Flavia Goian – A partir de quand pouvons-nous appeler une psychose une psychose ?

ATELIER « Prépsychoses et états prépsychotiques », Séminaire ALI  été 2018

Problématique

Lacan interroge dans ce séminaire : à partir de quand pouvons-nous appeler une psychose une psychose ? Il nous apparaît important, d’un point de vue théorique aussi bien que clinique, de s’interroger sur ce qui précède le déclenchement d’une psychose, et qui apparaît dans ce séminaire sous le terme de « période prépsychotique » ou « prépsychose ». Le terme de « prépsychose » a été introduit par Mauritz Katan, dans les années ’50, par rapprochement avec la notion de « as if » (« comme si ») d’Helene Deutsch, qui pensait que toute schizophrénie était précédé d’un épisode « comme si ». Avec le terme de prépsychose, Katan met l’accent sur la position du sujet avant la décompensation, tout en laissant entendre un moment d’avant la psychose. Ceci dans un contexte théorique où dominait la thèse kleinienne selon laquelle le noyau psychotique était une virtualité inhérente à tout être humain.

Lacan déplore, pour ce qui est de la psychose de Schreber, tout un ensemble symptomatique qui serait passé à l’as et dont on ne dispose que par une reconstruction de la phase prépsychotique. Effectivement, les éléments cliniques dont nous disposons sont le fantasme d’être une femme en train de subir l’accouplement, quelques pressentiments étranges manifestés à travers les rêves, notamment la peur de tomber malade comme la première fois, et, 8 ans auparavant, l’épisode d’hypocondrie au cours duquel il fait la connaissance de Fleschig.

Lacan s’intéresse à la période prépsychotique, qui comporte, à peu de choses près, les mécanismes présents dans les névroses – il va même jusqu’à dire que « rien ne ressemble autant à une symptomatologie névrotique qu’une symptomatologie prépsychotique » – pour déterminer à partir de quel moment on peut dire que le sujet a franchi les limites et qu’il est dans le délire. Est-ce un certain rapport à l’objet, par exemple, le surgissement d’un regard persécuteur dans le réel ? Est-ce l’édification d’un monde extérieur ? Est-ce que ce passage du fantasme d’être une femme en train de subir l’accouplement à l’édification par Schreber de ce qui va constituer son délire, d’être la femme promise de Dieu, est-ce là qqch. qui suffit pour signer l’entrée dans la psychose ? Lacan nous dit « Assurément pas », ce qui a de quoi nous étonner, si l’on n’a pas le pressentiment qu’il cherche un trait structural spécifique.

Cas H.

Pour approcher davantage cette exigence, il évoquera un cas de Mauritz Katan : c’est le cas H., présenté dans l’article « Aspects structuraux d’un cas de schizophrénie » (paru 1950 dans sa version originale et traduit en français1, en 1958, dans la revue La Psychanalyse n° 4). Dans cet article, Katan approfondit les relations entre symptômes prépsychotiques et psychotiques, en cherchant à comparer les points saillants et leur articulation dans la théorie du développement du Moi de Freud. 

Katan a rencontré H. vers l’âge de 25 ans et l’a suivi durant l’année 1929. H. souffrait d’une psychose qui avait débuté 8 ans plus tôt. Aux dires de ses parents, jusqu’à 14 ans, H. ne posait pas de problème particulier. A partir de l’anamnèse fournie par le patient, Katan a distingué dans la période prépsychotique (entre 14 et 17 ans) trois phases importantes qui vont se succéder avant l’installation de la psychose :

  • la période de la masturbation,

  • la période des « conquêtes de soi »

  • et la période du cérémonial de l’habillement.

Ce qui domine cette période prépsychotique est l’attitude d’identification-imitation que H. adopte à l’égard d’un ami qui prend place de moi-idéal. Cet ami l’initie aux plaisirs de la masturbation, qui seront soutenues, dans un premier temps, par des phantasmes de filles possédant un pénis, puis délaissées, dans un second temps, au profit de phantasmes de coïts inter-cruraux avec des femmes. Les objets de ses phantasmes étaient presque toujours suggérés par les remarques fortuites de cet ami ; il suffisait, ainsi, que celui-ci dise « Voilà une jolie fille » pour que H. la prenne pour objet de son fantasme. H. met brusquement fin à ces pratiques, lorsque cet ami lui fait la réflexion que l’onanisme rend fou. Il est évident pour Katan que cette menace de folie avait pour H. la valeur d’une menace de castration.

Ensuite, dans une tentative de restitution, selon l’expression de Katan, H. va se rendre semblable à cet ami en collant à son désir, à son comportement, à son orientation sexuelle, cela au moyen d’exercices qu’il nommera lui-même « des conquêtes de soi », conquêtes que le patient lui-même présente comme une défense contre la castration – lucidité étonnante, inhabituelle, mais que Katan explique justement par l’affaiblissement de son Moi, ce qui permet au mouvement inconscient de percer à jour dans le conscient.

