Louis Sciara – Destitution subjective

Ce travail en chantier sur la destitution subjective rend compte de mon cheminement dans l’enseignement de Lacan sur cette question si complexe de la fin de la cure. J’aborderai principalement ladite destitution sous l’angle de la coupure, celle de la division du sujet de l’inconscient, en centrant mon propos sur la « Proposition du 9 octobre 1967 sur le psychanalyste de l’Ecole… » (1). J’envisage de poursuivre cette élaboration dans un second temps, à l’appui des apports de la topologie des nœuds. Quoiqu’il en soit, ce premier développement met l’accent sur des fondamentaux que Lacan n’a jamais cessé de mettre au travail d’un bout à l’autre de ses propositions théoriques.

Dans ce texte essentiel de 1967, Lacan fait allusion à la destitution subjective à propos de ces deux temps pivots que sont l’entrée et de la fin d’une cure. Ainsi, écrit-il pour les sujets qui commencent une psychanalyse : « N’irions-nous à l’annoncer, décourager les amateurs ? La destitution subjective inscrite sur le ticket d’entrée … n’est-ce point provoquer l’horreur, l’indignation, la panique, voire l’attentat, en tout cas donner le prétexte à l’objection de principe ? ». De même, précise-t-il, avec « la fin de partie nous sommes […] à l’os de notre propos […] La terminaison de la psychanalyse dite superfétatoirement didactique, c’est le passage en effet du psychanalysant au psychanalyste. Notre propos est d’en poser une équation dont la constante est l’agalma. Le désir du psychanalyste, c’est son énonciation, laquelle ne saurait s’opérer qu’à ce qu’il y vienne en position de l’x : de cet x même, dont la solution au psychanalysant livre son être et dont la valeur se note (- phi), la béance que l’on désigne comme la fonction du phallus à l’isoler dans le complexe de castration, ou (a) pour ce qui l’obture de l’objet qu’on reconnaît sous la fonction de la relation prégénitale […] La structure ainsi abrégée vous permet de vous faire une idée de ce qui se passe au terme de la relation du transfert, soit : quand le désir s’étant résolu qui a soutenu dans son opération le psychanalysant, il n’a plus envie à la fin d’en lever l’option, c’est à dire le reste qui comme déterminant sa division, le fait déchoir de son fantasme et le destitue comme sujet ». Il en ressort que la dénomination « destitution subjective » désigne une des pentes structurales fondamentales qui concerne l’entrée et la fin d’une analyse. Si elle opère à l’insu du sujet à son début, elle pourrait être considérée comme le fruit de son cheminement subjectif à sa « terminaison », celui qui vient dévoiler ce qui de sa vérité de sujet et de son manque à être sont à l’œuvre dans son existence. Etroitement corrélée, pour ne pas dire indissociable de ce que Lacan a appelé la « traversée du fantasme », une cure devrait aboutir pour l’analysant à ce qui le fait « déchoir de son fantasme » et ainsi à un certain dévoilement du fantasme inconscient qui habille son désir, orientant sa vie psychique et son rapport au monde. Précisément, au bout de sa « perlaboration », si on se fie à Lacan, la destitution subjective permet à l’analysant de mieux appréhender le désir inconscient qui l’anime, le reste, l’objet a qui cause son désir, le singularise comme sujet désirant, détermine sa division et guide son fantasme.

Certes, mais le plus significatif dans cette affaire si complexe de fin de cure, c’est que l’analysant en est dupe. Il est dupe de sa structure ne pouvant en restituer les éléments essentiels que dans l’après-coup de son cheminement. Sauf que pour l’analysant mordu par le désir du psychanalyste, une élaboration du Réel de cette « terminaison » s’avère nécessaire dans l’après-cure, hors de la cure, avec d’autres qui ont pu traverser ce qui en a été dévoilé. Elle relève d’une exigence éthique à en avoir une lecture clinique pour exercer la psychanalyse, venir occuper la place et assumer la fonction du psychanalyste.

