Un samedi avec Marika Bergès-Bounes et Sandrine Calmettes-Jean – 30 sept 17

Les 2 interventions ainsi que le débat ont été filmés ; cependant, pour des questions de confidentialité liée aux cas cliniques évoqués, nous ne pouvons mettre en ligne la vidéo. Elle est toutefois disponible sur demande motivée auprès de l’association ALI-Pce.

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Bernard Moullé : « Dans la hotte du père noël : l’injonction de parité »

 

L’injonction de parité peut se lire dans des assertions parentales qui se soutiennent de gommer toute disparité entre fille et garçon.

Ainsi d’un père( d’une petite fille) à qui je présente un jouet égaré et inconnu que je viens de trouver, en formulant cette hypothèse qu’il pourrait s’agir d’un jouet de fille, je reçois cette réponse : « parce qu’il y a des jouets de fille et des jouets de garçon ?!!! ».

Les jouets doivent maintenant être unisexes et ne doivent pas discriminer dans leur adresse filles et garçons.Il s’agit pour les parents de ne pas imposer à leurs enfants des repères qui pourraient, redoutent-ils, les formater selon leurs sexes.

Ces repères ne sont plus perçus que comme socioculturels, ne véhiculant que des prescriptions de rôles caricaturaux.

A Marseille, la première exposition temporaire de notre très réussi MUCEM, s’est appelée de façon très moderne : « Au bazar du genre ». « Au bazar du sexe », cela aurait pu être porteur mais aurait fait mauvais genre.

Une partie y est consacrée aux jouets et s’intitule sans ambiguïté : « Contre les jouets sexistes ». Le texte (intégral dans le catalogue de l’exposition) est signé par Florence Rochefort. Comme toute l’exposition il ne s’appuie que sur des données sociologiques et dans ce domaine les chercheurs sont surpris. Je cite Florence Rochefort : « L’univers du jouet résiste aux mutations dugenre…s’agit-il d’une résistance concertée ou d’une stratégie commerciale… ? »(1) Parents et enfants seraient d’un conformisme inexplicable selon les chercheurs pourtant très en avance. « Des enquêtes de terrain en milieu scolaire ont été menées et ont inspiré des expériences mises en place dès la maternelle et même dans des crèches pour tenter de changer les habitudes,notamment celles concernant l’offre des jouets. »(2)

Pourtant les mouvements homosexuels font tout ce qu’ils peuvent pour dénoncer les normes de genre. Ces jouets sexués induiraient une contrainte à l’hétérosexualité. Ils sont qualifiés de « sexistes ». Ce terme, d’abord employé pour désigner la discrimination à l’égard du sexe féminin prend un autre poids quand le concept de sexisme est assimilé à celui de racisme par ces mouvements, avec la portée juridique que cela implique. Verrons-nous bientôt la justice venir vérifier le choix des jouets dans la hotte du Père Noël ?

Pourtant ce qu’il choisit n’est pas sans effet sur les petits parlêtres qui ne font pas que reproduire des rôles qui seraient prescrits dans les jouets. Ils sont bien accessibles à la dimension du semblant inhérente au jeu.

Faisons l’hypothèse que ce que Florence Rochefort appelle « résistance » soit chez une mère et un père un savoir sur ce qu’ils peuvent donner à leurs enfants pour se repérer et construire leurs identités sexuelles.

La mère d’un jeune garçon qui jouait devant nous me confiait comment elle avait souffert quand elle était petite fille de n’avoir jamais reçu de ses parents aucune poupée qu’elle demandait, n’obtenant d’eux que des jeux de construction.Ils partageaient déjà les bonnes intentions antisexistes. Cela a- t- il à voir avec sa difficulté actuelle à se mirer en son enfant ? Qu’est-ce qui a manqué pour elle dans le fait de ne pouvoir être ainsi reconnue symboliquement comme fille par un père et une mère ? Qu’est-ce qui en a été marqué d’un interdit, quel message est passé dans ce choix sociologiquement correct ?

Les enfants disent ce qu’ils en pensent sans détour. Nous avons tous le souvenir de ces chagrins de filles ou de garçons qui manifestent que cet adulte s’est trompé d’adresse en ne les reconnaissant pas dans leur sexe par ce qui pour eux est le signifiant d’une différence.

 

Ce qui fait penser les enfants sont les questions fondamentales : d’où viennent les enfants, qu’est ce que la vie, qu’est ce que la mort ? Pour y répondre ils deviennent chercheurs et échafaudent des théories sexuelles qui sont typiques et constantes chez tous les enfants selon Freud(3).

La première théorie sexuelle infantile, celle du sexe unique( nous pourrions l’appeler celle du tout phallique), aboutit à l’échec inévitablement. Aucun lieu de recel n’est pensable.

Avec la seconde, la théorie cloacale, un grand pas est fait : c’est en mangeant quelque chose de «  spécial »(4) que les humains conçoivent un enfant. Une origine est concevable à partir d’une disparité qui s’avère fondamentale : il faut bien que ce soit d’ailleurs que vienne cette chose « spéciale » ou cette petite graine. Les contes de fées nous le confirment. La parthénogénèse n’est pas une théorie sexuelle infantile mais un fantasme d’adulte.

En grandissant, tout ceci étant passé dans les dessous, c’est ce qui constitue la différence entre fille et garçon qui anime les recherches des enfants.Cette différence est chantée, dansée, jouée dans les cours de récréation.

Par exemple voici un jeu qui occupe une de mes petites patientes âgée de 8 ans, qui ne sait comment y faire avec les garçons. Nous l’appellerons Ludivine.

C’est un jeu avec un élastique. Avec les doigts des deux mains les enfants forment une figure.

1 (deux triangles opposés par leurs sommets) « ça c’est une fille ». Ludivine me montre sur cette figure le bas de sa robe.

2 (un ovale) « ça c’est un garçon, ça c’est un homme ».

La surprise est qu’il y en a une troisième.

3 (le rond se retourne vers le bas et ressemble ainsi à un sexe masculin)

« ça c’est un homo, un homme et un homme, une boucle plus une boucle »

L’affaire est bouclée : voici comment les enfants se débrouillent avec la modernité.

 

La parité,les deux mêmes, nous amène un troisième.

Parce que les enfants ne doivent pas être limités par leur genre (ce sont mot à mot les termes employés) une crèche suédoise décide de bannir les pronoms masculin ( han :il ) et féminin(hon :elle ) et de les remplacer par un pronom neutre (hen ) qui n’existe pas dans la langue (5). C’est un journaliste lassé de décider entre les deux pronoms qui a créé ce néologisme.

A ne pas vouloir choisir entre « il » et «  elle », un troisième s’impose, celui de l’indécidé où tout est possible,où rien n’est perdu. L’indécidé qui relève d’un choix, se différencie de l’indécidable qui renvoie à la catégorie de l’impossible.

Ce père paritaire qui ouvre mon propos a tenu par la suite à m’informer de la toute dernière évolution de la législation allemande qui permet de déclarer à la naissance un enfant de sexe indéterminé sous une troisième rubrique: sexe neutre. Une organisation d’intersexués (OLL) en réponse aux réactions dans la presse a dénié qu’il s’agissait d’un troisième sexe.

A gommer toute disparité dans les repères proposés par les parents à leurs enfants, pour ne pas prescrire des rôles de genre, pour les laisser en fin de compte choisir celui qui leur convienne, ces enfants se trouvent seuls en charge de soutenir une disparité qui leur donne quelques repères symboliques pour construire leur sexualité.

Il semblerait qu’une conséquence de cette prescription de parité puisse être la promotion d’un troisième sexe qui serait le bon.

