Jean-Pierre Lebrun – La société du serpent

Je remercie d’abord l’EPHEP de me donner l’occasion de rendre hommage, au-delà de son livre, à la mémoire de Jean-Daniel Causse. Il m’a été donné de le rencontrer à la suite de la parution du livre « Des lois pour être humain » coécrit avec l’exégète de la Bible, André Wenin. C’est ce dernier qui, via Ellian Cuvillier, avait permis et fait la joie de cette rencontre avec Jean-Daniel et son épouse. Depuis, il lui était arrivé souvent à Montpellier d’accepter de discuter plusieurs de mes ouvrages dans le cadre de L’ALI-Languedoc Roussillon grâce à amitié de Bob Saltzman et c’est à l’un de ses échanges que le contact a pu s’établir avec Charles Melman et l’EPHEP.

Nous n’aurions, j’ose le penser, eu aucune difficulté à nous rencontrer une nouvelle fois quand j’en aurai terminé avec un autre livre au travail. La thèse que je vais y avancer, c’est que nous sommes confrontés aujourd’hui aux conséquences d’un raz-de-marée en profondeur dont l’origine serait l’estompement, voire l’effacement de la négativité inscrite au cœur de la condition du parlêtre. Celle-ci était habituellement transmise de génération en génération, depuis des lustres, par « la loi du père ». Cette dernière n’étant plus ce qu’elle était, voire n’étant plus tout court, son « évaporation » ( Orwell aurais parlé de « vaporisation ») a entraîné – conformément à l’effet qu’on appelle domino, si pas même papillon – une série de conséquences concernant aussi bien l’architectonie du monde que les modalités de construction de la réalité psychique

J’oserais avancer en parallèle que l’on dira sans doute plus tard que la question cruciale pour la psychanalyse des alentours de l’an 2000 aura été la question paternelle qui, comme on le sait, divise toujours les psychanalystes. J’en prendrai pour preuve l’émission Répliques de la semaine dernière où Alain Finkielkraut recevait Jean-Pierre Winter et Sabine Prokhoris autour de cette question à partir de leurs livres respectifs.

Cela fait longtemps que l’on voit s’opposer ceux qui seraient ou se feraient les défenseurs de la « loi du père » et ceux qui, a contrario, ne veulent rien d’autre que s’en débarrasser jusqu’à la lie

D’aucuns prétendent vouloir à cet égard un débat mais ce sont les mêmes qui veillent surtout à ce que ce débat ne vienne jamais, tant sans doute y sont engagés les narcissismes de chacun. Mais aussi parce que je vrai débat est aujourd’hui systématiquement évité au profit de ce qui n’est plus qu’une confrontation d’avis

Pourtant la question est forte : si je pouvais la résumer, je le dirais ainsi. Pour Freud, c’était bien via le père et le complexe d’Œdipe que se transmettait l’interdit constitutif du sujet humain. Mais l’Œdipe était en cela isomorphe avec la société du Maître patriarcal – religieuse – qui était encore en vigueur de son temps même si elle était déjà en déclin.

En nous libérant d’un modèle de fonctionnement sociétal qui avait par ailleurs produit ses impasses – celles du patriarcat, mais aussi bien celles d’un large éventail de traits qui vont du paternalisme au machisme en passant par l’impérialisme, le colonialisme, l’esclavage, la domination masculine, la maîtrise et la mise au silence des femmes … – nous nous sommes dans le même mouvement débarrassés du levier qui avait servi des siècles durant à la transmission de ce qu’exigeait l’humanisation.

Il n’est pas difficile de penser que c’est le développement de la science qui a permis d’ébranler le bien-fondé d’une telle façon de faire. Aujourd’hui, par exemple, la formule séculaire, hier organisatrice du lien de filiation << Pater semper incertus est, mater certissimai >> est littéralement devenue obsolète : la mère pourrait très bien avoir loué l’utérus de sa voisine et un examen chromosomique pourrait dire avec certitude que celui qui a été reconnu comme le père de l’enfant, n’est nullement son géniteur.

Autrement dit, le déplacement du réel qu’a permis l’évolution de la science en est arrivé aujourd’hui à subvertir l’architecture symbolique qui a fonctionné pendant plus de vingt-cinq siècles, et cela en obligeant, par le biais de la prévalence accordée au père, l’enfant à « se soumettre » – rappelons l’étymologie de sujet : sub-jectum, soumis – à sa condition d’être parlant, mais donc aussi, paradoxalement, en l’aidant à se la faire sienne, à se l’approprier.