Dans ce texte, Lacan s’adresse aux analystes, en particulier ceux de l’Ecole Freudienne de Paris, pour leur proposer une autre modalité de formation du psychanalyste que celle, selon ses termes, de la « psychanalyse dite superfétatoirement didactique ». « Superfétatoirement » puisqu’il formulera quelques années plus tard que « la psychanalyse est toujours didactique » (2 – Le savoir du psychanalyste, 01/06/1972). Il introduit le signifiant de « la passe » pour spécifier ce temps essentiel du passage de l’analysant à l’analyste, ce moment insolite de la fin de cure. Lors du congrès de l’EFP à La Grande Motte en 1973 (3), il sera encore plus explicite : « cet éclair de la passe […] pour éclairer précisément ce qu’il en est d’un certain moment […] où on se décide, où on verse, où on entre dans le discours analytique ». Il est important de distinguer la passe, ce qu’elle indique du passage à l’analyste de chaque analysant saisi par le désir du psychanalyste (psychanalyse « en intension »), du dispositif de la passe dont Lacan échafaude la structure (« passant » / « passeurs » / « jury de passe » avec l’acte de nomination ou non qui en résulte) à l’échelle de l’Ecole, aux fins de formation et de transmission de la psychanalyse ( celle « en extension ») .

J’en retiens que chaque « sujet » analysant (j’entends névrosé) est aux prises avec sa division, celle-ci étant la même d’un bout à l’autre de son analyse, au fil des modalités d’énonciation qui en témoignent. La destitution subjective correspond en fin de partie à ce temps fondamental où se dévoile la coupure même du sujet. Elle est homotopique à la déchéance du fantasme, corrélée à sa « traversée » jusqu’à aboutir à sa défection, ce qui suppose que se délite ce qui du poinçon lie le sujet divisé à son objet et ainsi que soient mis à nu chez l’analysant son inconsistance même de sujet et le principal versant de l’objet a qui le détermine. Ce temps de coupure, si fondamental pour Lacan, est celui de la passe proprement dite, à savoir ce temps que l’analysant passé à l’analyste peut tenter d’articuler avec ses mots, sur fond de ce qui reste inarticulable de son désir, avec ce qui en a émergé du « désir du psychanalyste ». Il reste que la pertinence de ces concepts pour caractériser en structure la fin de cure engendre la nécessité de mettre au travail ces signifiants lacaniens pour chaque analyste, sans se contenter de les ânonner, pour mieux les entendre avec ses analysants et trouver les mots pour les restituer, les dire, en poursuivre l’élaboration.

Je soutiendrai deux hypothèses qui soulignent que la clinique analytique est une clinique du transfert. Premièrement, la destitution subjective concerne l’analysant et l’analyste, de façon asymétrique (dans la disparité des places qui les inscrit dans le transfert), ce qui nécessite, du moins pour l’analysant passé à l’analyste, de la spécifier pour chacun, de les différencier, pour repérer ce qui opère dans une/des fins d’analyse. En fait, Lacan n’utilise cette terminologie de la destitution subjective que pour l’analysant, parce qu’il n’y a qu’un sujet en analyse. Il parle du « désêtre » qui frappe l’analyste lorsqu’il cesse d’être le semblant de l’objet a de l’analysant. « La fin » en question, qui touche à sa limite, suscite diverses lectures. Elle connaît des finalités et des destins variables d’un analysant à l’autre, mais non sans que la propre fin de cure de l’analyste n’y contribue, n’y joue un rôle essentiel. La responsabilité du psychanalyste y est engagée, relevant de son énonciation dans l’acte analytique. Il peut y résister, mais aussi faire preuve de « courage » (4 – Marcel Czermak) pour amener l’analysant à ne pas reculer devant son désir. Ce n’est pas sans conséquences pour la fin comme pour l’après-cure de l’analysant, notamment s’il est passé à l’analyste. Seconde hypothèse : la destitution subjective résulte du travail subjectif qui scande des moments critiques, ceux de bascules et de franchissements qui surviennent dans une cure, depuis l’entrée jusqu’à la fin, quand bien même elle serait plus repérable à la fin. Ces temps ont en commun de rendre compte, d’une part de l’évanescence de l’énonciation du sujet analysant (soit son assujettissement à la chaîne signifiante, non sans buter sur le signifiant du manque dans l’Autre), d’autre part de vacillations dans l’adresse à l’analyste, quand l’analysant se trouve en panne de continuer à situer son analyste en place de sujet supposé savoir, lorsqu’il a comme l’intuition anticipatrice que de cette place l’analyste peut choir ou va choir, mais encore faut-il que l’analyste s’y prête. Si la fin de cure obéit à une logique aboutie de destitution subjective, il serait important d’indiquer en quoi la coupure à laquelle est réduit le sujet s’y dévoile plus spécifiquement que dans d’autres moments de la cure. En quoi serait-elle plus déterminante pour souligner ce qui relève du « savoir d’aucun sujet » (comme l’indiquait hier après-midi Marc Darmon) et non des lettres et combinaisons de lettres propres au Réel du fantasme d’un sujet ? C’est ma façon d’interroger la fin de cure en tant que telle, ce qui y met fin. Quoiqu’il en soit, fading du sujet, coupure même de sa division, défection du fantasme, dévoilement de l’objet, travail sur le désir du psychanalyste sont autant de façons de prendre la mesure du Réel de la clinique qui ne cesse d’interpeller le travail de tout analysant comme celui de tout analyste dans le transfert.