 

 

Bernard Moullé

 

 

 

 

Bibliographie

 

1. Rochefort F., Au bazar du genre, Textuel, 2013, p. 115

2. Ibid., p. 118

3. Freud S., Les théories sexuelles infantiles, La vie sexuelle, puf, 1989

4. Freud S., Trois essais sur la théorie de la sexualité, idées/Gallimard, p. 93

5. Hivert A.F., Libération, 20-3-2012

Mme Ghislaine Chagourin: « La disparité : à la charge de l’enfant ? »

 Ch Melman, rappelle souvent que c’est l’altérité qui est garante des places de chacun dans la sexuation. Places qui sont foncièrement disparates même si, comme il le dit, hommes et femmes sont à parité de devoir vis à vis de l’instance phallique. « Les deux sexes se trouvent à parité dans leur responsabilité à l’égard de l’instance phallique, même s’il y a entre ces deux sexes une disparité des charges et une disparité des places(…) cette disparité n’est que la représentation figurée d’une parité fondamentale1». C’est cette parité fondamentale qui engage qu’ils soient dans une altérité l’un par rapport à l’autre et non pas étrangers. Cette altérité ne peut être opérante que dans un discours structuré par une perte et qui ménage une place d’exception. J-P Lebrun, parle d’un effacement de l’altérité dans la structure langagière collective (altérité = ni étrangeté ni mêmeté, mais place Autre qu’occupent les femmes et un sexe par rapport à l’autre). Il ne s’agit pas d’être passéiste et de contester l’avancée sociale qui est visée par la revendication paritaire actuelle. Mais alors que jusqu’à récemment la parité était une revendication de droit – entre pairs non pas pareils mais ayant accès au même droit – elle sous tend actuellement les champs du social et du privé non sans conséquences pour les enfants. La parentalité est un effet de ce vœu de parité et renvoie à l’imaginaire d’une symétrie des places père/mère du côté du pareil, hors différence des sexes ce qui ne favorise pas l’accès à l’altérité. Cette parité père/mère vient dans le prolongement d’une exigence d’égalité homme/femme qui est elle même de plus en plus sous tendue par le concept de genre. Concept qui postule que le sexe biologique ne suffit pas à faire un homme ou une femme car les normes sociales y participent grandement. D’où l’idée d’intervenir juridiquement sur les normes sociales en étendant la parité aux champs du social et du privé. Tout cela débouche sur des pseudodiscours et des pseudosavoirs dont les parents se font les portes parole. Il faut dire que c’est compliqué pour les parents ou les éducateurs, les repères viennent à manquer ou à se dérober ou au contraire se démultiplient faisant valoir tout et le contraire de tout. Est-ce pour cela que les parents et les éducateurs ont du mal à donner aux enfants les signifiants nécessaires à la constitution de leur identité sexuelle en se référant à leur propres signifiants en tant qu’homme ou femme? Tout leur laisse penser qu’il existe un savoir pédagogique pour être un bon parent. Ainsi, il n’est pas rare que les parents arrivent en cabinet avec une demande de conseil éducatif ou avec un diagnostic posé à partir de ce qu’ils ont lu sur internet par exemple. Une autre de leurs difficultés semble être un gommage de la place de l’enfant au profit d’une parité parents/enfant sous tendue par le souci du respect des droits de l’enfant de plus en plus souvent à l’exclusion de toute figure d’autorité ou d’exception et au profit de la négociation.

Comme l’a déjà évoqué N Rizzo, notre titre recouvre l’idée que même si l’enfant baigne dans un pseudo discours paritaire, il ne manquera pas de poser les questions concernant sa sexuation et son accès au désir à travers ses actes et ses symptômes. Si personne ne les entend ou qu’aucune réponse consistante ne lui est donnée, symboliser cette disparité restera à sa charge hors transmission symbolique et il risque de rester arrimé à une version imaginaire de la différence des sexes. D’où la nécessité pour le clinicien, mais tout aussi bien pour les éducateurs, de mettre en œuvre leur subjectivité pour, selon une formule de J.M. Forget, offrir aux enfants l’autorité qu’ils tirent de leurs propres signifiants et de leur propre savoir inconscient à condition qu’ils s’inscrivent dans un discours qui respecte les lois du langage.

 Voici un premier très court exemple. Je viens chercher en salle d’attente une petite patiente de 10 ans accompagnée de son papa. Le papa lui dit « allez mademoiselle ! » il se reprend aussitôt et dit « non il ne faut pas dire mademoiselle », il hésite puis dit « Madame » et il fait suivre le Madame de son nom de famille. Bel exemple de détournement, de forçage de son savoir inconscient. Face à mon étonnement et celui de sa fille, il explique qu’il ne faut plus dire mademoiselle car on ne dit pas damoiseau pour un homme non marié et que c’est donc discriminant pour une fille non mariée de l’appeler ainsi (donc c’est un souci d’égalité paritaire homme/femme). Je lui fais remarquer que dire à sa fille Madame suivi de son nom de famille à lui ne convient pas non plus !Ce qui a mis au travail le père à qui je l’ai donné à entendre et a fait réagir sa fille qui elle l’a entendu d’emblée. Voilà un papa qui dans son souci d’égalitarisme et de bien faire vient à nommer sa fille comme sa femme sans même qu’il s’agisse d’un lapsus, si ce n’est pas « discriminant », c’est un tant soit peu « criminisant » sur le plan incestueux tout de même. Cela dit, comme beaucoup de femmes ne portent plus le même nom que le père de leurs enfants ou de leur mari, cela ne revêtira peut être plus la même dimension dans quelques temps. C’est en tout cas un peu compliqué pour cette petite fille car elle a à déchiffrer cette complexité et elle est aussi livrée à elle même pour beaucoup de décisions dans un gommage de sa place d’enfant. Certes à présent elle a une adresse et lors de la séance qui a suivi ce propos de son père, elle me dira qu’elle trouve que son papa et sa maman sont très gentils et respectueux de ses envies mais qu’ils lui font trop confiance pour certaines décisions qu’elle préférerait qu’ils prennent pour elle !!!

Autre exemple : Lors d’une séance, cet autre papa tout à fait moderne a affirmé de façon très convenue à sa fille que « les garçons et les filles c’est pareil » croyant me soutenir quand je me suis étonnée que sa fille de 7ans dise en le déplorant et avec véhémence que « c’est toujours les garçons qui gagnent ! ». Dans le cadre d’un transfert bien en place avec ce papa et sa fille Lilas, j’ai dit au papa, « Mais que lui dites vous Monsieur ! » et à Lilas « C’est vrai qu’il y a une règle grammaticale qui dit que le masculin l’emporte sur le féminin pour accorder l’adjectif mais tu sais il arrive aux garçons de perdre aussi et on ne gagne pas toujours à vouloir être un garçon quand on est une fille». Mon intervention a permis au père de se repositionner et d’être plus en accord avec son savoir qui est moins politiquement correct que ce qu’il s’est cru obligé de dire. Ce qui a permis à Lilas de lui énoncer : « j’aurais aimé être un garçon ». Tout étonné et enfin à son écoute, il lui a répondu quelque chose du style « mais moi je suis content que tu sois une fille ». Les parents de Lilas l’ont amenée en consultation car selon eux, Lilas se pose en victime de sa petite sœur de 2ans et de sa maman. Selon le père et la mère, elle fait cela exprès pour pouvoir se plaindre ce qui provoque les cris de la maman et du papa. Derrière ce qu’ils considèrent comme un comportement déviant, ils échouent à lire le questionnement difficile que traverse Lilas concernant justement son identité de fille qui actuellement oscille entre la position de victime (objet déchet) et celle de maîtresse d’école (position de savoir) à laquelle elle s’essaye vis à vis de ses petits cousins. Lors d’une séance, alors que je relatais à la mère ce qui s’était passé lors de la dernière séance avec le papa, celle ci a entendu autrement sa fille. Même si chaque fille doit trouver pour elle-même les réponses, à sa féminité, cela sera plus facile si ses parents consentent à ne pas stigmatiser le questionnement de leur fille comme un problème éducatif et l’écoutent chacun de leur place singulière et non pas dans un discours convenu et unisexe. Là où Lilas lit la disparité des places hystériquement, comme une injustice, ils répondent par l’imaginaire d’une justice paritairequi ne fait que renforcer son sentiment d’injustice et sa revendication.

