Claude RIVET : De la mise à l’écart à l’intervention d’un écart : nouage par l’écriture

intervention dans le cadre de la journée ALI-EPHEP « du bon usage du traumatisme » en juin 2018

Quand le sexe devient-il traumatique? N’est-ce pas notre modernité qui tend à le faire passer pour
tel ? Comment interpréter alors la question des traumatismes en général ?

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Dans les lettres d’amour d’un soldat de vingt ans, adressées à Irène, dont il est épris
Jacques Higelin écrit – « Il faut que nous fassions quelque chose de ces lettres
d’amour…parce qu’il faut que les soldats de 20 ans sachent combien une femme
peut intervenir dans leur vie, peut les aider pour les faire avancer. Le jeune homme
que j’étais, le jeune homme est parti de vous qui lui a appris l’amour, à écrire et à
penser ».

Je prends comme un exemple d’inventivité sur le bon usage du traumatisme,
Jacques Higelin, le soldat poète, et ses lettres d’amour adressées à une femme. Ces
échanges épistolaires montre comment un homme peut faire face au Réel, face au
Réel de la guerre, et comment il se maintient vivant dans le champ de la réalité
organisée par son fantasme.
«J’ai eu besoin que tu m’aimes que tu m’attendes, » écrit il à Irène d’Algérie en
1962. Tout au long des jours, alternent le comptage des lettres, « aujourd’hui 2
lettres de vous … ce matin rien encore … votre dernière lettre date du, et depuis
plus rien…4 lettres ce matin… samedi, dimanche, lundi , mardi, mercredi, pas de
lettres ca recommence… le comptage des lettres jour après jour forment ainsi une
trame sur laquelle se nouent le Réel qui menace de l’engloutir, l’Imaginaire de
l’amour et le Symbolique de l’écriture .
# Pour le soldat Higelin les lettres adressées à une femme maintiennent,
soutiennent le champ de la réalité tel que Lacan le conceptualise sur le schéma R
(p552 Ecrits, ) Dans les exemples que je vais vous présenter, j’ai voulu repérer la
validité ou l’invalidité des appuis qui sont représentés dans le quadrangle du
Schéma R , c’est à dire les 4 épingles qui sous tendent le champ de la Réalité, mi
MI: le petit m du moi et le petit i de l’image spéculaire sur l’axe imaginaire, ET Le
grand I de l’Idéal du Moi, des idéaux et le M de la mère symbolique adossé à l’axe
du Nom du père
@ 2 Hypothèses / Face à l’exécrable, l’écriture, sous ces différentes formes, lettres,
romans, fictions, témoignages, peut soutenir le sujet vivant dans sa construction
fantasmatique, c’est le cas de Jacques Higelin. #Et Par ailleurs, lorsqu’il y a eu
réellement effraction traumatique, lorsqu’il y a eu un écroulement partiel ou total de
la structure subjective, tels qu’on les observent dans les névroses traumatiques,
l’acte d écriture pourrait (2) participer à la reconstruction psychique, en orchestrant
un re-nouage de la structure, et permettre des passages d’une réalité morcellée ou
biface à une réalité moebiale.
# J’illustrerai donc ces deux hypothèses concernant le rôle de l’écriture pour //
d’une part la préservation de la construction subjective moebiale,…
//ET d’autre part dans les reconstructions et tentatives de reconstructions post
traumatiques avec des exemples pris dans la littérature.
Dans l’exemple du soldat Higelin, soutenu par le signifiant phallique et ses idéaux,
référé au grand Autre qui le tiennent, il traverse l’épreuve, et va même à la
rencontre de l’altérité. Il circule dans un discours organisé sur une bande de
Moebius. Dans une lettre datée du 3 juillet 62, il raconte à Irène comment il se
joint à la foule algérienne en liesse, sortie spontanément dans les rues de Souk-
Arhas, lors de la déclaration d’indépendance du général De Gaulle.
#« Sorti nu-tête, en treillis, avec ma canne … les rues étaient noires de monde, les voitures comme
folles couvertes de drapeaux et de gosses scandant « yaya Ben Bella »… les gens venaient à nous,
mélangeaient leurs sourires aux nôtres. Les femmes d’abord étonnées de notre présence … nous
souriaient et nous bénissaient ».