Je vais me référer à quelques indications, prises dans le fil de l’enseignement de Lacan, relatives explicitement ou implicitement à la destitution subjective en fin de cure, pour préciser ce que j’en entends. Etymologiquement, la destitution consiste à démettre quelqu’un d’une charge, d’une fonction. Elle renvoie à l’abandon, à la chute, à la perte. Avec Lacan, parler de destitution subjective, de destitution du sujet, de reste qui destitue l’analysant comme sujet, présuppose trois éléments : une conception du sujet de l’inconscient qui se décale de l’importance accordée par Freud au moi de la seconde topique ; la supposition d’un temps logique préalable, celui de son émergence, pour ne pas dire à tort de son « institution » (car il ne s’agit pas d’un sujet Un) ; une corrélation de structure entre sujet et objet (avec l’écriture du fantasme).

Je commencerai par faire référence à la destitution subjective du côté du sujet analysant.

Dès son premier séminaire, Ecrits techniques de Freud, Lacan se démarque radicalement des positions théoriques de l’egopsychology. En faisant du moi une instance imaginaire, il critique l’abord théorique narcissique de la fin de cure décrite par Balint sous la forme d’une « ivresse quasi-maniaque » et interprétée comme relevant d’une identification imaginaire du moi de l’analysant au moi de l’analyste. Outre le fait que Freud était plus nuancé sur cette question, Lacan va mettre l’accent, non sur l’illusion imaginaire d’une telle élation narcissique (que Balint avait d’ailleurs fait valoir comme ne durant qu’un temps avant de retomber au décours de la cure), mais sur le « crépuscule » qui caractérise la fin de cure, « une expérience à la limite de la dépersonnalisation » (5 – Ecrits techniques de Freud). J’interprète son propos comme un premier indice de ce qu’il nommera bien des années plus tard « destitution subjective » à partir de sa conception du sujet, un sujet divisé, aux prises avec la castration de l’Autre (et dont il se défend pour mieux se défendre de sa propre castration de sujet), inscrit dans l’ordre symbolique parce que représenté et porté par un défilé de signifiants, mais surtout évanescent puisqu’effet de signifiant. Ce premier indice est déjà la traduction de sa lecture de la fin de cure, une lecture qui l’éloigne des impasses imaginaires focalisées sur la personne, le moi ou encore sur une « rectification de l’idéal du moi » (6 – Problèmes cruciaux de la psychanalyse, 03/02/1965) de l’analysant par identification à celui supposé de son analyste.