Aujourd’hui cette façon de faire n’est plus de mise et l’enfant devra, au contraire, devenir l’enfant de ses deux parents égalitaires, sans plus l’appui de la prévalence du père sur la mère inscrite au fronton du social mais dans le cadre d’une citoyenneté démocratique entre homme et femme, entre chacun de ses deux parents.

Qui pour redire à ce vœu de davantage d’égalité démocratique ? Mais justement, la question devient alors : l’enfant est-il encore pour autant aidé – parce qu’obligé – à devenir enfant de la nomination par le langage ? Tel est désormais l’enjeu qu’on devine évidemment crucial ! La réponse n’est certainement pas négative mais il faudra bien reconnaître qu’elle ne va pas non plus simplement de soi car, spontanément, le fait de devenir enfant de chacun des deux parents égalitaires, laisse comme apparemment sans levier – en tout cas, au moins sans le levier de mise jusqu’ici – l’exigence de naître une seconde fois, pas seulement comme paquet de chair mais aussi comme constitution subjective. Non qu’elle ne puisse avoir lieu quand même, mais elle s’avère désormais comme laissée à la seule initiative des subjectivités – à leur seul bon vouloir conscient mais donc aussi à leur inconscient – de chacun des deux parents d’abord, voire de l’enfant lui-même ensuite.

Avec la fin du patriarcat et du modèle religieux, c’est donc la fin d’une « hégémonie culturelle », pour reprendre cette expression judicieuse de Gramsci, qui faisait l’enfant tributaire à première vue de « la loi du père », alors qu’il l’était surtout de la nomination et de la culture, fut-ce pour incarner institutionnellement la prévalence de l’ordre culturel et de sa transcendance par rapport à la précarité de la vie biologique. En se débarrassant du père, le risque est alors néanmoins bien de se débarrasser tout autant de la nomination et du travail de la culture que ceci implique. Simplement parce que du temps de Freud, le patriarcat faisait apparaître le père plus déterminant que la nomination, et que c’était alors lui qui « semblait » assurer l’ossature de l’humanisation.

Voilà qui fait entendre encore d’une autre façon pourquoi, avec « l’évaporation » du père, comme l’appelait Lacan, nous nous retrouvons dans une crise de l’humanisation.

C’est à cet endroit précis que « penser le monde avec « Freud, Lacan, et quelques autres » s’avère aujourd’hui déterminant, voire même salutaire pour la Cité. Parce que, si avec le premier, c’est la façon dont la fonction paternelle soutenait le processus d’humanisation qui a été mise en évidence, avec le second, le processus du père a été mieux situé, suffisamment même que pour prétendre pouvoir s’en passer…à condition de s’en servir. Pour résumer ceci à gros traits, Lacan a commencé par substituer à l’importance du père concret de la famille celle du signifiant du « Nom-du-Père » ; outre que ceci lui a permis d’identifier que c’était ce signifiant qui manquait dans la psychose, il a ensuite de plus en plus fait dé-consister ce Nom-du-Père jusqu’à le pluraliser d’abord, pour ensuite introduire son nœud borroméen. Autrement dit, là où le Symbolique prévalait, il n’est plus qu’un des trois registres noués borroméennement. Le Symbolique n’y a donc plus la prévalence qu’il lui donnait au début de son œuvre. S’ensuit que Lacan soutiendra à la fin de son enseignement que c’est la nomination qui est père, autrement dit, que c’est « l’acte de nommer » qui importe bien plus que le seul « nom » et que c’est cette nomination – ce « ravage par le Verbe » (Lacan)- qui caractérise l’humanisation.

Ce à quoi Lacan nous a ainsi amené, c’est à identifier que c’est la logique du langage qui est notre lot, que c’est donc bien la nomination qui est déterminante, et cela bien plus que celui qui n’était que son agent, le père. Il nous a ainsi ouvert la voie à restituer sa place à la nomination dans l’hégémonie culturelle de notre temps, plutôt que de nous satisfaire d’entériner ou de dénier le déclin du père.

Car ladite nomination – cruciale pour l’humanisation – a des exigences, implique des contraintes qu’il s’agit toujours de transmettre, ceci amenant chaque enfant à pouvoir prendre à sa charge le processus même grâce auquel l’humanité s’est humanisée.