Voilà encore cette autre maman qui veut avoir de bonnes relations avec sa fille de 12 ans que nous nommerons Fleur. Elle cultive une grande complicité et un grand copinage avec sa fille. Sous couvert de « copinage », qui est une forme de parité enfant /parent qui exclut toute place d’exception et gomme la place de l’enfant, elle lui donne sa guêpière noire très sexy devenue trop petite pour elle lui dit-elle. Par ailleurs et dans le même temps, elle lui reproche de se maquiller pour aller au collège. Cette très jeune fille vierge, qui ressemble déjà à une femme mais se sent encore une petite fille, s’étonne à juste titre de ce cadeau de la part de sa mère. Quand lors d’un entretien, Fleur signifie son étonnement et sa gêne à sa mère, celle-ci lui répond que le maquillage ça se voit alors que la guêpière non ! J’ai fait remarquer à la mère que la différence c’est que sa fille saurait qu’elle portait la guêpière de sa mère qui plus est. Contrairement à la mère, Fleur a bien perçu l’inconséquence de son discours et sa dimension sexuelle qui vient faire effraction de façon déplacée dans leur relation. Cette mère a sans doute voulu coller à un discours éducatif convenu sur la question du maquillage alors que dans le même temps elle ne rend plus lisible sa place de maman en se voulant la copine de sa fille et en lui offrant une guêpière. Ce qui fait flamber le symptôme hystérique chez cette jeune fille qui à 5 ans avait été hospitalisée quelques temps pour hypersomnie et anorexie et à qui on avait parlé d’un « syndrome de la belle au bois dormant » alors que, dit-elle, elle suçait à son insu les anxiolytiques que sa mère prenait à l’époque, là encore comme si ce qui est à la mère est à la fille aussi ce qui n’est pas sans conséquence !

Nous venons de voir en quoi la logique paritaire reprise par les parents vient laisser à la charge des enfants de symboliser la disparité structurelle des places sexuées. Pour finir, voici un cas qui semble en contradiction avec cela alors qu’il ne l’est pas. Les éducateurs connaissent bien ce genre de famille. Il s’agit d’une famille très matriarcale dite « monoparentale » par le social dont la configuration et le fonctionnement mettent pourtant en scène une disparité radicale puisque la place du père y est très détériorée et que la mère y occupe la place de l’autorité. C’est donc une configuration familiale très moderne qui met aussi à mal l’accès à la féminité et à l’altérité et donc à la disparité en la laissant à la charge des enfants. Remarquons qu’en désignant cette famille comme « monoparentale », le social vient renforcer les résistances à l’œuvre pour accéder à la sexuation. N. Hamad fait souvent remarquer, à juste titre, que la famille monoparentale n’existe pas sur un plan psychique sauf comme mythe originel où elle occulte d’ailleurs la différence des sexes. Elle n’existe qu’en tant qu’entité sociologique2. Il se trouve que j’ai eu l’opportunité d’écouter une famille où ce type de dispositif règne depuis 3 générations.

1ère génération : Mme N 53 ans

1er mari 2ème mari

 2ème génération : Fille 1 : Mme C 35 ans Fille 2 : Mariam 16ans

+ mari

3ème génération Fille 2 Fille 1 Nadia 13 ans

Cet ensemble de femmes fonctionne comme une seule famille. Les positions d’autorité sont clairement occupées par Mme N et Mme C. Elles sont toutes les 2 dans le désir légitime que leurs filles connaissent un meilleur sort qu’elles et cela se traduit par un vœu de réussite sociale pour elles qui s’inscrit tout à fait dans la modernité.

 Mme N, est une vraie mère courage qui a élevé seule ses 2 filles issues de 2 mariages différents. Ses 2 maris l’ont quittée la laissant sans ressources. Pour elle un homme n’est qu’un géniteur au point de dire qu’elle ne se remariera jamais car elle ne peut plus avoir d’enfants. Pour elle, il est clair que la féminité se réduit à la maternité et que le phallus (instance symbolique de la castration) n’est pas du côté des hommes, où il est réduit au pénis reproducteur, tant elle a une image dégradée des hommes, non sans raisons.

A la 2ème génération, avec Mme C, la féminité en tant que maternité s’est bien transmise, mais il existe un certain mépris des hommes qui entrave à sa féminité. Elle a bien eu 3 filles avec un homme mais qui est lui même orphelin et qui n’est plus à la maison par décision de justice car il buvait et était violent avec sa femme et ses filles. Là non plus il n’est pas porteur du phallus, tout au plus est-il un géniteur. Mme C fait un travail très dur et peu rémunéré, elle élève ses 3 filles de façon très autoritaire tout en déléguant beaucoup de responsabilités à l’aînée. Mme C, comme sa mère, attend du droit de lui rendre justice. Leur revendication sonne bien sûr comme celle d’une plus grande égalité homme/femme.

La petite sœur de Mme C, Mariam, a 16ans. Elle a longtemps récusé son père qu’elle a très peu connu. A ce jour, elle refuse toujours de parler de lui. Elle est devenue une très jolie jeune fille toutefois capable de devenir très agressive quand il s’agit de se défendre ou de défendre ses nièces. Elle est farouchement dédiée à ses études puisqu’elle souhaite plus tard faire un métier reconnu socialement. De façon très moderne, sa position de jeune femme, elle l’envisage à travers la réussite sociale par le travail et l’autonomie financière, ce qui est bien légitime, mais la sexualité est tenue très à l’écart ainsi que la nécessité d’un homme dans sa vie sauf peut-être comme géniteur mais pas sûr car avec la science…. La place qu’elle brigue dans l’espace public n’est pas éloignée de celle que brigue un homme et il est clair que pour elle un homme est avant tout un étranger dont elle n’a pas à provoquer ou à entretenir le désir car elle n’a pas à se tenir en position d’altérité vis-à-vis de lui. La question reste ouverte du type de relation qu’elle pourra établir ou pas avec un homme.

Enfin, au niveau de la 3ème génération, il y a Nadia 13 ans. Sa mère lui interdit toute fréquentation notamment de filles qui pourraient l’inciter à se maquiller, s’habiller de façon trop délurée ou à fumer ; ce faisant, elle lui désigne tout de même ce qu’elle doit désirer comme insignes de féminité. Elle a été une enfant très inhibée et mutique mais aujourd’hui, elle s’ouvre à l’autre et réussit à établir des amitiés avec des petites camarades « sérieuses » selon les critères de sa maman. Le travail sur sa féminité n’est pas simple pour elle et j’ai parfois pensé que la question était forclose mais des événements récents me font penser qu’elle s’y essaye enfin. Sans doute que l’adresse à un tiers qui vient par sa parole soutenir l’ouverture de ce questionnement n’y est pas pour rien. Mais c’est sous une forme qui n’est pas sans faire problème puisque par exemple, elle considère comme son petit copain celui qui lui offre des objets très onéreux alors qu’elle ne le connaît pas. Son discours à ce sujet n’est pas sans faire penser à une modalité de relation homme/femme en pleine expansion et qui est régie par les lois du marché. C’est au plus offrant !

