existe pas de modèle d’une pure masculinité ou d’une pure féminité, ni au sens biologique, ni au sens psychologique, ni même au sens de la pathologie mentale. Chaque individu présente un mélange de ses propres caractères sexuels biologiques et des traits biologiques de l’autre sexe, ainsi qu’un amalgame de traits de comportement ou de caractère communément attribués à l’un ou l’autre sexe. En 1905, déjà, Freud, dans « Les 3 essais sur la théorie sexuelle » constatait : « Il est indispensable de se rendre compte que les concepts de masculin et féminin dont le contenu parait si peu équivoque à l’opinion commune, font partie des notions les plus confuses du domaine scientifique…. » Une remarque latérale : l’opposition masculin féminin ne se retrouve pas dans toutes les langues et quand elle existe, elle n’affecte jamais les pronoms de premières personnes, elle se cantonne à la 3eme personne en français ou englobe la 2ème personne dans les langues sémitiques.

HISTOIRE DU CONCEPT DE GENRE

A l’origine

L’opposition entre sexe et genre a été proposée pour la première fois, en 1915, aux USA, par des psychiatres qui se demandaient comment nommer et élever un enfant porteur d’anomalie comme l’hermaphrodisme et l’intersexualité. L’intersexuel est un individu porteur d’une ambiguïté biologique qui ne se manifeste pas toujours directement au niveau anatomique mais qui affecte le système hormonal ou les chromosomes, cas dits 47XXY ou 46XY. L’intersexuel peut présenter des déficits cognitifs ou des troubles de la personnalité. L’intersexualité peut ne se révéler que tardivement, lors d’examens approfondis et sa découverte provoque alors une grave crise psychique. Les développements les plus divers de l’identité sexuelle ont été observés dans ces cas selon la manière dont l’entourage s’est comporté avec l’enfant.

En 1972, Money et Ehrhardt ont rapporté qu’avant l’existence du traitement par la cortisone, les enfants de caryotype 46XX, présentant une virilisation de leurs organes génitaux externes, étaient tantôt assignés à la naissance comme garçons, tantôt comme filles. Quand le traitement est devenu possible, les enfants qui avaient vécu durant de longues années avec l’assignation masculine ont choisi de la garder, tandis que ceux qui avaient vécu avec l’assignation féminine ont subi une chirurgie génitale correctrice dans le sens féminin. Tous étaient devenus ce qu’on leur avait assigné d’être! En 1975, John Money a observé des jumeaux, un garçon et une fille: le garçon avait subi une pénectomie accidentelle à l’âge de 7 mois ayant entraîné sa réassignation féminine suivie d’une évolution de type féminin. Il partait pour être l’enfant dominant dans le couple des jumeaux et il est devenu l’enfant dominé. C’était la preuve pour Money que l’identité sexuelle intervient plus tard qu’à 7 mois dans l’évolution de l’enfant! Robert Stoller a observé le développement d’une identité féminine normale chez une personne XO, cad neutre sur le plan chromosomique, dépourvue d’utérus et d’activité hormonale femelle, une personne que ses parents avaient reconnue dès sa naissance et sans hésitation comme une fille. D’autres encore ont constaté que les parents d’un groupe d’enfants, garçons et filles, normaux, nés à terme et sensiblement de même poids et de même taille, emploient les termes de « grand » pour les garçons, de « mignonne, belle, gentille », pour les filles, que les filles sont vues comme « douces » et les garçons comme « solides », qu’elles ont «  les traits fins » et eux « les traits marqués », qu’elles sont « petites » et qu’ils sont « grands »…. Ils en ont déduit qu’avant qu’ils ne se distinguent eux-mêmes comme tels, garçons et filles sont pris dans le discours des parents qui les distinguent et anticipent leur devenir.

Tous ces exemples donnent à penser que le simple fait d’étiqueter un enfant, associé à des méthodes d’éducation conformes au sexe nommé, produit un homme ou une femme, et à valider la conception selon laquelle l’élément majeur de la constitution de l’identité est d’ordre psychologique et non pas anatomique ou biologique.

Toutefois, l’extrême rareté des cas d’intersexualité n’aurait pu permettre la formulation d’une théorie générale du genre, si, à partir des années 1950, une population transsexuelle en croissance exponentielle n’avait constitué un terrain d’observation privilégié pour les psychiatres californiens. Alors que l’hermaphrodisme a toujours été connu, le transsexualisme est d’invention récente. Le terme s’est imposé dans les années 1950. Les transsexuels ne présentent aucune anomalie d’ordre génétique, anatomique ou biologique; ils conviennent de la réalité de leur anatomie sexuelle, mais ils ont la conviction d’appartenir à l’autre sexe. Ils ne s’identifient pas à l’autre sexe, ils se présentent comme une femme dans un corps d’homme, plus rarement l’inverse, et réclament la rectification chirurgicale de leur anatomie dans le sens de ce qu’ils considèrent comme leur identité profonde. Leur demande a été rendue possible, par le progrès scientifique et technique. Au début du XXe siècle, le syndrome était considéré comme une forme de psychose, avec altération du rapport à la réalité. Cependant, comme ces patients ne semblent pas fous, hormis leur désir délirant, comme ils ne sont pas hallucinés, comme ils font souvent preuve d’une bonne adaptation et qu’ils sont capables de cohérence et de constance dans la manifestation de leur désir, le syndrome a fini par être rapproché de l’intersexualité, au point de constituer avec lui la base empirique de l’invention du « genre ». Aujourd’hui, le vœu transsexuel n’est plus considéré comme délirant, il répond à une offre existante, on peut même dire qu’il est fabriqué par elle. Le transsexualisme n’est plus qu’une dysphorie de genre, un désaccord du sujet avec son sexe et avec les conduites habituelles à celui-ci. Le transsexualisme indique qu’il y a donc un moment où, en accord avec son anatomie ou contre elle, un sujet choisit son genre, et confirme la dissociation entre le biologique et le psychique.