Lacan fait la peau à cette « perspective de confort », « à cette sorte de rationalisation moralisatrice liée au souverain Bien » (7 – L’éthique de la psychanalyse, 29/06/1960) et il nous propose un premier élément structural spécifique de la fin de cure pour l’analysant : celui du franchissement des identifications. Ce qu’il finalise dans le séminaire Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse » (8 – 22/04/1964): « l’identification n’est qu’un temps d’arrêt, qu’une fausse terminaison de l’analyse, qui est très fréquemment confondue avec sa terminaison normale ». Entretemps, il avait recentré la lecture freudienne de la relation d’objet en mettant en avant la dimension du manque de l’objet, la dialectique sujet divisé/objet du manque et, par-delà, « l’accès au Réel ». Ainsi, il pose la question : « ce qui est troué dans le Réel, est-ce l’objet ? » (9 – La relation d’objet, 28/11/1956). Il avait aussi mis en exergue le Réel dans Les formations de l’inconscient (10 – 16/04/1958), à propos de l’article majeur de Freud de 1937, « Analyse avec fin et analyse sans fin » (11), en soulignant qu’il y a « de l’irréductible […] pour l’homme dans le complexe de castration, pour la femme dans le penisneid, c’est-à-dire pour un certain rapport au phallus » (12 – Les formations de l’inconscient 02/06/1958). De même, dans le séminaire L’angoisse, il avait accentué la dimension du réel de la « fin de partie » avec la conceptualisation de son invention, l’objet a, en tant que manque à être et soustraction de jouissance indispensable à la division du sujet. C’est ce qui lui fera préciser dans Les quatre concepts (13 – 24/06/1964) : « il y a un au-delà à cette identification et cet au-delà est défini par le rapport et la distance de l’objet a au grand I idéalisant de l’identification ». Mais aussi : « ce franchissement du plan de l’identification est possible » […] « C’est au-delà de la fonction du a que la courbe se referme […] concernant l’issue de l’analyse, à savoir (que), après le repérage du sujet par rapport au a, l’expérience du fantasme fondamental devient la pulsion. Que devient alors celui qui a passé par l’expérience de ce rapport opaque à l’origine de la pulsion ? […] Comment un sujet qui a traversé le fantasme fondamental peut-il vivre la pulsion ? ».

Durant cette séance capitale de juin 1964, Lacan interpelle les analystes sur deux éléments : la pulsion en tant qu’elle se présentifie comme « réalité de l’inconscient » et la « séparation ». Au-delà du fantasme, nous dit Lacan, la pulsion : « cela est au-delà de l’analyse et n’a jamais été abordé. Il n’est jusqu’à présent abordable qu’au niveau de l’analyste, pour autant qu’il serait exigé de lui, d’avoir précisément traversé dans sa totalité le cycle de l’expérience analytique ». D’autre part, il indique que c’est pour autant que « le désir du psychanalyste qui reste un x, tend dans le sens exactement contraire à l’identification que le franchissement du plan de l’identification est possible, par l’intermédiaire de la séparation du sujet dans l’expérience ». Cette séparation marque la destitution subjective de la fin de cure de l’analysant, car il prend la mesure d’un au-delà des points d’identification qui le font tenir comme sujet et, jusqu’à un certain point, de son aliénation de sujet. Elle marque aussi la séparation à l’endroit du sujet supposé savoir qu’a été son analyste, ainsi destitué de cette place qu’il venait occuper dans le transfert. Mais encore faut-il que ce dernier s’y prête, à bon escient. Autrement dit, qu’il lâche sa jouissance d’avoir tenu une place de semblant d’objet a de son analysant.

Ces deux éléments (pulsion et séparation) concernent au plus près la destitution subjective de l’analysant et la déchéance du fantasme, précisément la façon dont chaque psychanalyste a pu les traverser, au moment de son passage à l’analyste. Ils sont déterminants à la fin de sa propre cure, mais aussi pour ce qui en résulte dans son après-coup, ne cessant d’influencer l’exercice de son acte. Ils relèvent du x du « désir du psychanalyste », participant du repérage que chaque psychanalyste peut en avoir. Ils orientent inévitablement le style du praticien dans le maniement des cures qu’il a à mener, notamment le rapport au savoir troué et à la vérité, l’énonciation d’un savoir dire avec chaque analysant.

Une fois le rappel de ces quelques éléments choisis, j’en viens plus directement à ce qui de la destitution subjective concerne l’analyste dans le transfert. Dans la proposition de 1967 (14), il en donne deux indications majeures. « Le sujet supposé savoir est pour nous le pivot d’où s’articule tout ce qu’il en est du transfert […] Ce qui nous importe ici c’est le psychanalyste, dans sa relation au savoir du sujet supposé » qui s’adresse à lui dans la cure. Il ajoute : « il est clair que du savoir supposé il ne sait rien. Ceci n’autorise nullement à se suffire de savoir qu’il ne sait rien, car ce dont il s’agit, c’est de ce qu’il a à savoir ». J’entends que « ce qu’il a à savoir » n’est pas de l’ordre d’un savoir de connaissance, d’un savoir universitaire, mais bel et bien d’un savoir troué, parcellaire, celui de l’expérience du Réel de sa fin de cure d’analysant qui advient dans la destitution subjective et la déchéance du fantasme. C’est à partir de la traversée de cette expérience singulière que chaque analyste peut parvenir à être plus éclairé sur « le point suprême de l’effet aliénant de son implication dans le logos » en tant que sujet de l’énonciation (15 – Le désir et son interprétation, 20/05/1959), en s’étant « heurté à cette limite qui est celle où se pose toute la problématique de son désir » (16 – L’éthique de la psychanalyse, 22/06/1960). C’est à ce prix, que l’analysant passé à l’analyste peut déduire quelques repères qui rendent compte de la position du psychanalyste dans la cure. Lacan en donne une indication très précieuse dans le séminaire, Le transfert dans sa disparité subjective… (17 -11/01/1961) : il s’agit pour l’analyste d’« occuper la place qui est la sienne […] celle qu’il doit offrir vacante au désir du patient pour qu’il se réalise comme désir de l’Autre ».