 On entend dans la clinique avec les enfants à quel point la mise en place de l’altérité est devenue compliquée dans notre société régie par les discours capitaliste technoscientifique et paritaire. La symbolisation de la disparité des places inhérente à la différence des sexes reste de plus en plus à leur charge. Quelle place cela ménage pour les futurs hommes et femmes de notre société ? Car si ce qui permet à l’enfant de se construire comme sujet désirant c’est le repérage de l’inscription phallique de ses parents quelque soit la configuration familiale – par exemple dans des familles ordinaires, la mise à l’épreuve des difficultés d’entente entre son père et sa mère en tant qu’homme et femme – en ce que l’objet de leur désir est différent, qu’est ce qu’il en est lorsque l’enfant ne peut plus en faire l’expérience? Nous ne pouvons que nous joindre à Ch. Melman quand il dit que beaucoup de jeunes femmes font passer leur accomplissement social et professionnel avant le destin singulier et conjugal et qu’elles ont beaucoup de mal à s’engager dans une vie privée qui serait infériorisante par rapport à leur réussite. Par ailleurs, il note que beaucoup de jeunes hommes mercantilisent leurs relations sexuelles pour ne pas subir le coût psychologique, matériel, d’entretenir un ménage. Avec la guerre des sexes qui flambe à travers l’exigence d’égalité homme/femme, Ch. Melman pose la question dérangeante mais qui est la question de nombreuses femmes en analyse: les femmes se retrouvent dans l’espace public mais est-ce au titre de femmes ? Car peuvent -elles y figurer autrement qu’en tant que mères ou en tant qu’hommes ? Et n’est-ce pas au prix d’une désexualisation ? Il remarque aussi cette difficulté pour les jeunes filles << à faire que la légitimité de leur présence dans l’espace public ne soit pas confondue avec ce que serait une attitude provocatrice et une invitation >>3. Il note que les conjugos en arrivent à relever <<d’association, de copinage associé : on partage les frais, les charges, les tâches….. >>4 avec comme effet une désacralisation de la relation sexuelle et bascule dans le registre de l’échange de façon pragmatique et positivée.

1 Ch. Melman, Entre parité et différence dans la relation homme-femme, conférence du 06/04/2013 à Sainte Tulle, Site ALI

2 Nazir Hamad, Adoption de parenté : questions actuelles – Erès 2007

3 Ch. Melman, Entre parité et différence dans la relation homme-femme, conférence prononcée à Sainte Tulle le 6 avril 2013, site de l’ALI

4 Ch. Melman, Une culotte pour deux. L’idéal de la parité dans le monde industriel, conférence prononcée le 14 mai 2008 à la Maison de l’Amérique Latine, site ALI

Mme Nathalie Rizzo: « La disparité à la charge de l’enfant »

Nous voudrions mes collegues et moi meme remercier Elisabeth La Selve d’avoir sollicité le département de psychanalyse de l’enfant et de l’adolescent pour participer à ces journées parce que sa proposition nous a invité à nous mettre au travail et à nous essayer à une lecture de la clinique articulée à cette question.

Nous avons pris le parti de venir témoigner de ce que nous nous pouvions repérer des effets et des conséquences structurelles que peut avoir le discours actuel paritaire au niveau de la famille qui y adhère, au niveau de son organisation intime, de la place de chacun en son sein et des enfants que nous recevons.

Notre question a été celle-ci : comment s’organise ce que nous avons appelé une disparité qui nous semble structurelle du fait d’être des sujets parlants, dans les situations ou le discours paritaire n’est pas sans effet ?

Que les parents se positionnent ou pas dans une parité, l’enfant en tant que petit parletre n’aura de cessede venir questionner sa place, celle de ses parents et la question de la différence des sexes. Nous en avons un témoignage dans la clinique et notamment avec les enfants qui présentent des troubles du comportement, hyperactivité..

Jm Forget nous rappelle dans un texte « un pour tous, tous pour un sans exception.. » que « la rigueur du langage peut nous permettre de tenir compte de la perte inhérente à notre statut de sujets parlants et peut nous rappeler que le lien sexuel est l’instrument qui permet au sein de la famille, de transmettre entre générations ce qui est le propre de notre humanité. »

Dans les situations d’une adhésion au discours paritaire, le sexuel organise t’il tj les lois du langage ? et alors qu’en est il pour l’enfant ?

Pour cheminer sur cette question, nous allons parler de familles plutôt « classiques » et pour ma part, composées d’un père et d’une mère qui vivent ensemble et on verra que ce « vivre ensemble » peut se révéler sous des formes quelque fois paradoxales, et de leur enfant pour qui ou « à cause de qui » la consultation est demandée et je m’appuierai aussi sur quelques remarques très banales concernant le milieu de la toute petite enfance.

Il nous a semblé possible de poser que les effets et conséquences structurelles du discours paritaire que peuvent tenir les parents sont de venir révéler, accentuer voire justifier ce qui est à l’oeuvre au niveau du lien dans la famille et qui concerne l’économie du désir et la fragilité de la référence à la fonction paternelle.

Bien sûr, pas question d’être nostalgique d’un temps d’avant ou la famille était organisée sous l’ autorité du père, avec une répartition inégale des charges et des devoirs, les mères s’occupant des enfants puis de leur travail et les pères de leur travail… c’est ainsi que se présentaient les familles dans le milieu de la petite enfance, je parle des crèches, qui étaient un milieu essentiellement féminin, on y croisait il y a encore quelques années essentiellement des professionnelles (et c’est encore le cas) et des femmes devenues mères, des hommes devenus pères nous en croisions très très peu.

Aujourd’hui et c’est sans conteste un progrès, les pères sont beaucoup plus présents dans le vécu et la prise en charge de leur bébé et nourrisson à la crèche et concernés, et ils se chargent au coté de la mère ou « comme » la mère, et c’est peut être cela qui différencie un positionnement égalitaire dans un cas et paritaire dans l’autre, des soins, des accompagnements, des traitements…qui sont le quotidien de la vie de bébé à la crèche.

Quand il s’agit d’un positionnement égalitaire, le père et la mère sont engagés en tant que homme et femme dans un pacte symbolique, c’est-à-dire dans des relations ou il y aurait une place pour la question du désir dont chacun peut être animé. Rappelons que c’est lorsque ce désir est articulé au sexuel que dans des situations ordinaires, un homme et une femme deviendront un père et une mère avec un enfant. A partir de cette référence au sexuel, l’enfant viendra interroger ce qu’il en est de la question du manque du fait d’être un être parlant ; s’il peut repérer la nature sexuelle de ce manque il pourra se constituer pour lui-même son fantasme qui va en retour lui désigner une place sexuée.

Mais qu’en est il lorsque le discours est ramené du coté non plus de l’égalité mais de la parité ? Qu’en est il lorsque la question du sexuel est élidée au profit d’un positionnement imaginaire du coté du « même » ? l’enfant est alors est confronté à un manque hors sexualité.

On a affaire à des relations de type « co », « copinage » ou «  coparentalité ».

Par exemple, en crèche les professionnels sont de plus en plus embarrassés pour designer l’autre parent au parent présent quand ils doivent le faire. Et s’ils se risquent à un « votre femme, votre mari a dit que.. etc » qui était tt à fait accepté il y a encore quelques temps voire bienvenu, aujourd’hui il est très fréquent que le parent rectifie, avec plus ou moins d’agressivité, « c’est mon copain, c’est pas mon mari.. » et inversement..