Le contexte

Plusieurs facteurs ont favorisé le développement du concept de genre vers la fin des années 1950 : l’émergence de la sexologie, la découverte du rôle des hormones dans la formation et dans le fonctionnement des organes sexuels, les progrès de la chirurgie, et la place des sciences sociales et de l’anthropologie.

La sexologie, née en Allemagne au XIXe siècle voulait arracher le discours savant sur la sexualité aux moralistes. Son initiateur, Magnus Hirschfeld (1868-1935), lui-même homosexuel, a milité pour la décriminalisation de l’homosexualité en soutenant qu’elle relève d’une force biologique aussi irrépressible que celle qui attire la plupart des personnes vers le sexe opposé et il a abordé la question du transsexualisme considéré jusqu’alors comme « transvestisme». C’est la sexologie qui a amorcé la « naturalisation » des conduites dites déviantes.

L’endocrinologie a expliqué nombre de comportements aberrants ou violents par le déséquilibre hormonal et apporté des résultats spectaculaires dans la modification des conduites par l’administration d’hormones. Des doses massives ont permis de bloquer l’apparition des caractères sexuels secondaires masculins, puis de modifier l’anatomie de patients, de féminiser ceux qui refusent l’appartenance à leur sexe génital.

Avec la chirurgie plastique, il est devenu possible de rectifier, dès la naissance, des organes sexuels mal formés dans les cas d’intersexualité, puis d’opérer un sujet adulte pour lui donner des organes féminins ou masculins contraires à son sexe de naissance. (Les techniques opératoires, phalloplastie en particulier, ont été mises au point sur des mutilés de la Première guerre mondiale.) En 1952, le Pr Christian Hamburger a opéré George Jorgensen, un ancien GI devenu « Christine » dont le cas a fait date dans l’histoire du transsexualisme.

Avec le développement des sciences sociales, après la 2ème guerre mondiale, aux USA, des sociologues et des anthropologues ont intégré des équipes de psychiatrie en vue d’élaborer de nouvelles descriptions cliniques ; ils ont notamment contribué à façonner une image type du transsexuel. C’est l’anthropologie qui a développé le concept de rôle, déterminant dans l’invention du concept de genre , en soutenant que la vie sociale est faite de rôles complémentaires, de comportements plus ou moins stéréotypés qu’il est possible d’assumer avec plus ou moins de sincérité et de conviction. Pour Margaret Mead (1901-1978) la détermination des « tempéraments » masculins et féminins est purement culturelle. Dans Mœurs et sexualité en Océanie (1935) elle a décrit les gestes, les attitudes, les discours typiques qui accompagnent, dans diverses cultures, les enfants, dès la naissance, d’une façon qui les imprègne progressivement du modèle sexué qu’ils reproduiront spontanément à l’âge adulte. Dans L’un et l’autre sexe, en 1949, elle a comparé l’apprentissage des conduites sexuées en Océanie et dans l’Amérique contemporaine, suggérant des voies de transformation de la culture dominante, dans une veine qui peut être rapprochée de celle du Deuxième sexe, paru en France au même moment. Pour Margaret Mead et Simone de Beauvoir, la construction d’une identité n’est pas corrélée à la réalité anatomique : « On ne nait pas femme, on le devient » par imprégnation culturelle. Remarquons quant à nous que, si dans de nombreuses cultures, les hommes adoptaient des comportements féminins, en Polynésie, aux samoans, aux Tonga par exemple, ces comportements s’appuyaient sur des coutumes religieuses, et n’entrainaient ni perte de l’identité sexuelle ni affirmation d’appartenir au sexe opposé. Et soulignons avec Claude Levy Strauss qu’il n’y a pas de société qui n’ait construit de stéréotypes de genre.

Enfin, c’est de la rencontre de l’anthropologie culturelle américaine, notamment Gregory Bateson, avec l’école freudienne qu’est né, dans les années 1950, le concept d’identité. Ce concept désigne à la fois notre existence, dans ce qu’elle a de singulier ( ce que c’est pour moi d’être moi ), et les appartenances sociales qui nous définissent (l’identité que me confèrent mes origines, mes croyances, mes choix esthétiques, mon métier, etc.) Ce concept d’identité n’a rien à voir avec l’identité au sens de l’état civil qui, en matière de sexe, doit pouvoir être établie par une inspection de l’anatomie.

C’est ainsi qu’en 1960, il est devenu possible de parler de l’« identité sexuelle » – et bientôt, de l’« identité de genre » – pour désigner l’appartenance subjective, « vécue », de quelqu’un à l’un ou l’autre sexe – ou peut-être à aucun des deux, ou aux deux à la fois….

La théorie

C’est John Money, un endocrinologue se réclamant de la sexologie, qui a publié en 1955, la première « théorie du genre », associée à la notion de « rôle de genre ». Money entendait séparer nettement les aspects biologiques et les aspects sociaux du sexe et soutenait, à propos des hermaphrodites, que le « sexe d’élevage » prime sur le sexe biologique, y compris lorsque l’assignation de sexe est erronée au regard des critères biologiques. Robert Stoller, psychiatre et psychanalyste américain, a suivi cette voie avec une synthèse de quinze ans de travaux sur l’intersexualité et le transsexualisme. Refusant Freud et Lacan, il a du inventer une théorie qui rende compte de la réalité clinique observable. En remplaçant le sexe par le genre, il a sorti le transsexualisme de la pathologie pour en faire le phénomène Transgenre. Sa théorie du genre se pose comme une réponse au puritanisme et à la répression morale. C’est Robert Stoller qui a introduit, en 1964, la notion d’« identité de genre » et qui a consacré la distinction entre sexe et genre, dans Sex and Gender, paru en 1968. Le sexe est biologique et le genre est social ! Pour lui, l’identité sexuelle se construit dès la naissance et jusqu’à la fin des deux premières années de la vie, par modelage du fait de la prévalence des liens qui unissent l’enfant  à sa mère et à son entourage !