On voit qu’il s’agit bien désormais d’une autre manière de faire entendre ce qu’exige l’humanisation que celle d’hier qui était bâtie sur le Père… et donc sur Dieu. Dans cette première façon de faire, il était compté sur cette place d’exception, de l’au-moins-un, – le Père, Dieu – pour imposer le nouage et c’était alors à partir de ce point que le monde s’organisait ; alors que dans le monde nouveau, égalitaire jusqu’à l’égalitarisme, horizontal plutôt que pyramidal, on ne dispose plus d’emblée de la reconnaissance collective qui donne sa légitimité à cette place d’exception. Pourtant, il s’agit toujours d’avoir à effectuer le nouage, cette fois en se soutenant du seul acte de dire. En ce sens, la nomination acte ne relève pas d’un Symbolique préexistant ; elle fait trou, elle produit du réel troué. Il est alors possible d’envisager que ce dire puisse se passer du père ; il faut même plutôt inverser les termes : c’est ce dire qui serait alors père, qui, du coup, ferait office de Dieu ; d’où, sans doute, le jeu de mots de Lacan autour du « dieure-père »

Autrement dit, avec le travail de Lacan, nous avons la possibilité de relire correctement et autrement ce que visaient les Grecs avec leur prévalence accordée au père : comme je l’ai montré avec ma lecture de l’Orestie, c’était déjà bien de nomination, de « dire » qu’il s’agissait. En plus, nous avons des outils pour penser ce qu’implique l’humanisation, celle-ci restant au programme même si nous ne nous appuyons plus sur le père comme levier. C’est dès lors comme si nous disposions avec la lecture de Lacan de l’antidote nous permettant de faire face à la disparition du patriarcat, voire même de « la loi du père », mais sans pour autant nous dispenser de ce qu’exige la nomination.

Mais ceci ne doit néanmoins pas nous empêcher de prendre la mesure de ce que, en ne pouvant plus nous référer ni au père, ni à Dieu, pour transmettre ce qui est nécessaire à l’humanisation, beaucoup se sont retrouvés privés de l’appui qu’ils trouvaient dans cette architecture séculaire pour transmettre la négativation qui, elle, s’impose toujours, – qu’elle se fasse avec ou sans père.

C’est là que je rejoindrai ce que Jean Daniel Causse développe magistralement dès le début de son livre en parlant de la création ex nihilo. Celle-ci avance-t-il signifie que la création n’est jamais le prolongement du créateur mais l’émergence d’une altérité capable d’exister de façon distincte et autonome. Pour avancer plus loin : la création, ex nihilo, est une pensée du retrait et de l’évidement de l’Autre, un dispositif de la castration de l’Autre. Et d’ajouter : elle est une forme de la kénose. Et il écrira plus loin encore après avoir fait référence au développement de la conception hébraïque du tsimtsoum, de la rétraction, chez Isaac Louria : pour porter la vie écrit Jean-Daniel Causse, le retrait doit laisser une trace de son retrait que l’on peut comparer à l’articulation de la présence et de l’absence dans le maternel. P.37

Et il ajoute à propos de Isaac Louria, rabbin du XVIème siècle que le tsimtsoum suppose toujours qu’il y ait une injonction à faire limlte. Entropie de l’être créé qui veut toujours reconstruire une totalité « à qui la parole divine doit instaurer la limite par un cri : Daï, « Ca suffit ! »

Plus loin, Jean-Daniel Causse écrira que le christianisme a produit avec l’entreprise paulinienne une reduplication de la kénose : à une première opération qui est celle du vide inscrit en l’Autre, succède une seconde opération qui est celle du manque.

C’est précisément à cet endroit que je retrouve la disputation à propos du père chez mes collègues psychanalystes. Pour certains, le « Ca suffit » énoncé par le père ou par quiconque est entendu comme abus de pouvoir, une émanation du père de la horde, de ce père qui s’autorise à jouir de sa toute puissance et à qui il s’agit de faire mordre la poussière. D’autres en revanche, ne peuvent rien faire d’autre que continuer à le soutenir – de près ou de loin – mais de toutes leurs forces.

Or c’est précisément là qu’une troisième voie est à frayer –et Jean-Daniel causse en donne très bien l’orientation – pour faire entendre que l’interdit n’a pas valeur de limite qui empêche mais de limite qui institue. Qui, en l’occurrence, institue la possibilité d’une constitution subjective.