Une première « conquête de soi » avait été la décision de ne pas sortir de la maison le soir où on l’avait interdit à son ami ; il s’inflige des souffrances, imitant la souffrance que son ami aurait ressenti lorsqu’il était puni par son père, ou se rend ridicule lorsqu’il pense que son ami a été humilié par son père. Enfin, il s’assujettit à l’autre dans une relation spéculaire, « comme si », en s’imposant des humiliations, des restrictions, des punitions, ce qu’il croit être l’image de son ami, de façon à subir dans sa propre chair la sévérité supposée de son père. (Remarquons l’intervention en tiers du père de l’ami, un père sévère.)

Il va aussi s’intéresser à une jeune fille, la même que celle que courtise son camarade, mais au lieu d’entrer en compétition avec lui, il décide de la conquérir en imitant celui-ci. Lorsqu’il estime avoir abouti à un changement suffisant pour que la fille le choisisse à la place de celui-ci et comme elle « risquait de lui tomber dans les bras », il réalise une dernière « conquête de soi » en abandonnant la fille. Mais, conscient « que ses actes devenaient des buts et non plus des « moyens », il remplace ses « conquêtes de soi » par le développement de rituels obsessionnels, des cérémonies de lavage et d’habillage qui pouvaient durer jusqu’à 6h, cérémonies qui vont le fragiliser jusqu’à l’éclosion d’un « vrai délire » d’influence où son père lui dicte ses comportements.

Ses ides de persécutions sont presque toutes bâties de la même façon : H. croyait que son père avait pour lui des sentiments homosexuels et qu’il voulait le castrer, ce que Katan reconnaît comme un désir contre lequel son Moi s’était battu dans la phase prépsychotique. Selon lui, les fantasmes hétérosexuels manifestes servaient à déguiser de puissants désirs homosexuels inconscients.

Le mécanisme du « comme si » décrit par Helen Deutsch est évoqué comme un élément significatif de la symptomatologie des schizophrénies : mécanisme de compensation imaginaire de l’Œdipe absent.

Approche comparative des théories de Katan et de Lacan

Voici comment Katan interprète le cas à partir de ses outils théoriques. Puisque le patient avait paru normal jusqu’à 14 ans, Katan considère qu’il avait eu un complexe d’Œdipe à peu près normal avec construction d’un Surmoi. A ceci près qu’il avait abandonné précocement l’attachement pour sa mère, à l’âge de 4 ans, sous l’effet d’une menace de castration paternelle un peu trop sévère. La poussée des pulsions sexuelles pubertaire/liée à la puberté s’oriente vers la féminité et l’homosexualité, ce qui entraîne la perte de l’Œdipe et du Surmoi et l’affaiblissement du Moi – pour des raisons que Katan ne s’explique pas. Ainsi, au lieu que la puberté réactive les pulsions hétérosexuelles vers la mère en suivant l’Œdipe, c’est la menace de castration qui se trouve réactivée, et H. s’en défend en prenant position féminine.

C’est ainsi que Katan articule l’intervention de la phase prépsychotique comme tentative de restitution de l’Œdipe et du Surmoi, n’aboutissant cependant, dans l’imitation de l’ami, qu’à un pseudo-Œdipe et à un pseudo-Surmoi, soutenues par les 3 périodes : masturbation, conquête de soi, cérémonial d’habillement. On remarque qu’il s’agit aussi bien d’une pseudo hétérosexualité, d’une pseudo-virilité, ce qui explique l’embarras/le recul de H. devant l’imminence de la rencontre sexuelle avec la fille.

La phase prépsychotique prend fin avec l’éclosion délirante, brisant alors le contact qu’il maintenait jusqu’alors avec la réalité objective. Le mimétisme avec l’ami ne suffisant plus à protéger H. contre la castration, ni contre la pulsion de féminité, le conflit intérieur s’extériorise. Le système de défense de H., qui reposait sur l’identification prépsychotique, bascule du côté de ce que Katan repère comme étant de l’ordre de la « projection » psychotique, qui illustre ici l’imposture d’imitation. H. développe alors un délire d’influence, un délire de persécution, centré sur le père, et un délire de filiation, tous assortis de phénomènes corporels.

Nous constatons qu’en l’absence d’un repérage structural, Katan se trouve dans l’embarras pour expliquer ce qui arrive à H.

Katan distingue radicalement la névrose et la psychose en ceci que la névrose implique toujours l’existence d’une névrose infantile. Alors que, pour ce qui est des psychoses, il différencie psychose infantile et psychose de l’adulte. Comme Lacan, il pense qu’il n’y a pas de nécessaire continuité entre les deux.