Pour spécifier ce qui relève d’un certain « effacement » du psychanalyste au terme de la cure, Lacan indique que ce terme consiste dans la chute du sujet supposé savoir et sa réduction à l’avènement de cet objet a comme cause de la division du sujet qui vient à sa place ». L’analyste en « vient […] à supporter de n’être plus rien que ce reste, ce reste de la chose chue (regard, voix, feces, sein) qui s’appelle l’objet a»(18 – L’acte psychanalytique,10/01/1968) ». Autrement dit, au moment de la destitution subjective de l’analysant, à savoir lorsqu’il rencontre l’objet a singulier qui le divise, l’analyste est frappé de « désêtre », c’est-à-dire qu’il cesse d’être le semblant d’objet a de son analysant, ce dernier ayant rencontré l’objet qui le divise. A ce titre, je parlerai de destitution subjective chez l’analyste sur deux versants : celui de la chute de la position de sujet supposé savoir nécessaire au début de cure et celui de la chute de la place de semblant d’objet pour son analysant à la fin.

Mais, point capital s’il en est, pour l’analysant « venu à la fin de l’analyse, dans l’acte s’il en est un qui le porte à devenir psychanalyste » […] « ce passage (n’opère) que dans l’acte qui le remet à la place de sujet supposé savoir » (19 – L’acte psychanalytique, 10/01/1968). La tâche qui en incombe pour qui « relève le gant » de l’acte analytique est ardue, Non seulement, ce moment de l’acte, celui de la passe, n’advient que le temps d’un éclair, à son insu d’analysant, non seulement il ne peut élaborer ce Réel qu’après la passe proprement dite, mais de surcroît, si on se fie à Lacan, ce n’est qu’au prix de ce retournement de l’acte qui le remet à la place de sujet supposé savoir qu’il pourra officier en tant qu’analyste pour ses futurs analysants. Il demeure un paradoxe pour l’analyste. Lacan le souligne en indiquant qu’il en sait quelque chose de « ce que son analyste est devenu dans l’accomplissement de cet acte […] un résidu », mais qu’« il n’en sait rien justement parce qu’il est devenu la vérité de ce savoir » (20 – L’acte psychanalytique, 10/01/1968). En somme, de quoi mettre en relief le gap irréductible entre savoir et vérité et l’impossible du métier d’analyste.

Vous aurez noté que Lacan ne s’arrête pas aux états d’âme, aux affects qui traversent le sujet analysant en fin de partie. La notion freudienne d’hilflosigkeit mériterait un long détour, car elle me semble située du côté du réel de l’infantile propre à chacun plutôt que du côté de son versant imaginaire : expérience d’une détresse radicale du nouveau-né sans l’appui de l’Autre qui s’avère vide, désarroi du sujet qui ne peut plus s’appuyer sur les identifications qui ont façonné sa subjectivité, j’y attache beaucoup d’importance. Elle participe à mon sens de la construction du poinçon entre objet a et sujet et donc à celle du fantasme. Cela permet d’entendre que ce qui se « déconstruit » en fin de cure contribue à lever un coin du voile de ce qui aura pu se construire. Chaque analysant pourrait en tirer quelques enseignements sur un « savoir y faire avec son symptôme » en trouvant à « s’accommoder » des traces, des restes, des bouts et déplacements de jouissance qui résultent du processus de sa fin de cure. Ce n’est donc pas sans « revisiter », à partir d’un certain dévoilement de son fantasme, ce qui du poinçon entre sujet et objet oriente sa subjectivité et « vectorise » son désir.