Nous en arrivons à ne plus parler que de « parent », « le père de votre enfant, la mère de votre enfant »..ce qui élude, il me semble, la dimension du couple que forment les parents et de la sexualité, pour en rester prudemment à une dimension de parentalité.

A la crèche nous recevons donc des « parents » engagés dans leur « parentalité » et quand ils sont séparés dans leur « coparentalité » ; distribution paritaire des charges, des soins, des contraintes, tout cela est géré dans un gommage de la position sexuée de chacun.

La parentalité à quelques lettres de moins pres donne «  parité ». c’est à la mode et même source de subvention pour les crèches qui proposent des projets d’accompagnement à la parentalité. Elle renvoie à un engagement de type contractuel des parents. L’autorité parentale est conjointement exercée même en cas de séparation des parents qui se retrouvent engagés dans une coparentalité ou il ne devrait pas y avoir de heurt…

C’est sans doute ce qui se passe pour Mateo, un petit garçon de moins de 6 ans qui a amené ses parents en consultation puisque à notre deuxième rencontre alors que je le reçois seul il me dira « tu as compris, moi je vais très bien. Mais alors « papamaman » ne va pas bien ! » je relèverai d’emblée ce « papamaman » qui se présente en un seul bloc comme un tout indifférencié et d’ailleurs Mateo le conjugue au singulier alors qu’il sait très bien accorder les verbes puisqu’il parle comme un adulte. Devant mon étonnement il dira « je dis exprès comme ça « papamaman » parce que papa et maman, ils font «  tout ensemble ». c’est « ce tout ensemble » que Mateo essayera de débrouiller, question d’autant plus compliquée car ses parents se présentent comme séparés. Ils le précisent d’emblée, avant même d’en venir à ce qui a motivé leur démarche. Ce « on est séparé » sera dit par la mère puis le père qui répète en écholalie pourrait on dire ce qu’elle dit. Ce « on » est d’ailleurs permanent dans leur discours, et il faudra un grand moment avant que chacun puissent y mettre un peu de « je ».

Si les parents ont fait cette demande de consultation pour Mateo c’est parce qu’ils n’arrivent plus à gérer leur fils, celui-ci s’oppose à tout, et au besoin hurle, casse tout dans sa chambre quand ils l’y punissent, « on ne le maitrise plus » diront la mère puis le père. Il dort toutes les nuits avec ses parents, il a encore la couche la nuit, mange que ce qu’il veut, refuse d’aller à l’école certain matin, refuse de s’habiller….enfin la liste est infinie.

Alors que je m’étonne que Mateo puisse dormir dans le lit de ses parents puisqu’ils sont séparés, ceux ci expliquent qu’ils sont séparés  mais cependant vivent pour le moment encore « ensemble » sous le même toit pour des questions « d’organisation » qui se révéleront être une impossibilité pour chacun des parents de ne pas être avec Mateo.

C’est à ce moment là que je vais entendre pour la première fois Mateo, qui s’arrêtant de jouer, se campera devant moi, me regardant fixement et dira « c’est nul hein ? » sans pouvoir ensuite préciser ce qui est nul. Est-ce donc que ça s’annule le « séparer » et le « ensemble » faisant au final du rien, ni séparé ni ensemble…les parents dorment dans le même lit mais insistent sur le fait qu’il y a séparation…il y a de quoi peut être perdre le fil ou le compte…c’est d’ailleurs en mathématiques à l’école que ça ne se passe pas bien du tout, et les parents s’en inquiètent alors que Mateo est d’une vivacité et intelligence manifeste. Mais comment compter quand tout et son contraire est possible ? comment ordonner les choses faire du plus et du moins ? ainsi échoue t’il alors qu’il sait très bien compter par ailleurs. « jusqu’à 100 ! » qui est peut être à entendre « sans » me confiera t’il lors d’une séance alors que les parents catastrophés ont amené ses « résultats » scolaires et s’inquiètent des échecs en math, c’est-à-dire des exercices de logique ou il s’agit d’ajouter et enlever. Mais peut être que de la perte il ne peut pas y en avoir.

Jm Forget écrit dans son texte « un pour tous… » que quand « un homme et une femme sont solidaires dans la recherche commune de satisfaction d’un objet positivé dont la consistance serait accessible par une appropriation, l’objet du désir perd sa particularité d’être insaisissable ».

Ils ont alors un fonctionnement de groupe ou les membres sont identiques, sans différence. A ce moment là, c’est la référence de chaque membre à la castration symbolique ou à l’assise qui assure son identité qui est abandonnée et exclue.

Jm Forget parle alors de discours sans contradiction ou tout et son contraire peut se dire. Ce discours est organisé autour d’un objet positivé qui perd donc son caractère d’etre insaisissable, il n’est plus organisé par la perte que les marques symboliques viendraient borner.

N’est ce pas ce qui se présente pour Mateo avec ce « papamaman » ?

Le discours des parents est une suite de propos sans restriction de jouissance. Chacun entend profiter de Mateo à part égale.. « en s’organisant comme ça, on profite de lui » me diront ils l’un et l’autre, ce « profite » étant sans doute à entendre du coté du profit qu’ils peuvent en tirer.

S’ils jouissent de leur enfant, pour Mateo il ne peut y avoir de restriction de jouissance non plus. Ainsi expliquent ils un jour les difficultés qu’ils ont avec Mateo lorsque celui-ci va le weekend chez un petit camarade.tout est autorisé chez cet enfant, ils font ce ils veulent, il n’y a pas d’interdits, et quand il revient à la maison il est dans une excitation qu’ils ne peuvent pas gérer. Cependant Mateo y va chaque weekend. Lorsque je leur demande  pourquoi ils acceptent qu’il y aille puisque manifestement ce n’est pas intéressant pour leur fils, « c’est parce que ça lui fait plaisir ».

Ce « parce que ça lui fait plaisir », justifie tout. Cet impératif de jouissance est tel que aucun des deux parents n’avaient pensé qu’ils pouvaient décider que Mateo n’irait plus chez ce camarade et ce d’autant plus que Mateo n’est pas demandeur d’ y aller.

Pour ces parents pas de conflit entre eux mais du coup peut être sont ils dans l’impossibilité du fait de cet abandon de la référence à la castration symbolique d’exercer une position d’autorité à l’égard de leur fils.

Ils ne savent pas comment intervenir quand Mateo refuse de faire quelque chose ou quand il fait une crise mais ne sont jamais en désaccord. Ils sont impuissants l’un comme l’autre.

Au cours du travail, ils passeront d’un « on ne peut rien faire » à se questionner sur ce que chacun pourrait faire introduisant un peu de différenciation. Mais alors le père est rattrapé par cette question qui est d’où peut il s’autoriser pour poser une limite et occuper une position d’autorité et quand il se l’autorise c’est dans le registre imaginaire que cela se déploie, du coté d’un autoritarisme très exagéré ou il traque Mateo dans les moindres détails.

La mère elle continuera à déplier les choses du coté du « faire plaisir ».

Si Mateo est au centre de la préoccupation de ses parents, il n’est pas sûr pour autant que leur discours lui ménage une place de sujet. Car les parents se présentent chacun du coté d’un « tout » tel un Autre complet qui ne lui ménage pas de lieu.