Lacan à cet égard proposait dans le séminaire sur le transfert de ne pas laisser se confondre les deux versants du père : Dans le mythe freudien, le père intervient de la façon la plus évidemment mythique comme étant celui dont le désir submerge, écrase, s’impose à tous les autres. Est-ce qu’il n’y a pas là une contradiction évidente avec le fait évidemment donné par l’expérience que, par sa voie, c’est tout autre chose qui s’opère, à savoir la normalisation du désir dans les voies de la loi ?

C’est donc comme si aujourd’hui on voulait à juste titre se débarrasser du père de la horde mais sans devoir prendre en compte que c’était au même endroit qu’intervenait le père de la normativation en l’occurrence encore oedipienne.

Que l’erreur ait été, comme l’écrit Gauchet, d’hypostasier la loi du père à la hauteur d’un invariant anthropologique, alors qu’elle ne relevait que d’un fait sociologique, n’enlève rien à la pertinence que la kénose, voire la double kénose tel que Jean-Daniel Causse nous indique que la concevait Saint Paul, doit toujours être mise en place.

(Note : le complexe dOedipe freudien est le maintien d’une solution religieuse, p. 245)

Et c’est à cet endroit que je redis ma thèse : estompement voire effacement dans le discours sociétal de la négativité constitutive du parlêtre.

Mais j’irai ici un pas plus loin en lisant avec André Wenin ce qu’il en est de la figure biblique du serpent. Je me réfère à l’un de ses ouvrages récents où il commente longuement les commandements du décalogue pour rappeler que la sagesse biblique préfère barrer des chemins qui mènent à la mort plutôt qu’imposer des comportements contraignants.

IL faut peut-être d’abord rappeler ce que Lacan soutenait à propos de « ces dix commandements, tout négatifs qu’ils apparaissent, énonçait-il, je ne m’arrêterai pas tellement à leur côté́ interdictif, mais je dirai, comme je l’ai déjà̀ indiqué ici, qu’ils ne sont peut-être que les commandements de la parole, je veux dire qu’ils explicitent ce sans quoi il n’y a pas de parole – je n’ai pas dit de discours – possible.(…). Les dix commandements sont interprétables comme destinés à tenir le sujet à distance de toute réalisation de l’inceste, à une condition et une seule, c’est que nous nous apercevons que l’interdiction de l’inceste n’est pas autre chose que la condition pour que subsiste la parole. » 

C’est en cela que la lecture d’André Wenin de la place de YHWH dans les premiers commandements résonne très directement avec ce que Jean-Daniel Causse nous dit de la kénose / Au départ, c’est « Moi, YHWH ton élohim pour quelques lignes plus loin évoquer le même Dieu à la troisième personne : Tu n’élèveras pas le nom de YHWHd ton dieu pour l’imposture car YHWH n’innocente pas qui élève son nom. Ainsi, ajoute le commentaire de l’auteur, « celui qui prend d’emblée la parole semble se retirer peu à peu du texte ».

Si je relève ce retrait, c’est parce qu’il est l’autre face du Père soi-disant tout puissant qui de ce fait, ne l’est justement pas tout-puissant, mais marqué par la castration.

Or ce sera cet endroit que le serpent viendra pervertir. Sa position, dès ses premiers mots, apparaît comme celui qui met en évidence, qui monte en épingle, la limite que YHWH-elohim a mise aux humains de l’Eden1. Son astuce, nous dit André Wenin, ou sa ruse consiste précisément à grossir la limite au point de faire disparaître derrière elle tout ce que YAWH a donné. Il occulte le don divin pour ne garder que son interdit. Car la limite a deux sens possibles ou bien elle protège l’arbre de la connaissance que YHWH entend se réserver, ou bien elle protège l’humain d’une action qui le ferait mourir : prendre tout, ne pas accepter que son désir et sa jouissance soient limités. (…) Une fois ce don occulté, il ne reste qu’un dieu qui interdit, qui se contente de mettre des limites à l’être humain.