Son évolution

A partir des années 1970, aux États-Unis, les féministes se sont emparées du concept de genre, substituant les gender studies aux women studies, premières expressions du féminisme, pour critiquer la répartition des rôles sociaux attribués aux hommes et aux femmes. Dans une perspective de revendication d’égalité et de lutte pour de nouveaux droits, gender est venu désigner ce par quoi un homme et une femme sont prédéterminés par les usages sociaux à effectuer telle ou telle tâche ou à exercer telle ou telle profession au regard de leur corps sexué. Les études féministes ont mis en évidence les inégalités entre les hommes et les femmes traditionnellement justifiées par l’existence d’une supposée « nature  féminine » et d’une supposée « nature masculine ». Contestant toute fatalité sociale, les féministes voulaient libérer les individus et leur permettre de choisir leur vie. Elles considéraient le genre comme une construction idéologique, mais le sexe restait une réalité anatomique incontournable. La nécessité se fit même sentir d’une nouvelle interprétation de l’histoire qui prenne en compte la différence entre hommes et femmes, occultée jusque-là. L’historienne Michelle Perrot s’est appuyée sur la conception du genre dans ses travaux sur l’histoire des femmes, de même que Pierre Bourdieu dans son étude sur la domination masculine. Puis la revendication d’égalité est devenue revendication d’identité, avec refus de la différence des sexes et même des genres.

Le terme genre a évolué à partir d’une critique interne du féminisme par des penseurs gays et lesbiens, dont la plus connue est la philosophe américaine Judith Butler ; son livre intitulé « Trouble dans le genre  – Pour un féminisme de la subversion », publié à New York en 1990, et traduit en France en 2005, a eu un retentissement international. Judith Butler  a inversé la relation entre sexe et genre en soutenant que le genre vient en premier et que le sexe est lui-même une construction sociale et culturelle, au delà des différences biologiques. Elle voit les dispositifs éducatifs comme autant d’injonctions adressées aux enfants pour qu’ils jouent leur rôle et apprennent à être une fille ou un garçon. Un garçon non seulement doit s’habiller comme ceci et s’exprimer ou jouer de telle manière mais il ne peut advenir à sa pleine identité et être reconnu comme tel que si un jour il part à la conquête de sa belle avec laquelle il va se marier et avoir beaucoup d’enfants, dit-elle. Pour Judith Butler  la différence sexuelle est construite par la société pour légitimer une sexualité normative, ce qui la porte à dénoncer le caractère fictif de l’identité sexuelle.

Judith Butler récuse l’existence de comportements masculins et féminins ; elle ne combat plus le sexisme qui présuppose une différence entre les hommes et les femmes, mais l’hétérosexisme ! Ses écrits ont probablement déterminé l’affichage d’un style unisexe dans la mode et poussé à débusquer toute discrimination dans le langage. Pour Butler, la femme est impensable et irreprésentable. S’est elle inspirée de Beauvoir pour qui la femme est ce sexe qui n’en n’est pas un ? En tous cas, elle a entrepris de réviser la sexualité ! Considérant la répression sociale et politique exercée contre les sexualités marginales, elle a entrepris de libérer la sexualité de l’hétérosexualité qui, selon M.Foucault dans « Histoire de la sexualité », est aliénée au pouvoir depuis l’antiquité. Séparant la sexualité de la reproduction, elle promet un plaisir infini hors du carcan de la catégorie de sexe. A instruire la sexualité par la marginalité, le projet a viré à une sexualité perverse polymorphe. Une nouvelle érotique s’est crée, non plus entre les sexes, mais entre les corps ; si le sexe n’est pas la sexualité, la sexualité passe hors sexe, ce dont témoignent de nombreux jeunes pour qui il est devenu nécessaire de vivre des expériences multiples avant d’avoir à choisir, parfois pendant des années, leur orientation ou avant de s’engager dans une relation durable. Au Brésil, il n’est pas exceptionnel de voir alterner mariage homosexuel et mariage hétérosexuel ! Une conception utilitariste et égalitaire de la vie à deux a émergé dans laquelle la vie amoureuse ressemble souvent à celle de l’entreprise avec CDD et mobilité.

En partant des pratiques marginales, Judith Butler  se demande comment penser le devenir de la sexualité de telle sorte que le pouvoir n’entrave pas le plaisir. Même s’il est vrai que le contrôle de l’ordre social s’est toujours effectué à travers le contrôle de la sexualité, par les religions en particulier, Freud, lui, est parti des marges de la santé mentale pour se demander : « Comment penser la société en incluant une évolution sexuelle civilisée telle que le pouvoir n’entrave pas les individus ? », il n’a jamais entrepris de déconstruire la sexualité.

Les effets de la théorie du genre de Judith Butler se retrouvent dans diverses expressions artistiques. Dans les années 1960, Niki de St Phalle, une féministe combative qui a été exposée au Grand Palais, a été la première à parler des femmes dans des œuvres qui paraissent joyeuses, enfantines, naïves, mais dont certaines sont acides, politiques et engagées. En tant qu’artiste, elle est une pionnière dans l’exploration des rapports du pouvoir entre hommes et femmes et du travestissement des genres. C’est pour démanteler les stéréotypes et prôner l’émancipation et l’indépendance de la femme, qu’elle a crée des femmes charnues aux corps épanouis, pour montrer combien l’homme est petit à côté de ses « nanas », Wonder women, guerrières, qui luttent contre la discrimination raciale et pour le black power.