Reste à Mateo en l’absence d’un lieu d’où il peut se faire entendre, l’agitation et les crises . Depuis que je le reçois et que je reçois ses parents, il y tient beaucoup, Mateo s’est beaucoup calmé et accepte d’écouter son père et sa mère. Il sait qu’il ne commande pas, qu’il n’a pas à assurer cette charge. Il fatigue beaucoup ses parents car il s’est mis à poser des « tonnes de question ».

Du coté de Mr et MMe, ils envisagent depuis peu de prendre chacun un appartement mais reste dans le calcul de comment ils vont se « partager Mateo » je les cite. Ce « partage » reste leur question et donne à entendre ce fonctionnement sans perte possible, autour d’un objet partageable qui s’articule avec ce que le discours paritaire véhicule. Ils sont très au fait de la loi sur l’autorité parentale, la question de la garde alternée, et ils justifient leur décision en y faisant référence et en s’autorisant de ce que la loi prescrit dans l’intêret de l’enfant.

Le discours paritaire ne vient il pas pour cette famille légitimer leur recherche commune de satisfaction autour de cet objet que Mateo incarne ?

Voici une autre vignette clinique :J’ai reçu Pauline il y a 3 ans. la mère m’a appelé il y a peu, car elle souhaite venir parler « en tant que parent » précise et insiste t’elle. C’est aussi en tant que parents mais au pluriel cette fois que cette femme et son compagnon s’étaient présentés lorsque j’avais reçu leur fille pour des problèmes d’agressivité à leur endroit, « alors que tout allait si bien entre eux » c’est-à-dire entre eux 3.. La naissance de Pauline était l’aboutissement d’un projet commun qui les avait réunis « celui de devenir  parents ». ils avaient réalisé leur projet qui se passait si bien, c’est-à-dire qu’ils s’occupaient de Pauline « ensemble » ou « pareil », quand l’un des deux était absent l’autre était là.. on pourrait dire que c’était l’un et l’autre pareil ou bien, l’un ou l’autre puisque c’est pareil, comme s’ils étaient interchangeables, peut être dans un abandon de leur subjectivité au profit d’une position paritaire.

L’exercice de l’autorité se dépliait sur le même mode. Ils s’essayaient à l’exercer de façon « équivalente », prenaient les décisions en « concertation et en bonne intelligence  et en commun » je les cite, incluant Pauline dans cette communauté. Mais depuis peu ils se disputaient beaucoup avec Pauline qui ne coopérait plus et les parents s’étaient trouvés tout à fait démunis.

Pauline du haut de ces 4 ans semblait occuper une place de partenaire de ses de ses parents, sans distinction ne serait ce que de génération ; elle parlait d’ailleurs comme une adulte et les parents acceptaient dans le cadre de ce « tout va si bien » de répondre de leur décisions devant leur fille.

Au cours du travail qui a pu se faire pour cette famille, il s’est agit pour le père et la mère de lâcher ce « c est pareil » pour se repositionner en tant que sujet pris dans le langage et la parole et en tant que sujet occupant des positions sexuées distinctes.

Peut-on penser que c’est Pauline qui est venue le leur rappeler en s’opposant et en venant mettre du ratage dans leur idylle à 3?

Quoi qu’il en soit, c’est la mise en route d’un second bébé, qui est venue réintroduire du sexuel et du désir, puisque ce bébé a été conçu en dehors de tout projet parental. Cet évènement avait permis aussi que Pauline trouve une place de fille ainée de la famille, de future grande sœur du bébé à venir. Les choses s’étaient donc organisées, ordonnées mais sans doute pas sans difficulté puisque lorsque cette femme est venue parler d’elle « en tant que parent », c’est surtout d’un lien « ravageant » avec sa fille dont il a été question.

Pour conclure cette première partie, jp Lebrun (dans les paradoxes de la parentalité), rappelle que ce que fait disparaître la parentalité c’est la dissymétrie qu’implique notre dette au langage. Elle propose la possibilité d’une entente parfaite entre « des parents ». elle permet d’éviter la rencontre avec le réel c’est-à-dire une part irréductible, un manque, qui ne peut se régler par quelque contrat que ce soit.. est ce cette tentative là qui était à l’œuvre pour ces deux familles ? pour Pauline, du sexuel est venu réordonner le manque, en ce qui concerne Mateo et ses parents il semblerait que ce ne soit pas « si simple ».

Reste au clinicien la rigueur de son engagement dans la parole, sa prise en compte de la perte inhérente du fait de parler ; c’est sans doute de cette position là que quelque chose peut se mettre au travail pour ces familles si modernes.

Remarques sur la question de l’oralité par Nathalie Rizzo

Le registre de l’oralité.

Nathalie Rizzo, séminaire sur la clinique du bébé, ALI Provence, année 2008/2009

Nous continuons donc, dans le cadre de nos rencontres, à avancer sur la question de la mise en place des processus psychiques chez le bébé.

On va aborder un registre qui est au cœur de la problématique d’échange entre la mère et l’enfant, c’est le registre de l’oralité qu’on illustrera par deux vignettes cliniques.

Si on voulait mettre un peu « d’ordre », classer chronologiquement les choses, l’oralité viendrait « en premier » puisqu’on en parle comme d’un registre à « l’origine », à l’origine de la mise en place d’une dialectique entre la mère et l’enfant, ce qu’on va appeler la demande.

Nous entendons donc d’emblée que l’oralité est liée à la fonction de la parole. Dans un texte sur le trimestre psychanalytique de 1997, intitulé « Disparité clinique de l’oralité », JP Hiltenbrant nous rappelle que la pulsion orale répond toujours à l’appel et sans doute devons-nous ici souligner le « toujours » mais aussi rappeler que l’appel, en tant que c’est une modalité de la parole, va entraîner un drame dû à l’écart creusé par l’équivoque signifiante.

Quand on parle d’oralité on parle forcément de l’appel. C Melman dit, dans un texte publié dans le trimestre sur le corps : « L’oralité est à ce point dans la parole que sans parole c’est quoi la faim ? ». Avec l’oralité nous allons retrouver la question du corps et de la physiologie, du corps avec ses fonctions vitales, ici la nutrition et son fonctionnement, c’est-à-dire comment la question du nourrissage s’engage dans le signifiant puisque, lorsque tout va bien pour le bébé et sa mère, et entre le bébé et sa mère, nous avons vu que le fonctionnement présente une véritable compétence à s’engager dans le signifiant et que cela traduit l’appétence symbolique du bébé.

L’oralité ne se réduit pas à la question de l’alimentation et il faut élargir notre propos. Certes, il y a le nourrissage qui se présente avec un caractère vital, c’est une fonction vitale, ça va concerner le fait de se nourrir, s’alimenter, téter, avaler, mastiquer, régurgiter, mordre … Mais l’oralité c’est aussi la succion qui peut donc être nutritive mais aussi non nutritive et, là, ça va concerner une physiologie de l’ouverture fermeture et occlusion de la bouche, donc quelque chose de dynamique à relier à l’économie du signifiant. L’oralité c’est aussi les mouvements de préhension des lèvres et de la bouche. L’oralité intéresse tout le tractus digestif supérieur : lèvres, bouche, langue, glotte, dents, pharynx, respiration. Il y a aussi ce qu’il y a d’oralité dans les cris, les sons gutturaux, labiaux ou dentaux.

JP Hiltenbrant, toujours dans le même texte, pose le problème de l’oralité de ce point de vue là : « comment l’enfant va-t-il trouver sa place dans cette physiologie complexe qu’est l’oralité et qui demande de l’ordre, de la discipline et de la maîtrise ? ». Comment l’enfant se débrouille-t-il avec tout ceci : succion, déglutition, mastication, salivation, régurgitation, émission des sons, respiration … qui ne sont pas isolables et se produisent en même temps ?