« Le sujet entre dans le jeu en tant que mort,- en tant qu’objet mais c’est comme vivant
comme sujet vivant qu’il va le jouer » disait Lacan Ecrits (P 552 des Ecrits)//
Ce passage où le soldat Higelin rejoint le peuple algérien pour fêter la victoire de
l’indépendance illustre comment la fonction du Nom du Père opère pour lui, sujet
qui peut circuler dans le social, se déplacer par rapport aux Idéaux de la mère
Patrie. Il n’appréhende pas l’altérité comme un danger, sur un mode paranoÏaque,
ce qui permet à Higelin de tenir subjectivement, c’est de pouvoir maintenir la
fonction de l’Idéal du Moi en se déplacant vis à vis des Idéaux Patriotiques de
l’Algérie française pour rester fidèle à ses Idéaux démocratiques . Le traumatisme
signe la mauvaise rencontre qui a fait voler en éclat le pacte de confiance en
l’humanité . Lors des mathinées lacaniennes à Marseille en juin dernier, Jean Brini a
démontré à partir du théorème du prisonnier et d’une matrice logique que la
confiance réciproque est une nécessité logique, pour que le théorème fonctionne,
c’est à dire pour que le sujet puisse jouer le jeu du jeu .
Jacques Higelin n’est pas le seul soldat à écrire à une femme pour maintenir ou
tenter de retrouver une place d’homme dans des circonstances de guerre. Le
psychanalyste Wilfred Bion, soldat dans l’armée anglaise pendant la première guerre
mondiale, puis psychiatre des armées lors de la deuxième guerre mondiale, avait
noté cette importance de l’adresse à une femme dans les lettres des soldats dont il
s’occupait.
Pourtant pour Bion il n’y a pas de sens sexuel dans cette adresse. // Dans ses
élaborations ultérieures W Bion conceptualise les processus psychiques à l’oeuvre
dans la construction subjective, et son expérience du traumatisme de guerre en
porte la marque.
Il différencie les processus Beta qui sont des impressions brutes des sens , et le
processus alpha qui est un processus de symbolisation. Le processus de
symbolisation alpha permet de passer de l’expérience sensorielle, à la forme
« mentale», du Réel du corps à la fonction de penser les sensations.
# L’originalité de Bion est de conceptualiser cette transformation du bêta en alpha,
qu’il considère comme l’acquisition d’une capacité qui donne dès lors accès au
Symbolique.// Une fois que le sujet possède cette fonction, il peut à loisir effectuer
ce travail de transformation. (Proximité de la conceptualisation de Lacan du stade
du miroir, sauf qu’il n’a repéré la part essentielle de la parole, au lieu de quoi il parle
de processus de pensée )
Selon Bion c’est la fonction alpha qui est altérée dans le traumatisme, et laisse le
traumatisé démuni d’outils de penser, //enfermé dans la répétition du vécu
sensoriel du trauma, sous l’empire des sens, processus béta bruts qu’il n’a plus la
capacité d’élaborer, mais qui continuent à agir à son insu.
# Le traumatisme a avoir avec une mise à mal des Idéaux, qui signent pour un sujet
la rupture du pacte de confiance avec le grand Autre , rupture du pacte qui peut
entrainer un effondrement global de la structure subjective, lorsque le poinçon qui
maintenait la barre entre S et a saute.
Les lettres que des soldats de Bion écrivent à une femme, pourraient être alors un
recours, – retour, retour à l’appel primordial à la mère, au Grand Autre primordial
avec lequel il a appris à parler,…
…tentative de reprendre là où un état de détresse, s’empare à nouveau de la réalité
/ Hilflosigkeit. – (: helplessness. – desamparo. – essere senza aiuto)
…lettres à une mère qui serait un appel à celle qui a appris à parler et à donner un
sens au monde désorganisé des sens , Umweld,…
… appel pour soigner ce que Bion repère comme la défaillance de la fonction
alpha à symboliser les émotions et les sensations brutes.
Le film de Gabriel Le Bomin «les fragments d’Antonin» illustre les états les plus
extrêmes de traumatisme de guerre . Antonin à la fin de la guerre de 14-18 est
retrouvé errant dans un état d’hébétude et de morcellement tels que même les
facultés de parler et d’écrire sont perdues. C’est le prénom retrouvé et articulé, à la
vue de « Madeleine », qui semble réveiller la mémoire morte et figée dans le corps
jusque là totalement muet du soldat Antonin. Les processus sensoriels, la vue, le
toucher, la voix, peuvent se réorganiser autour de la fonction de nomination, qui
agit comme un fil de suture, prémisse du soin. Cette nomination lui permet de
trouver des bords sur lequel s’appuyer pour se réunifier .
Le traumatisme signe la mauvaise rencontre avec un Autre non barré qui a fait
voler en éclat le pacte de confiance en l’humanité ; De quelle manière l’écriture
participe t elle à la reconstruction du pacte de confiance dans l’Autre ?
# Premièrement en imposant un temps de mise à l’ écart, qui neutralise l’axe
Imaginaire a-a’, celui de la relation imaginaire à l’autre érotisée (et agressive), mise à
distance de l’autre temporaire, que la parole ne permet pas. Cf mon titre « de la
mise à l’écart à l’invention d’un écart ».