Actuellement, le féminisme renaît à travers les réseaux sociaux, en s’attaquant au mythe de l’ordre naturel et à toutes les représentations à partir desquelles a été bâti le patriarcat. Les « Barbues » dont la barbe signe la volonté de résister à l’hégémonie masculine en rendant visibles et ridicules toutes les situations d’inégalité entre hommes et femmes, constituent un groupe de militantes d’un nouveau genre, né il y a deux ans ; elles pensent que le coup d’éclat et la dérision valent mieux que des heures de débats théoriques autour de la condition de la femme, aussi s’immiscent-elles, mentons garnis et écriteaux en main, dans les assemblées générales de grandes entreprises, dans les institutions politiques et culturelles, sur les plateaux télé et autres afin de congratuler, avec ironie, les hommes de pouvoir qui résistent héroïquement à la féminisation de la société. Leur but est de frapper les esprits, comme l’avaient fait avant elles les féministes le 26 août 1970 en déposant une gerbe sous l’Arc de triomphe à la mémoire de la femme du soldat inconnu, ce qui avait donné alors naissance au Mouvement de libération des femmes (MLF). Les « Femen » sont nées en Ukraine ; elles défendent les droits des femmes par des actions provocatrices qu’elles réalisent souvent seins nus. Elles s’impliquent également pour la démocratie et contre la corruption, la prostitution ou l’influence des religions dans la société. D’autres groupes ont émergé, comme «  Ni putes ni soumises », « Mix-Cité » ou encore « Osez le féminisme »! Ils ont pour particularité d’être mixtes, contrairement à ceux des années 1970. Ils veulent replacer la question de l’égalité homme-femme au cœur des débats de société, chiffres à l’appui : le différentiel de salaires de 20% en défaveur des femmes, 80% des emplois précaires occupés par des femmes, une femme violée en France toutes les dix minutes, 81,5% d’hommes sur les bancs de l’Assemblée nationale, 80% des tâches ménagères comme « privilège » des femmes…

C’est sur ce terreau que s’est développée « la théorie queer », du vieux mot anglais « bizarre », « étrange », « malade » qui était utilisé comme insulte à l’égard des homosexuels masculins au XXe siècle. Les homosexuels « virils » qui voulaient se distinguer des « fairies » ou homosexuels « efféminés », se sont réapproprié ce terme avant qu’il soit éclipsé par gay. Actuellement le terme « queer » englobe tous les LGBT, y compris les hétérosexuels efféminés ; il regroupe donc toutes les personnes qui subissent une discrimination en raison de leur orientation sexuelle ou de leur identité de genre, et comporte une dimension antisexiste et antiraciste. Autrement dit, se revendiquer queer est un geste politique et social qui dit que la normalité imposée aux LGBT par la société est une forme de domination, contre laquelle il est légitime de se défendre.

« La théorie queer », tendance minoritaire au sein des études de genre, a permis de reconnaitre et de comprendre des comportements sexuels marginaux. Par exemple le terme Drag king désigne une homosexuelle qui se déguise de temps à autre en homme par jeu et Drag queen est son équivalent masculin. Drag king et Drag queen ne doivent pas être confondus avec des transgenres qui eux-mêmes se distinguent des transsexuels, ni avec des travestis. Une personne transgenre veut que son apparence reflète son identité de genre, mais ne va pas jusqu’à se faire opérer. Elle porte des vêtements ou des objets traditionnellement attachés à un genre (talons et boucles d’oreille pour les femmes, cravate pour les hommes, etc.), et modifie son apparence physique par la prise d’hormones (pilosité pour les femmes, cheveux et ongles longs pour les hommes). Les transgenres ne se définissent pas comme des garçons ou des filles, ils ou elles refusent d’être enfermées dans une catégorie ou dans un comportement. L’identité queer est par nature éphémère et relève de l’autodésignation ; il est impossible de déduire le genre d’un individu queer alors que le transsexualisme affirme son appartenance à l’autre sexe et maintient l’idée d’une division entre les 2 sexes.

La théorie queer est apparue aux États-Unis, vers 1990, à partir de la théorie de la déconstruction de Derrida et d’emprunts à la psychanalyse, dans le but d’abolir les apriorismes du patriarcat. Jacques Derrida s’était efforcé de déconstruire la pensée structuraliste binaire avec ses oppositions strictes comme celle entre nature et culture. Le mouvement queer milite donc pour une déconstruction de la notion d’identité sexuée ; chacun choisirait un rôle d’homme ou de femme et une sexualité avec un partenaire du même sexe ou de l’autre, sans se demander de qui il s’agit. Certains réclament que la déclaration de sexe soit laissée libre à l’état civil ou même que toute notion de sexe et de genre y soit supprimée. La théorie queer n’hésite pas à affirmer que la différence entre une mère et un père n’est qu’une construction sans base biologique, qu’ils sont interchangeables, puisque « l’instinct maternel n’existe pas », et qu’un enfant ne perd rien à être élevé par deux pères et sans mère ou l’inverse. Elle comporte, en outre une recherche sur la prostitution et la pornographie, et les revendications identitaires en général.