Pour donner un petit exemple, voici un petit bébé de 4 mois, Clémence. Elle est installée sur un transat et suce son pouce après avoir eu un moment un peu compliqué pendant lequel elle a beaucoup pleuré à cause d’un bruit qui a surgi près d’elle et puis elle a pu être consolée par son assistante maternelle parce qu’elle a une excellente interaction avec elle. Alors que je la regarde, elle accroche tout de suite mon regard et se lance dans une série de « areu » soutenue par un sourire et puis elle bave, elle régurgite aussi, elle respire très fort. Elle prend son souffle pour dire les « areu », elle gigote, elle essaie de remettre son pouce à la bouche … tout se passe en même temps et c’est cela qui va devoir se discipliner petit à petit, qui exige de l’ordre et de la maîtrise. J.-P. Hiltenbrant propose une définition de l’oralité qui nous donne quelques pistes pour répondre à nos questions (dans le même texte) : « l’oralité c’est un mode pulsionnel érotique lié à la faim, donc à la conservation du corps. Elle est également libido et sexuelle en particulier par ce caractère érotisé, dialectisé dès le départ dans l’exigence d’amour ».

Revenons sur les deux points suivants : le circuit pulsionnel oral et, deuxième point, ce qui va venir ordonner la pulsion, permettre cette maîtrise. Reprenons la chose à partir de ce point qui est d’évoquer l’oralité comme à l’origine des pulsions prégénitales. Nous avons vu l’année dernière, quand nous avons parlé du regard et de la voix, que ces deux registres sont présents dès la naissance et qu’il n’y a pas de primauté d’une pulsion par rapport à l’autre.

Si on parle de l’oralité comme la première pulsion, c’est peut-être parce que le nourrissage du bébé est une activité vitale et essentielle pour sa survie. La vie du nouveau-né, et souvent pendant au moins un mois, est rythmée par les tétées, toutes les trois heures, jour et nuit, la question de sa prise de poids est souvent centrale. Au niveau physiologique le nouveau-né a de grandes compétences aussi : rappelons ici simplement que le fœtus suce déjà son pouce in utero. Le nouveau-né a, à la naissance, des capacités olfactives et gustatives de grande finesse. Il reconnaît l’odeur de sa mère et le goût de son lait. Il perçoit notamment déjà les quatre saveurs : salé, amer, acide et surtout a une préférence pour le sucré. Il y a des récepteurs sensoriels au niveau de l’appareil gustatif qui tapissent l’ensemble de la cavité buccale. Chez l’adulte il n’en reste que 20 %.

On pourrait dire que le nouveau-né est dans une sorte de « ronron », celui du principe de plaisir, celui ou la satisfaction est liée le plus étroitement possible à l’apaisement de la faim. On pourrait ici évoquer la théorie freudienne de l’étayage  c’est-à-dire  une modalité d’intrication des pulsions sexuelles aux pulsions d’autoconservations.

L’oralité est porteuse d’une libido conservatrice du corps propre, qui vise la conservation de l’individu. Donc la première satisfaction est liée à l’ingestion de l’aliment, temps de « ronron » où le bébé est mis à téter. L’objet ne serait pas un objet différencié du corps de la mère, bébé et mère ne feraient qu’un. Mais si j’emploie là le conditionnel, n’est-ce-pas parce que ce temps est un temps mythique. C’est un temps pendant lequel le bébé serait, pour le dire un peu autrement, à l’endroit du réel, à l’endroit de l’objet de satisfaction, dans une sorte d’immédiateté, temps qui n’existe pas car le sein de la mère est d’emblée « humanisé », le sein que la mère donne peut-on rajouter pour introduire une dimension supplémentaire avec ce « donne », est « humanisé ». Humanisé, qu’est-ce que cela veut dire ? On pourrait y entendre dialectisé, pris dans le langage.

Martine Lerude disait, dans une rencontre à Paris dans le cadre d’un séminaire de l’EPEP, qu’il y a une articulation dialectique entre les grandes fonctions vitales et l’environnement car c’est articulé au lieu de l’Autre en tant que lieu du langage et du manque. Elle rappelait que ce qui vient faire articulation c’est la pulsion, pulsion qui articule corps et langage, corps et signifiant. La pulsion en tant que c’est l’introduction du langage sur le corps.

Avec l’engagement dans le circuit pulsionnel, nous passerons donc de la satisfaction étayée sur le besoin à la mise en place d’une véritable cartographie pulsionnelle étayée par l’Autre, avec une spécification des orifices du corps par faveur anatomique. Le circuit pulsionnel, quel est-il dans le cadre de l’oralité ? Qu’est ce qui fait que le sein devient un objet de la pulsion orale et que nous ne sommes pas dans la complétude entre le sein non différencié et l’enfant ? D. Vincent, dans un texte dans le Trimestre sur l’oralité, y répond ainsi : « C’est quand le sein est perçu en tant qu’objet partiel, tantôt là, tantôt pas là, alors l’enfant entre dans le circuit pulsionnel, le sein permettant à l’enfant d’entrer en contact avec le monde extérieur. » le sein est alors détaché, séparé du corps de la mère et devient un objet. Rappelons brièvement les trois temps du circuit pulsionnel : le premier temps où le bébé s’élance vers l’objet de satisfaction, il tète le sein que sa mère lui présente ; le deuxième temps est le temps auto-érotique, le bébé prend une partie de son corps comme objet de satisfaction, il suce son pouce par exemple ; le troisième temps est celui du « se faire boulotter », temps où le bébé se donne à croquer à la mère ; il se fait objet de la satisfaction de l’Autre et vise la jouissance qu’il produit en l’Autre. C’est le temps repérable et fondamental où le bébé va présenter par exemple, au moment du change, son pied vers la mère pour que celle-ci s’en saisisse et fasse semblant de le manger.

Avec l’oralité nous avons donc une problématique inscrite dans une nécessité vitale, c’est de la vie ou de la mort du corps dont il s’agit mais elle ne peut se réduire à cet aspect car c’est aussi de la vie ou de la mort du sujet, du parlêtre dont il s’agit.

La question du nourrissage est un acte qui, au-delà de la satisfaction du besoin, est inscrit d’emblée dans la problématique du recours à l’Autre secourable (ou pas quand ça ne va pas bien). La mère, en tant que présence secourable, est support de l’objet, c’est-à-dire du sein détaché d’elle. Ce passage nécessaire par l’Autre en posture d’accorder ou pas l’objet réel qu’est le sein, va assigner à cet objet un au-delà symbolique qui met la satisfaction orale sous la dépendance du bon vouloir de l’Autre et confère à l’objet une signification où en tant que don il devient le témoignage d’une marque d’amour.

La mère est l’objet de l’appel et se présente à une place d’Autre secourable selon son propre désir à elle. La mère, en tant qu’Autre secourable, grâce à ses interventions régulières auprès du bébé, grâce au sein qu’elle vient présenter comme un objet, donc en tant que séparé d’elle, permet au bébé de ne pas être confronté à une situation de détresse dans laquelle la dépendance au niveau de ses besoins vitaux le place. Les interventions régulières de la mère permettent la réalisation de ce que G. Crespin, dans un des cahiers de Preaut, appelle « des boucles positives d’appel et de réponse à peu près adéquates ».