Que représente dans le récit biblique cet étrange animal parlant qui pousse la femme à commettre l’erreur fatale ? En réalité les paroles du serpent le trahissent. Quand il focalise ainsi tout sur la limite, il montre qu’il est du côté de la convoitise, ce désir totalisant qui ne supporte pas de limite et se fait envahissant. C’est la convoitise qui fait voir celui qui pose une limite comme un être mal intentionné et pousse à se méfier de lui, quitte à oublier ce qu’on a reçu de bon de lui. C’est la convoitise qui susurre à l’oreille que refuser la limite et prendre ce qui n’est pas donné comblera l’être et le rendra heureux : n’est-ce pas exactement ce que dit le serpent quand il conclut que, quand les humains mangeront du fruit, ils seront comme des dieux.

Mais n’est-ce pas précisément ce que font certains collègues quand ils ne font rien d’autre que continuer de s’en prendre au père tel qu’il fonctionnait dans le monde d’hier ? Manière de ne pas vouloir s’en servir pour du coup de ne pas pouvoir s’en passer ? Je rappelle ici cette autre phrase de Jean-Daniel Causse : l’athéisme analytique conduit en ce point où il faut tenir ensemble sinthomatiquement un « s’en passer » et un « s’en servir » un « s’en passer » qui n’est rendu possible que par un « s’en servir », ou un « s’en servir » seul capable de faire qu’on puisse vraiment s’en passer.

Mais n’est-ce pas aussi ce qui anime beaucoup de citoyens aujourd’hui

lorsqu’ils refusent toute dissymétrie des places sous le prétexte qu’y consentir équivaudrait à en revenir au modèle pyramidal (religieux) tel qu’il fonctionnait hier.

Plus radicalement encore ne faut-il pas parler aujourd’hui de « société du serpent » ? Ne sommes-nous pas en fait à ce tournant de l’Histoire où notre société, en gommant l’impossible, le réel, la négativité dans son discours, ou, à l’inverse, en incitant au bonheur, à la consommation débridée, à l’existence de l’objet, ne fait qu’attiser la convoitise en prétendant se débarrasser du malaise alors qu’elle ne fait que le répéter autrement. Je renvoie ici à l’excellent chapitre « guérir de surcroît » du livre de Jean-Daniel Causse qui rappelle d’ailleurs judicieusement que Unbehagen, traduit en français par « malaise » désigne littéralement une « privation de bien être », un « non bien-être » impossible à résorber.

C’est là que réside notre ivresse sociétale – sa perversion, en l’occurrence ce que j’ai appelé désormais sa mèreversion, ce qu’il faudrait peut-être qualifier de perversion quatrième (après celle de structure, celle de la perversion polymorphe de l’enfant et celle de la perversion ordinaire). En ayant désormais les moyens réels de dépasser les limites habituellement considérées comme allant de soi et donc jusque-là inamovibles, c’est la notion même de limite qui se trouve anéantie parce que ramenée à ce qui vient empêcher le progrès. S’ensuit non seulement une incitation généralisée à la convoitise mais surtout un ancrage dans une jouissance inces-tueuse – écrit avec le trait d’union, car elle est destrudo plutôt que libido, ou même oserais-je l’avancer destrudo qui ne se satisfait que de « la solution finale » ; jouissance inces-tueuse non œdipienne, que je qualifie d’unienne tant elle s’est éprouvée, fixée et consolidée en pouvant s’immuniser contre cette « autre satisfaction » déterminant l’absence de rapport qui fait le lot des parlêtres.

Je renvoie encore une fois au livre Lacan et le Christianisme lorsque son auteur évoque le troisième aspect de l’interprétation lacanienne de la trinité en se référant à ce que Lacan avance : le deux ne peut être rien d’autre que ce qui choit ensemble du trois. Ici pas de deux, parce que pas de trois, donc de l’unien seulement.

La société du serpent n’est-elle pas celle qui est pervertie de telle sorte que la langue ne sert plus à avoir « un rapport véridique au réel » ? Celle où l’incarnation ne peut plus avoir lieu tant la représentation de la kénose qu’elle implique se trouve abolie ?

« Toute formation humaine a pour essence – et non par accident – de réfréner la jouissance, écrivait Jacques Lacan dans son allocution sur « les psychoses de l’enfant » en octobre 1967. Un an plus tard, il déclarait : C’est concernant une formation qu’on puisse qualifier d’humaine qu’est notre principal tourment. Cinquante ans après, la formule est plus que jamais d’actualité. Pour ne pas dire qu’elle est aujourd’hui devenue prioritaire.

1 P.43.

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