Récemment, l’Autriche a remporté le concours de l’Eurovision grâce à un travesti à barbe. Au delà de la performance musicale, les regards se sont posés sur l’identité de drag queen de Conchita Wurst, de son vrai nom Tom Neuwirth, qui s’était lancé sans grand succès dans la chanson en passant dans des émissions télévisées. Il est reconnu comme artiste à part entière, par le public, depuis qu’il a créé son personnage dont le nom signifie saucisse et dont le prénom fait référence au sexe féminin en argot espagnol. Ses trois seules chansons parlent de son histoire personnelle et de sa décision de se travestir : « Unbreakable », « That’s what I am », et « Rise like a Phoenix », le morceau de l’eurovision. Récupérant l’épiphénomène médiatique, Jean Paul Gaultier l’a ensuite affublé d’une robe noire rouge et or et du pseudonyme de « zizi impératrice » pour son dernier défilé, dans le but de questionner, la fabrication politique, historique culturelle du dispositif sexe/ genre et de troubler, à son tour, l’hégémonie hétérosexuelle. « Ma barbe est une preuve qu’on peut parvenir à tout, peu importe qui vous êtes et votre apparence, a affirmé Conchita Wurst dans son discours de remerciement…. L’Eurovision célèbre la tolérance, l’acceptation et l’amour ». « Quand on a vu la haine envers les homosexuels qui s’est déchaînée en Russie lors de la préparation des Jeux olympiques de Sotchi, on s’est dit qu’il était important d’affirmer qu’en Autriche, on soutenait la diversité sous toutes ses formes », a expliqué le directeur des divertissements de l’ORF qui a appelé les Autrichiens à se tricoter de fausses barbes en guise de soutien. Ce n’était pas la première fois qu’un transgenre remportait l’Eurovision ; Dana International, qui avait changé de sexe pour devenir une femme, l’avait précédé avec « Diva », pour Israël, en 1998. Moins connu du grand public, Joël Hubaut, un artiste multicarte, dessinateur, écrivain, chanteur…, perturbe, depuis 1970, les classifications et combat « les rouages modélisées dominants qui nous contaminent, moulent et conditionnent » en passant d’une identité à l’autre. Dans la lignée de Deleuze et Guattari, il traduit les constants glissements de l’être, porteur de multiples identités : « devenir ce dont nous rêvons sur le plan professionnel, affectif, sexuel, l’homme évolue toujours vers plusieurs devenirs simultanés », affirme-t- il.

Remarquons que les interventions sur le réel du corps avec la chirurgie transformatrice, et l’hormonothérapie, ne sont toutefois pas l’apanage des seuls LGBT, qu’on se réfère au bodybuilding, aux régimes, aux tatouages, aux piercing….. Aujourd’hui, chacun peut se créer un corps conforme aux canons esthétiques du féminin ou du masculin, de l’androgynie, ou de ses propres convictions esthétiques, c’est une question de décision personnelle et de moyens financiers. Dans cette logique on pourrait voir surgir toutes sortes d’identités !

LES THEORIES DE LA CONSTRUCTION DE L’IDENTITE SEXUEE

Il existe trois modèles importants de construction de l’identité sexuée: la théorie psychanalytique, celle de l’apprentissage social et la théorie cognitivo-développementale. De plus en plus de chercheurs considèrent qu’il convient de se référer à des modèles plurifactoriels qui intègrent les dimensions cognitive, sociale et affective.

La théorie de l’apprentissage social : Selon cette théorie, l’enfant acquiert les rôles, les attitudes et les conduites sexués par l’imitation de modèles du même sexe ; l’imitation est renforcée par les parents, les pairs, les maîtres et les médias. Trois notions décrivent comment garçons et filles s’attribuent les caractéristiques masculines ou féminines, et comment le père, plus que la mère, y contribue. Les notions de « sexe d’assignation » de Money et « d’étiquetage », de Luria, introduites en 1978, indiquent que tout enfant est élevé en fonction de l’étiquette « garçon » ou « fille » attribuée par les parents, tandis que la notion de « mandats » de Birns en 1976 montre que les parents transmettent à leurs enfants des modèles de masculinité et de féminité qu’ils ont eux-mêmes reçus de leur culture et intériorisés. Récemment, une enquête a révélé que les garçons reçoivent plus de jouets que les filles, que leurs jouets relèvent des domaines de l’éducatif, de la mécanique ou de l’agressivité tandis que les jouets proposés aux filles encouragent les imitations d’aptitudes domestique et maternelle. Les jouets font donc perdurer les stéréotypes de rôles tout en participant à la construction des identités masculines et féminines de notre culture. La conformité à un modèle social ne constitue pas une identité psychologique ! Cette approche, fondée sur l’observation des comportements, ignore la diversité subjective et clinique !

La théorie cognitivo-développementale, met en avant l’aspect constructiviste des catégories masculin-féminin et décrit trois stades durant lesquels l’enfant en arrive à la compréhension du genre et surtout à sa constance. Vers l’âge de 2 ans, au stade de l’identité de genre, l’enfant différencie et classifie les adultes en homme ou en femme, seulement sur des caractéristiques physiques, et il se situe lui-même dans la classe homme ou femme. Vers l’âge de 3-4 ans, l’enfant comprend que le genre est stable dans le temps ; c’est le stade de la stabilité de genre. Puis il entre dans le stade de la constance de genre quand il comprend que le genre est constant au-delà du temps et des situations. L’identité est définitivement stable vers l’âge de 7 ans. Dans ce modèle théorique, les cognitions sont premières et la catégorisation est le processus essentiel : les enfants construisent des concepts relatifs aux caractéristiques de chacun des sexes, ils élaborent une conception de leur propre identité et sélectionnent les conduites qu’ils savent appropriées à leur sexe.

La théorie psychanalytique décrit comment l’enfant prend conscience de la différence anatomique des sexes et s’identifie au parent de même sexe durant les premières années de la vie. Freud a envisagé chaque étape du développement du point de vue psychosexuel avec l’entrée en jeu successive des différentes zones érogènes sous l’effet des pulsions. (La conception freudienne de la sexualité est bien plus large que celle qui prévalait à son époque et qui prévaut toujours aujourd’hui. Il a démarqué la sexualité d’une finalité de procréation au profit de l’obtention d’une satisfaction.)

Le stade oral qui correspond environ à la première année, comprend des processus qui permettent à l’enfant de se différencier de sa mère et d’accéder à la relation d’objet. Le stade anal qui lui fait suite, jusqu’à 2/3 ans, correspond à la construction du sentiment de sa propre identité ; il se constitue comme personne grâce au langage, avec l’émergence du « je », mais pas encore en personne sexuée.