Du côté de l’analysant passé au psychanalyste, après la passe, on peut interroger au cas par cas, ce que chacun a entendu des enseignements qu’il a tirés de sa fin de cure, en particulier sur le rapport à l’objet a, sur celui à la pulsion et sur les remaniements possibles d’un symptôme. C’est en quoi ce Réel du moment de bascule (celui de la passe) est si déterminant pour l’exercice de la psychanalyse. Cela a un indéniable retentissement sur le repérage et la prise en compte de ce qui relève de la logique du fantasme, de l’incidence de la pulsion et de la place du symptôme pour chacun de ses analysants. On ne peut nier non plus l’impact majeur d’un détachement, d’une séparation à l’endroit du psychanalyste qui a occupé autrefois une place de sujet supposé savoir. A condition que ce dernier en fasse aussi le deuil et qu’il accepte de choir de cette place. En cela, il engage pleinement sa responsabilité pour la transmission de la psychanalyse. On comprend mieux pourquoi Freud préconisait que les analystes refassent une « tranche » tous les cinq ans et que la dynamique de la cure nécessite quelques tours …

C’est ainsi que Lacan va préconiser les supervisions, mettre sur pied les cartels de travail et le dispositif de la passe dans l’après-passe, comme principaux outils d’une psychanalyse en extension. Avec le dispositif de la passe, et ce malgré le constat d’échec qu’il a pu en faire au moment de la dissolution de son école, il aura incité des « passants » à restituer ce qu’ils peuvent dire de la passe à des « passeurs » pour que ces derniers transmettent à leur tour à un jury de passe ce qu’ils ont pu entendre de la bouche du passant du Réel de la fin de cure. De la passe au dispositif de la passe, Lacan espérait de ce dernier qu’il puisse être enseignant sur le désir du psychanalyste et ainsi contribuer à la transmission du discours analytique, quand bien même les fins de cure sont hétérogènes et les destins qu’elles engendrent très variables. Avec ce dispositif il a aussi mis en valeur une logique du transfert qui renvoie chacun des acteurs de l’acte analytique à une forme de destitution subjective. On peut y lire la tentative de Lacan d’élaborer et de rendre effective une transmission fondée sur un savoir troué propre à l’inconscient, sur un rapport tenace à la vérité, bien que finissant toujours par échapper, et sur un savoir dire qui repose sur la dimension phallique, mais enrichie par le pas tout phallique.

Toutes ces difficultés théoriques prenant appui sur une clinique du transfert, on entend mieux en quoi psychanalyser fait partie des métiers impossibles. Comme l’analyste s’autorise de lui-même, non sans se référer à d’autres, il n’est pas étonnant qu’elles sont source de débats, de controverses, d’interprétations, de discords quand il s’agit de les porter à l’échelle d’un collectif d’analystes pour former des analystes à leur discipline et à la transmettre. Le transfert étant notre pain quotidien, comment faire pour que les institutions analytiques restent « instituantes » ? A mon sens, elles ne le restent que si les questions de fin de cure restent au plus vif pour chacun(e) dans son travail d’analyste et à l’échelle de l’institution, si on veut continuer de la nommer institution analytique. Pour cela, il n’y a qu’un véritable remède : que l’analyste reste aussi un analysant dans sa façon de transmettre la psychanalyse. On sait que ce chemin est tortueux, semé d’embûches, notamment avec la notion de transfert de travail, transfert indispensable, mais qui peut facilement conduire quiconque vient à occuper une place de transmission à « oublier » que son savoir n’est qu’un savoir troué. Comment ne pas garder en mémoire que la place de sujet supposé savoir ne relève que d’un jeu de places dans le dispositif du transfert ? Il pourrait en ressortir une certaine humilité pour les analystes. Que nenni ! Il ne faut pas rêver, car ce qui fait retour pour chaque analyste, c’est ce qui le concerne intimement de la soustraction de jouissance qui l’a fait advenir comme sujet. Il s’avère souvent bien délicat de transmettre le discours analytique en évitant de tomber dans le piège de se promouvoir en petit maître du savoir analytique. Consentir à renoncer à jouir de son peu de savoir et à chuter de sa place de savoir, parce qu’il n’est jamais que supposé, renvoie chaque analyste à son éthique de psychanalyste, c’est-à-dire au désir du psychanalyste, et à sa responsabilité de sujet. Voici donc pour ce premier temps de mon travail en cours.