Une autre distinction est faite entre la tentative de restitution caractéristique de la phase prépsychotique, où l’effort du sujet se déploie dans le sens de maintenir un contact avec la réalité objective – et la phase psychotique, où la tentative délirante crée, par contre, une nouvelle réalité subjective, qui, au lieu de restaurer les liens avec la réalité objective, s’en éloigne. (p. 180)

L’approche de Katan ne maque pas de finesse, elle est nuancée. Cependant, sa théorie analytique de la schizophrénie laisse ouverte la question de ce que Lacan appelle le « centre du sujet » : Katan nous montre « l’évolution d’un trouble essentiellement libidinal, d’un jeu complexe, d’un agrégat de désirs qui sont transférables, transmutables, qui peuvent régresser, de toute une dialectique dont le centre nous paraît essentiellement problématique ». (Leçon du 25 janvier 1956)

La question du centre du sujet prend le sens d’une défense menée, dirigée à partir du moi (ce bon vieux centre de toujours, dit Lacan), qui est là pour manier les leviers de commande. Ainsi, la psychose est très formellement interprétée, non plus dans le registre d’une dynamique des pulsions, d’une économie complexe, mais de procédés employés par le moi pour s’en tirer avec des exigences diverses. Le moi redevient non seulement le centre, mais la cause du trouble, le moi a à se défendre d’une certaine façon contre des pulsions.

La notion de défense elle-même n’a pas d’autre sens que celui de se défendre contre la tentation homosexuelle. La castration n’a plus d’autre sens symbolique que celui d’une perte d’intégrité physique, réelle, le moi n’étant pas assez fort pour trouver ses points d’attache dans le milieu extérieur et, à partir de là, exercer sa défense contre la pulsion qui se trouve dans le id. Alors, il crée une nouvelle chose, une néo-production, l’hallucination, qui est conçue comme un appareil.

Lacan nous dit assez clairement que cette façon de voir les choses est insuffisante cliniquement, produit un rétrécissement de notre perspective sur la question des psychoses. L’apparition du délire ne peut répondre simplement à « une façon de satisfaire à la poussée du besoin » qui est imaginaire, la psychose hallucinatoire ne peut être purement et simplement comparable au fantasme de satisfaction de la faim par un rêve de satisfaction de la faim. (Cette question est présente chez Freud, mais ne constitue qu’une infime partie du tableau) Le délire ne peut répondre à un tel besoin.

C’est que la psychose n’est pas quelque chose que nous puissions manier tout à fait à notre guise, comme on manie une névrose. Nous avons à faire une très grande distinction fondamentale entre la réalisation du désir refoulé, sur le plan symbolique dans la névrose, et sur le plan imaginaire dans la psychose. Lacan fait de ce trait une position de principe. Il va plus loin pour dire, que pour autant que la distinction de registres est nécessaire, elle ne suffit pas.

Une psychose n’est pas simplement le développement d’un rapport imaginaire, fantasmatique au monde extérieur, c’est autre chose. Si l’on considère par ex, le dialogue délirant de Schreber avec son dieu, en restant sur le plan imaginaire, il est impossible de comprendre ce qui se joue. (« non seulement ce n’est pas là tout le délire, mais il est tout à fait impossible de le comprendre dans ce registre », p. 175)

Lacan souligne la nécessite de se référer à une théorie qui rend compte de toute la masse de phénomènes que représente la psychose. Il met l’accent sur l’aliénation verbale, d’une part ; d’autre part, sur le fait qu’on n’a accès au vif de la psychose que par ce témoignage que constitue le délire du sujet en question, qu’à travers la construction délirante elle-même. Schreber comme H. se retrouvent dans leurs délires, ou plutôt ne se retrouvent plus, avec des êtres réels, ce sont des êtres morts qui font intrusion, qui les envahissent (intrusion, fragmentation somatique ; Dieu est pour Schreber celui qui est éloigné – en écho à je suis celui qui suis).

Quelle serait une analyse lacanienne du cas de H. ?

Dans l’approche structurale de Lacan, le complexé de castration, opération centrale, met en place le signifiant du Nom-du-père en tant que c’est lui qui donne accès à une position sexuée, ici virile. Le signifiant du Nom-du-père, et non pas l’image paternelle, Lacan insiste, en se servant de la distinction Imaginaire, Symbolique et Réel. Or, dans le cas de H., ce signifiant est verworfen, forclos. On ne peut pas parler d’un Œdipe dans ce cas. La notion de Verwerfung elle-même, traduite par « forclusion », est définie dans la leçon 15, comme absence du signifiant de l’Autre avec un grand A. Le grand Autre est exclu en tant que porteur de signifiant.