C’est au stade phallique, lors de la 3ème ou 4ème année de la vie, que l’enfant prend conscience de son sexe et du plaisir qu’il peut en tirer par la masturbation. Le nom de ce stade fait référence à la mythologie grecque où Phallus était un symbole de puissance et de fécondité. L’enfant se rend compte que certains n’ont pas de pénis ; le garçon nie le sexe féminin et continue de croire que sa mère est pourvue d’un pénis, tandis que la fille vit une blessure narcissique, imagine que son clitoris va pousser ou développe des attitudes phalliques. Le stade phallique est un stade narcissique centré sur la question de la possession du pénis, pas encore sur celle de son usage, ni sur celle de la réelle différence anatomique des sexes. Dans la phase phallique, seul l’organe mâle joue un rôle comme symbole.

C’est le complexe d’Œdipe qui permet à l’enfant de constituer sa propre identité sexuelle par identification successive aux deux parents dans leurs caractères sexués. Comme dans la légende de Sophocle, le complexe d’Œdipe, qui se situe entre 4 et 7 ans, correspond au désir inconscient d’entretenir un rapport sexuel avec le parent du sexe opposé et d’éliminer le parent rival du même sexe: le petit garçon veut dormir près de sa maman et l’épouser ; la petite fille veut être la petite femme de son papa et avoir un enfant de lui. Mais le garçon comme la fille se heurtent à la castration, terme qui n’exprime pas la menace d’une mutilation réelle du corps mais l’interdiction de l’inceste, et ils renoncent à leur désir.

L’objet d’amour initial, pour tout enfant, étant la mère, le complexe d’Oedipe ne se déroule pas de manière identique chez le garçon et chez la fille. *D’abord dépendant de sa mère, le garçon s’identifie à son père pour la séduire. Imiter le père revient à lui plaire, à se laisser façonner par lui dans une position homosexuelle passive transitoire avant d’investir libidinalement la mère. La libido de l’homme passe toujours par une étape homosexuelle qui est à l’origine des sentiments sociaux et des désirs homosexuels inconscients chez tous les hommes hétérosexuels. L’identification primaire au père est la condition de mise en place de l’Oedipe chez le garçon et de l’investissement libidinal de la mère. A la sortie, le plus souvent le garçon renforce son identification au père pour accentuer sa virilité, mais il peut aussi développer une identification à la mère ou maintenir la coexistence des deux identifications. Si l’identification au père n’est pas dépassée, le sexe féminin, dévalorisé du fait de l’absence de pénis, devient source d’effroi ou d’aversion, et le choix d’objet s’effectuera sur un mode narcissique donc homosexuel, avec culte de la virilité, recherche de partenaires qui représentent un idéal de beauté (Cf. O.Wilde, Verlaine). Voilà pour le premier type d’homosexualité masculine, car la psychanalyse en distingue deux. Si au lieu de renforcer son identification à son père, le garçon esquive toute rivalité avec lui et s’identifie massivement à sa mère, il sera incapable d’investir une autre femme et prendra comme objet des personnes qui ressemblent à sa propre personne. Ce type d’homosexualité masculine ne correspond pas à la réalisation d’un idéal efféminé; il s’agit d’une forme particulière d’assujettissement à l’être de la mère pour laquelle ce fils est souvent plus important que ses autres enfants, assujettissement renforcé par un effacement du père dans la vie de l’enfant. L’identification à la femme entraine la recherche de la séduction et la passivité à l’égard de partenaires actifs.

*Chez la fille, c’est la vue du pénis qui déclenche le complexe d’Oedipe; elle se vit comme une victime isolée de la castration, avant de comprendre que les autres filles et femmes sont également dépourvus de pénis. Dévalorisée par rapport au garçon, elle en fait grief à sa mère, se détache d’elle et oriente son désir vers son père. Généralement, l’envie de pénis trouve un substitut symbolique dans le désir inconscient d’avoir un enfant de lui et pour lui plaire, elle s’identifie à sa mère, tente de la remplacer auprès de son père, se met à la haïr. Parfois, dépitée de n’avoir pas pu avoir un enfant de son père, la fille revient vers sa mère qu’elle tente d’aimer mieux que lui, dans une position qui déterminera son homosexualité. Elle étend la dévalorisation de l’image paternelle à tous les hommes avec lesquels les relations deviendront difficiles. L’homosexualité féminine contredit le concept d’homosexualité qui est d’aimer dans l’autre du même, car elle est la réalisation d’une identification masculine. L’homosexuelle affirme son aptitude à assurer le bonheur d’une femme dans une position de compétition par rapport au père ou à l’homme.

Nous venons de voir avec Freud qu’une grande partie de ce qu’on appelle identité sexuée est déterminée par des expériences de la vie infantile devenues inconscientes pour la plupart, et ne dépend pas seulement de facteurs organiques. Du point de vue de l’inconscient, rien ne témoigne d’une maturation instinctuelle ou pulsionnelle qui, par nature, porterait chacun à se définir en termes subjectifs par rapport à son sexe ou à l’autre, rien ne témoigne d’une détermination génitale naturelle envers un objet sexuel préétabli, ni même d’une finalité de reproduction. Il n’en demeure pas moins que, pour la psychanalyse, c’est l’anatomie qui fait que le complexe de castration prend la forme de l’envie de pénis chez la fille et de la peur de le perdre chez le garçon. La sexualité humaine s’organise autour du phallus, tant pour l’homme que pour la femme ! Le phallus fonctionne comme référence unique ! Rien ne permet, au niveau de l’inconscient, de dire ce qui distingue un sexe de l’autre, et la clinique démontre à quel point les positions sexuées sont ambiguës et vacillantes. « Suis-je homme, suis-je femme? » est la vraie question que se pose tout névrosé sous des formes diverses et même plutôt « Qu’est-ce qu’une femme? ». Jusque là la théorie du genre est psychanalyse compatible.