#Deuxièmement en inventant un récit, RSI, qui a une fonction de mythe, qui
permet au sujet de se refonder à partir d’une sorte de nouveau roman individuel du
sujet. Ce qui compte est moins la véracité que la création du mythe qui prend appui
sur l’adresse à l’altérité, pour retrouver la fonction du semblant dans l’identité.
#Troisièmement elle produit un objet, le livre qui va circuler dans le social, dans
les discours, et dans les circuits culturels, sociaux, économiques, qui représente un
objet d’échange, pour d’autres, les petits autres, qui sont réintroduit dans le circuit
de l’échange dans ce troisième temps.
# C’est ainsi que l’écriture fait des noeuds aux quatre coins du tissu subjectif, et
recrée le tissage à partir des Trous qu’elle opère dans un Réel devenu compact …
trous de mots, où le sujet pourra re-trouer le Réel , et re-trouver, un Heim, un asile,
un lieu, un domicile dans l’Autre, et ek-sister à partir de cette nouvelle consistance
subjective. Les tsisits, sont des franges qui font tenir le drapé d’un vêtement dans
la religion judaïque, ils nouent le souvenir et le présent autrement, Je reprend cette
image pour dire que c’est ainsi que nous sommes noués et drapés dans le
rectangulaire Moebial de la Réalité. L’acte d’écriture réinscrit les points d’ancrage de
la structure MimI du schéma R //et fait tenir le drapé du fantasme qui nous habille
et nous protège du Réel. Drapé qui est peut-être le manteau perdu qui obsède la
patiente rescapée du Bataclan dont Stéphane Renard vient de nous parler.
# Marguerite Duras disait qu’elle écrit pour sortir du trou du Réel « Se trouver dans
un trou, au fond d’un trou, dans une solitude quasi-totale et découvrir que seule l’écriture vous
sauvera. ». De ce trou elle réinvente symboliquement un Barrage contre le Pacifique
que sa mère tentait réellement et vainement de construire dans le delta du Mékong
lorsqu’elle, Duras était enfant.
La rencontre avec le Réel affecte le style, laisse des traces qui rendent compte de la
difficulté rencontrée pour dire l’impensable avec des mots. Duras opère avec des
coupures, aux ciseaux. L’écriture fait trou dans le Réel, et le sujet apparait devoir
figurer de manière particulière dans les entrelacs de l’écriture, entre les signifiants,
écriture qui vient border ce trou d’où le sujet peut émerger.
#
« Ma femme dit qu’elle voulait un enfant de moi.// NON! dis-je immédiatement tout de
suite, sans hésiter, //pour ainsi dire instinctivement, car il est désormais naturel que nos
instincts agissent contre nos instincts….// NON ! » écrit dans son dernier roman
Imre Kertesz, //écrivain hongrois rescapé des camps. Il analyse son refus de
la paternité dans « Kaddish pour l’enfant qui ne naîtra pas ».
Le dire NON d’Imre Kertesz s’oppose au « dire NON » de la dénonciation
hystérique dont l’actualité présente des exemples d’excès où les unes unies – La
Une – projettent sur l’autre la responsabilité et la dénonciation de l’impossible.
Pour Imre Kertesz dire NON c’est dire NON à l’abjection, //à l’identification à
l’objet a, pour qu’il s’en dégage, //et pour que l’objet a puisse à nouveau circuler.
« Comment peut-on obliger un être vivant à être juif ?»….
Etre juif, donc identifié à l’objet a condamné à partir en fumée.
Voilà comment ce NON permet à l’auteur d’opposer une limite à l’abjection, //et
Imre Kertesz y trouve un appui pour se mettre en route vers la vie, //témoignage
d’un auteur qui disait écrire «pour continuer à creuser la tombe que d’autres ont commencé à
creuser pour moi dans les nuages ».
Dans ce dernier roman, il exprime ce point de butée – de la transmission
impossible – avec finesse, courage et lucidité dans la compréhension de ce à quoi se
rapporte le travail d’écriture pour lui.
Il invente une métaphore troublante et belle à la fois «continuer à creuser sa tombe avec
sa plume ». //
L’invention de ce signifiant « plume » incarne un point de bascule où l’objet qui
s’évapore en fumée représente aussi l’instrument phallique avec lequel il invente
son écriture, métaphore dont il se saisit pour se reconstruire, se remémorer,
perlaborer dans le récit.