Si le sujet paraissait normal jusqu’à 14 ans, c’est que la forclusion du Nom du père est restée silencieuse, parce que le signifiante paternel n’a pas été sollicité. Or, à 14 ans, du fait de la poussée pulsionnelle et de la confrontation au réel de la sexualité, le signifiant paternel se trouve sollicité. Son défaut détermine le sujet à construire une compensation imaginaire par identification-imitation imaginaire de son ami.

Les pulsions vers la féminité relèveront pour Lacan d’un pousse à la femme, aboutissant à une position transsexuelle, plutôt que d’une homosexualité refoulée.

Nous pouvons souligner l’importance du père de l’ami qui intervient en tiers, de sorte qu’on peut se demander si cela relève de l’ordre de la rencontre d’un père dans le réel…

A l’échec de cet Œdipe imaginaire de substitution va répondre le délire.

Le délire éclate à partir du moment où le signifiant forclos apparaît dans le réel, ainsi toutes les significations œdipiennes névrotiques vont surgir dans le réel : son père le poursuit pour le voler, pour le tuer, pour le châtrer. La castration symbolique, qui n’a pas opéré, revient du dehors sous forme de persécution.

Mais qu’est-ce qui est déterminant ici pour l’entrée dans la psychose ?

Le point essentiel, quand le délire commence, c’est que l’initiative vienne d’un Autre, remarque Lacan, et précise que cette initiative est fondée sur une activité subjective. Dans ce cas, c’est l’ami qui vient en position de père sévère pour le patient en question (petit autre derrière lequel se profile un grand Autre persécuteur – à discuter), place à partir de laquelle il lui « interdit » la masturbation, après l’y avoir initié et lui « impose », lui « fait faire » toute une série d’exercices appelés « conquêtes sur soi-même ». (ce sont là des choses qui passent par une intersubjectivité délirante ; en réalité, sachant que le père de cet ami le punit, il s’imagine et s’impose des punitions équivalentes…)

Lacan fait référence au rêve de l’injection faite à Irma pour y prélever la notion d’« immixtion des sujets » propre à la dimension intersubjective. Cette immixtion des sujets est représentée, dans le rêve en question, par le moi de Freud qui se décompose en plusieurs personnages (« décomposition spectrale du moi »). Nous pouvons souligner l’ambigüité du terme « immixtion », qui signifie à la fois mélange, métissage, et suggère, par ailleurs, une intrusion, une interposition, parce qu’aussi bien ces deux acceptions viennent supporter ce qui se joue dans l’intersubjectivité névrotique, où l’axe symbolique entre le sujet et le Grand Autre traverse l’axe imaginaire a – a’, par rapport à une intersubjectivité délirante, où l’axe symbolique est rabattu sur l’axe imaginaire. Ce que Lacan l’entre-je est à situer au niveau de la relation imaginaire entre le moi et le moi idéal. (« Dès qu’il y a sujet dans le réel et usage du signifiant possiblement trompeur, il y a usage possible de l’entre-je c’est-à-dirre du sujet interposé. »)

Là où, dans la névrose, le moi est un mélange d’identifications imaginaires, se prêtant à la « décomposition spectrale » du rêve de l’injection faite à Irma, dans la psychose, l’autre imaginaire, perçu comme venant du dehors, fait intrusion, se met à parler, à commenter les actes, fait écho à la pensée, devient « ce jumeau, gros de délire ». Car il n’y a pas d’ego sans ce jumeau, rappelle Lacan (dans la leçon du 15 février 1956), qui retient cette image du moi donnée par Schreber « un cadavre lépreux qui traîne après lui un autre cadavre lépreux ». « Il y a dans le moi quelque chose de fondamentalement mort et toujours aussi doublé de ce jumeau qui est le discours. »

De cette immixtion des sujets, la langue peut rendre compte par des tournures grammaticales, comme l’expression « faire faire », que nous trouvons à l’œuvre dans l’exemple de Lacan :

« Le médecin-chef qui a fait opérer ce malade par son interne. » et

« Le médecin-chef qui devait opérer ce malade, il l’a fait opérer par son interne. »,

où la deuxième phrase peut être interprétée à la lumières du rêve de Freud, et alors on retrouve les trois alter-egos de Freud sous la figure de « l’interne » ; ou alors, sous le ciel miraculeux de Schreber et nous reconnaîtrons alors Dieu, Fleschig et toute une foule d’oiseaux parleurs sous les traits du médecin-chef qui lui fait faire, à lui Schreber, l’opération en question.

1 Mauritz Katan, « Aspects structuraux d’un cas de schizophrénie » (1958), in La psychanalyse, n° 4 « Les Psychoses », Paris, La Bibliothèques des introuvables, 2001.