CRITIQUE PSYCHANALYTIQUE DE LA THEORIE DU GENRE

Si les études de genre ont pu s’appuyer sur la psychanalyse pour critiquer le caractère naturel de l’identité sexuelle, et le réel de la différence des sexes, elles en ont détourné des concepts pour tenir un discours qui n’est concordant qu’en apparence. Il manque à la théorie de Stoller la dimension de l’inconscient qui s’est perdue dans les développements de la psychologie du moi anglo-saxonne. Son concept d’identité sexuelle est indépendant de l’Oedipe et de la castration, sa notion de genre ignore celle de phallus qui inscrit l’homme et la femme dans l’ordre sexuel et l’idée d’une libido unique est récusée. L’identité sexuelle de la théorie du genre, plus encore de la théorie queer, est bâtie sur la reconnaissance d’un trait imaginaire, partagé par les membres du groupe de transsexuels, transgenres ou homosexuels et qui ravale le sexe au rang d’un simple caractère. Par conséquent, le groupement fondé sur l’imaginaire ne peut avoir qu’une position revendicatrice portant sur la différence induite par le trait partagé par les membres du groupe. Quant à Butler, elle se demande si le sexe et le genre sont utiles à la sexualité, tandis que Freud et Lacan ont cherché à comprendre par quel registre passe la différence sexuée. Théorie du genre et psychanalyse sont antinomiques, ce qui se démontre par un retour sur l’identification sexuée avec Lacan, cad par un retour sur le complexe d’Oedipe.

L’Oedipe réalise le passage de la relation duelle avec la mère à la relation ternaire médiate. Rappelons que la mère, qui a été frustrée de ne pas avoir le phallus quand elle a découvert la différence des sexes, est tentée d’investir son enfant comme tel. Par conséquent, cet enfant, garçon ou fille, doit renoncer à être le phallus maternel  ce qui lui est facilité par l’intervention de la loi du père, par l’interdit de l’inceste. Alors, à l’issue de l’Oedipe, pour se prévaloir de la virilité, le garçon s’identifie au père. Le cas de la fille est plus complexe car elle s’est identifiée à l’objet paternel, au phallus et elle doit renoncer à la virilité pour devenir femme. La féminité s’avère donc toujours incertaine ce qui ne manque pas de tourmenter tous les névrosés : « qu’est-ce qu’une femme ? ». Continuons. La clinique révèle que le renoncement au phallus n’est jamais total ni définitif. La résistance universelle à la castration, amène homme et femme à s’installer dans le paraître, dans le semblant, avec la volonté, pour l’un comme pour l’autre, d’être le phallus, cad le signifiant du désir de l’autre, dans la demande d’amour. Il y a donc une dimension de semblant dans la position sexuée d’un sujet quel qu’il soit. L’homme et la femme jouent à paraître détenteurs du phallus pour le protéger quand il l’a, pour en masquer le manque quand elle ne l’a pas, dit en substance Lacan. Une femme se voue à représenter le phallus en faisant semblant de l’être, c’est la mascarade féminine qui recouvre une rivalité avec l’homme. L’homme fait semblant de l’avoir, c’est le « faire homme » du macho qui veut faire croire qu’il l’a, c’est le comique viril. L’hystérique féminine, par exemple, sait si bien faire l’homme non castré à l’image du père qu’elle peut en remontrer, qu’elle rivalise avec les hommes, tandis que l’hystérique masculin s’est rangé du côté des femmes et accomplit sa virilité par les voies de la séduction, comme créature exceptionnelle ou énigmatique.

« Il est du destin des êtres parlants de se répartir entre hommes et femmes », dit Lacan, mais cette répartition n’est pas forcément conforme à l’anatomie car « ce qui définit l’homme, c’est son rapport à la femme et inversement » et ce rapport est placé dans la dimension du semblant, comme lors de la parade sexuelle des mammifères supérieurs. Pour Lacan, « l’identification sexuelle ne consiste pas à se croire homme ou femme mais à tenir compte qu’il y ait des femmes pour le garçon, de ce qu’il y ait des hommes pour la fille ». Homme et femme ne valent que l’un par rapport à l’autre. La fille peut être le phallus pour les hommes comme le garçon peut l’être pour les femmes : chacun peut incarner pour l’autre, pendant un moment, la Jouissance sexuelle.

Lacan a utilisé le terme de sexuation pour désigner au delà de la sexualité biologique, la façon dont, dans l’inconscient, les hommes et les femmes se rapportent à leur sexe propre et à la question de la différence des sexes. La clinique, qui montre une nette prédominance féminine dans l’hystérie et une nette prédominance masculine dans la névrose obsessionnelle, l’illustre bien. Cette prédominance est encore plus grande si l’on situe la névrose non pas par rapport au sexe anatomique mais par rapport à la position sexuée : l’hystérie est propre à la position féminine, la névrose obsessionnelle est propre à la position masculine.