Les longs méandres du fil que tisse la plume le fait remonter à des souvenirs
d’enfance où il peut faire des liens analogiques entre son vécu subjectif de peur au
camp face à la folie destructive du pouvoir concentrationnaire, //et les souvenirs
de l’enfant qu’il était// même sensations de peur face à l’autorité violente de son
père, père aimé et haï tout à la fois , retrouvailles avec la névrose infantile d’avant le
trauma.
Il reconnaît le point de confusion entre Réel qui le désigne comme objet déchet et
sa propre ambivalence imaginaire et masochiste face à l’instance du père qui bat un
enfant, celui du fantasme freudien. La prise en compte de la modalité
de l’identification au père lui permet de reconnaître sa responsabilité de sujet
dans l’impossibilité qu’il a à nouer un lien affectif avec une femme sans que se
mette en acte l’automaton, le Réel de la force destructrice éprouvée sur lui même et
cherchant à se répéter.
Cette reconstruction littéraire, cette prise de conscience, cette perlaboration
participe-t-elle à la traversée du fantasme ?
Imre Kertesz témoigne qu’«après Auschwitz, on ne peut écrire que de la fiction,
mais pas réaliste, de la poésie, le témoignage brut est impossible».
Un roman de Kurt Vonnegut « Abattoir 5 ou la croisade des enfants » paru en 1969
témoigne aussi de son vécu personnel pris dans la destruction de Dresde/ dans un
style très surprenant alternant autobiographie, et science fiction.
Ce texte hors norme est écrit par un romancier reconnu et ancien officier et vétéran
de la première et de la seconde guerre mondiale, il est aussi un survivant des
bombardements incendiaires de Dresde où il était détenu prisonnier des Allemands.
En réalité il doit sa survie d’avoir été enfermé dans le bâtiment 5 des Abattoirs de
Dresde. Ce dont il témoigne dans ce livre déroutant.
Dans le fil du roman, son héros Billy Pilgrim décolle du temps et de l’espace,
il est à la fois un opticien américain (un des métiers de KV),
un soldat amoureux, //ou bien un humain kidnappé par des extra terrestres,
mais il est surtout ce soldat américain qui fut témoin traumatisé de la destruction
totale de la ville de Dresde en 1945.
#Dans ce texte, lorsque les mots ne peuvent rendre compte du Réel, les
Trafalmadoriens s’emparent de lui et l’emmènent sur leur planète.
« Billy Pilgrim a décollé du temps ; Il s’est endormi veuf et gâteux, et il a rouvert les yeux le jour
de son mariage. Il est entré par une porte en 1955, est ressorti par une autre en 1941… »
« Sur la planète Trafalmadore, j’ai appris qu’une personne qui meurt ne meurt pas vraiment.
Elle continue de vivre dans le passé »
Billy Kurt Vonnegut n’est plus dans un temps chronologique mais dans une
temporalité réaménagée par le fantasme.
« Que chantent les oiseaux ? ce qu’on peut chanter après un carnage,/des choses comme « cuicui
cui ».
#Ce dernier signifiant représente à la fois le chant de l’oiseau, la destruction des
corps, et le constat d’échec de la vie. Le style de Kurt Vonnegut, souvent sur un
mode délirant rend compte de la déliaison du vécu corporel et de la perte de la
continuité de la perception du temps et de l’espace. Le Réel éjecte le sujet de sa
place dans l’Autre, ne lui laissant d’autre issue qu’une forclusion de la réalité, à
laquelle il substitue momentanément une construction délirante.
## Avec ses exemples, j’ai voulu montrer comment l’écriture maintient de l’Autre,
du grand Autre, ou le remet en place dans le cadre de la réalité, en fonction des
cicatrices du traumatisme et de la structure initiale du sujet … Et pour conclure, et
en venir à l’argument de la journée « quand le sexe devient il traumatique ? », Il me
semble que c’est lorsque le sexe n’est plus médiatisé par l’Autre , justement, quand
il n’est plus inscrit dans la parole qu’il va faire effraction dans la subjectivité.
Je voudrais remercier les organisatrices et organisateurs de la journée de l‘erreur qui
s’est glissée dans le titre que j’avais proposé initialement « De la mise à l’écart à
l’invention d’un écart : nouages par l’écriture »
J’avais utilisé donc le terme INVENTION, qui est devenu dans l’annonce de la
journée « intervention « . Ce retour du refoulé a orienté mon travail, comme
l’effet de l’interprétation d’un rêve qui vient au matin éclairer une question encore
floue, et donc l’irruption inattendue – et bienvenue – du ter, m’a permis de
comprendre que in fine la question du sexuel, ce n’était pas seulement dans l’
invention, ni dans l’intervention, ni dans l’interprétation, mais dans la possibilité
d’équivocité des jeux de la langue qui nous revient du grand Autre. Merci.

Cl – R, le 23 juin 2018 .