La sexuation c’est ce qui amène tout sujet parlant à assumer une identité sexuée, masculine ou féminine, à se ranger dans l’une ou l’autre partie d’un tableau. Pourvu ou non d’attributs masculins par le déterminisme génétique, tout être parlant a le choix de se poser dans la partie gauche du tableau, du côté de l’identité sexuée masculine. Les formules indiquent que le symbole phallique vaut pour tous, que tout homme est soumis à la castration , à condition qu’il y en ait au -1 qui n’y soit pas soumis, . (C’est une question de logique : pour constituer une classe il faut déterminer la possibilité de l’absence du trait qui la distingue. Cet au moins Un, référence symbolique, est évoqué par Freud dans Totem et tabou, c’est le père mythique de la « horde primitive », le père mort qui aurait joui de toutes les femmes et qui aurait été tué et dévoré par ses fils. Il y a donc une borne qui indique qu’il y a une jouissance interdite et qui subordonne les hommes à la seule jouissance phallique. C’est le statut de ceux qui se réclament du père mort, acceptent sa loi et se prévalent de ses insignes. ) Du côté de l’identité sexuée féminine, à droite, aucune des deux formules ne traduit une universalité possible. C’est la logique du pas-tout. D’une part, il n’existe pas une femme qui fasse exception à la fonction phallique : ( ce qui signifie que ce n’est pas un univers borné et qu’au contraire des hommes les femmes n’ont pas de limite au lieu de leur jouissance. ) D’autre part, les femmes ne sont pas-toutes soumises à la castration c’est-à-dire qu’elles le sont de façon contingente, ce qui ne veut pas dire qu’elles n’y soient pas soumises du tout. La différence des positions sexuées féminine et masculine est repérable dans leur dissymétrie. D’un côté le phallus, de l’autre rien, il n’y a pas de signifiant de la femme comme telle, pas de signifiant du sexe féminin. Ainsi, « La femme n’existe pas », le La est barré (), elle ne fait pas univers. Lacan montre ainsi qu’il n’y a pas de rapport sexuel qui soit inscriptible : « il n’y a pas de rapport sexuel ».

Si Lacan rejette l’idée qu’un homme ou une femme reçoivent leur identité sexuelle de leurs seuls caractères sexuels primaires et secondaires, il pense qu’elle ne nous est pas non plus décernée par notre environnement familial, social, historique ou politique. Qu’on désigne un individu comme homme ou comme femme à l’état civil, ne signifie pas qu’il doive s’y plier ; il peut accepter son sexe, le mettre en doute comme dans l’hystérie, refuser son univocité comme dans la bisexualité ou encore le rejeter pour en changer comme dans le transsexualisme. Si la nomination joue incontestablement un rôle, elle ne peut assurer le sujet de son être sexué : ni la nomination de l’état civil ni celle des parents à la naissance ou de l’accoucheur « c’est une fille ! C’est un garçon ! » ni celles que l’enfant reçoit au cours de son développement « garçon manqué », « poule mouillée » ou « pédé ». Chez tout sujet, le choix de l’identité sexuelle est l’effet d’une mise en jeu de l’inconscient qui reconnaît ou rejette le phallus symbolique, ce qui le rend sujet d’une communauté d’êtres sexués répartis en deux groupes réellement distincts. C’est une autre détermination de l’inconscient qui va l’amener à admettre ou à refuser les contraintes liées à l’exercice de ce phallus : s’accepter en tant qu’homme ou femme.

Du fait qu’il n’y a que des semblants d’homme et de femme, comme l’a démontré Lacan, la question du genre serait à situer du côté du semblant, du côté d’un excès de représentation. Lacan a anticipé l’approche du genre avec un petit conte : Une perruche était amoureuse de Picasso, cela se voyait à la façon dont elle mordillait le col de sa chemise et les battants de sa veste. Cette perruche était amoureuse de ce qui est essentiel à l’homme, son accoutrement, elle était comme Descartes, pour qui les hommes, c’était des habits en … pro-ménade. Les habits, ça promet la ménade – quand on les quitte. La perruche s’identifiait à Picasso habillé. L’identification, à l’habit et non au corps, équivaut au genre.

CONCLUSION

Une société organisée par le libre choix du trait distinctif d’une sexualité devenue indépendante de l’anatomie, si elle advenait, compliquerait la reconnaissance mutuelle et singulière, et d’abord celle du sujet dont le premier désir est de se faire connaitre. On constate déjà une difficulté des hommes et des femmes à trouver l’assise de leur identité sexuée, car ils sont confrontés à un discours social qui réduit la différence sexuée. Ils expriment souvent leur mal-être de façons détournées. Les femmes, privées de la reconnaissance de leur différence, posent de manière indirecte des questions sur la féminité en développant des troubles alimentaires, en recourant à une IVG en dépit de la contraception, en se confrontant à des échecs scolaires ou professionnels brutaux et incompréhensibles. Les hommes, eux, ont du mal à affirmer leur position masculine, ils oscillent entre l’autoritarisme, des propos sans consistance et des mises en acte inconséquentes. Toutes ces manifestations symptomatiques traduisent les difficultés, des hommes comme des femmes, à reconnaître l’altérité dont le modèle est la différence sexuée qui est au fondement de la subjectivité de chacun. Quand elle est bafouée, l’altérité entre les êtres resurgit dans des débordements racistes, et l’altérité à l’égard de soi-même s’échappe dans des actes à notre insu. Enfin, la labilité entre sexe et genre a également des conséquences sur la définition du corps, comme matérialité entièrement construite !

Le Brésil, décrit par Angela Jesuino, psychanalyste d’origine brésilienne, est il le modèle de ce qui peut nous arriver ? Elle décrit les brésiliens comme modernes avec une identité labile, inachevée, du fait de leur histoire. Elle parle même de carnavalisation de l’identité, tant le travestissement tient une place importante dans leur vie. Elle souligne l’importance du corps dans la culture brésilienne avec tatouages et inscription du nom. Elle rappelle l’énorme succès, il y a quelques années, de « Robocop gay » une chanson interprétée par Mamonas Assassinas dont le chanteur était un homme habillé en femme ne cachant aucun de ses attributs. Elle nous apprend que les adolescents postent des clips vidéos sur le net visant à affirmer que l’on n’est pas obligé de choisir son sexe. Elle rapporte le cas d’une de ses patientes hétérosexuelles qui, parce qu’elle s’était rendue à la gay pride, a trouvé tout naturel d’y embrasser une femme. Qui peut répondre ? Quoiqu’il en soit, les tatouages, les masques ont toujours existé, et la mascarade a toujours renversé, pour un instant, l’ordre établi…..

Joelle SZYMANSKI-KHALIL

Janvier 2015