Ce n’est plus de satisfaction du besoin dont il s’agit ici mais d’une satisfaction face au fait d’avoir anticipé un imaginaire, l’objet espéré. On dit que le sein est « halluciné » par l’enfant. Le bébé va pouvoir « utiliser » ses ressources psychiques pour se représenter par anticipation le monde réel, et les utiliser et prendre avec succès (ou pas) le risque de l’appel à autrui. Cet appel, notons le ici, doit en passer par le défilé des signifiants de l’Autre maternel. Ce n’est plus seulement de nourriture qui calme la faim dont il s’agit mais d’une autre sorte de nourriture, un plus de plaisir lors de l’échange humain autour de la tétée. Avec la mise en place de la demande s’engage donc un rapport singulier du fait de cette adresse à un Autre désirant. C’est ce plus de plaisir qui complexifie toute relation à la nourriture pour le sujet car il devient prévalent au niveau des interactions entre le bébé et l’Autre maternel.

Je voudrais ici présenter, pour illustrer ce premier point, une vignette clinique. Il s’agit d’un bébé, Emma, que j’ai rencontré en crèche il y a quelques années. Elle était arrivée à trois mois à la crèche où j’interviens auprès des équipes pour un travail de réflexion par rapport à leur pratique et un temps d’observation auprès des bébés avec elles. L’adaptation d’Emma s’est bien passée, pas de pleurs, pas de difficultés majeures, simplement nous avions noté que le bébé ne finissait pas ses biberons mais, dans un premier temps, l’équipe l’avait mis sur le compte de l’arrivée à la crèche et de la séparation d’avec la mère. Très vite cependant l’équipe s’était rendue compte que le bébé ne souriait pas et, plus préoccupant, n’accrochait pas le regard. Nous nous inquiétons donc assez vite. La situation n’évolue pas, voire se dégrade progressivement et silencieusement, c’est-à-dire qu’il faut toute la vigilance de l’équipe pour le repérer car Emma fait le moins de bruit possible, pourrait-on dire. L’équipe donc avait repéré que le bébé n’était pas dans l’appel. Elle n’accrochait pas le regard, elle pouvait rester longtemps dans un transat immobile ou elle se réveillait dans le lit sans se manifester. Elle ne réclamait pas ses biberons et quand ceux-ci lui étaient présentés par l’adulte, elle semblait toujours les refuser puis mettait très longtemps pour téter très peu. Le bébé ne prenait pas de poids ; c’était, à son arrivée, ce qu’on appelle dans le jargon de la puériculture, un « petit poids », c’est-à-dire qu’elle avait un poids normal mais tout juste dans la limite inférieure et surtout son poids va stagner pendant longtemps. La faim ne semble pas être un stimulus, une fonction engagée dans un fonctionnement pour permettre un échange, une demande. Il n’y a pas d’engagement dans une interaction et peut-être dans ce que nous avons évoqué plus haut en tant que circuit pulsionnel.

L’équipe des auxiliaires essaie, dans un premier temps, de laisser au bébé une opportunité de la demande car peut-être alors prendrait-elle mieux ses biberons, mais il se trouve qu’Emma ne réclamait pas et peut-être n’aurait-elle pas réclamé de la journée. Enfin la question s’est posée au cours d’une journée compliquée à la crèche où le bébé a eu un biberon plus de six heures après le premier sans l’avoir réclamé pour autant et sans le finir non plus. La mère d’Emma est très occupée, je ne la rencontrerai pas. Emma avec sa mère fait un long trajet en voiture chaque jour pour venir à la crèche ainsi que le samedi pour accompagner sa mère qui travaille à son commerce. La mère va expliquer à l’équipe que, pour gagner du temps, elle cale le biberon et Emma est ainsi nourrie pendant que sa mère conduit. A la maison le biberon est présenté à heures fixes ; « comme cela Emma ne pleure pas pour réclamer » dira-t-elle à l’équipe. Au moment de la séparation du matin, elle amène Emma dans le maxi cosy, ne la prend pas au bras, la laisse rapidement « ça va toujours bien » ; le soir, même tableau, elle apprécie que Emma soit « prête » à partir, déjà dans le maxi cosy.

Myriam Szejer dans son livre « Des mots pour naître » écrit que le bébé se construit dans l’intimité du corps entre la mère et lui. « Au sein, source de plaisir, est lié son propre corps ; de l’odeur de cette mère dépend, pour le bébé, sa propre idée de son corps, de sa bouche qui suce et émet des sons, de son nez qui sent, de ses lèvres qui tètent, de ses oreilles qui entendent », Pour Emma, rien de tout cela, pas d’intimité corporelle entre elle et sa mère. L’équipe apprendra aussi qu’à la maison les biberons sont souvent donnés de la même façon, le bébé dans le cosy. Comment Emma pourrait-elle se risquer à un appel si l’Autre n’est pas là, pas secourable, s’il ne donne pas ce quelque chose de plus que la nourriture pour répondre au besoin ? Emma est nourrie parce que tel est le besoin de l’enfant. La maman aura beaucoup de difficultés pour qu’il puisse y avoir autre chose, un au-delà.

L’équipe s’est attachée à travailler avec ce bébé en essayant de se positionner de telle façon qu’Emma puisse les constituer en tant qu’agent par un éventuel appel de sa part. Il a été décidé qu’une auxiliaire serait plus particulièrement engagée dans une interaction avec le bébé, c’est-à-dire qu’elles ont mis en place une personne de référence. Celle-ci a beaucoup porté Emma, l’a appelée, regardée, lui a parlé quand le bébé restait longtemps sur son transat, elle lui a parlé de sa difficulté de s’ajuster à elle dans le portage. Emma ne se laissait jamais blottir contre le corps de l’autre. Elle tournait la tête quand le biberon était présenté. L’auxiliaire a passé beaucoup de temps autour du moment de la tétée en présentant le biberon et en parlant de ce don qu’elle proposait dans l’espoir que le bébé se tourne vers elle et ouvre la bouche pour recevoir le lait à défaut de le réclamer et de le « prendre ». On dit dans le langage de tous les jours en effet, quand on parle d’un bébé qui a son biberon, « qu’il prend son biberon » et on entend bien que le bébé est engagé dans cet acte. L’auxiliaire a été attentive d’aller chercher Emma dans son lit, de ne pas la laisser trop longtemps sans la solliciter, lui a tendu les bras pour que le bébé puisse y répondre … L’équipe a aussi fait un travail d’accompagnement avec la mère et lui ont demandé notamment de donner le biberon dans d’autres conditions. La mère est donc venue donner le biberon à Emma à la crèche comme si peut-être elle devait être soutenue, elle-même, par les auxiliaires autour d’elle et de sa fille. Nous avons observé que la mère s’est détendue et a commencé à parler à son bébé pendant la tétée alors qu’au début ni elle ne lui parlait, ni ne la regardait.

J Bergès, dans « Psychanalyse et enfant », rappelle que l’enfant boit les paroles de sa mère autant que son lait. Il incorpore les paroles autant que la nourriture, c’est une incorporation signifiante : « Ce que la mère lui dit, qu’elle avale et digère, conduit le fonctionnement à déborder la fonction de telle sorte que le fonctionnement se charge de libido, de jouissance et d’érotisme ». Il dit ensuite que : « le trou de la bouche est celui en jeu dans l’incorporation car ce trou parle du lieu de l’Autre et qu’il permet à l’enfant son incorporation signifiante ».

Si la mère ne dit mot, alors ce trou de la bouche de l’Autre n’est pas incorporable car pas signifiant. Cela dépend, dit Bergès, de ce en quoi la mère est trouée. Peut-on dire que lorsque la mère a commencé à parler à son bébé, à le prendre au bras dans un meilleur accordage, à la regarder, quelque chose s’est manifesté au niveau du désir de la mère ?

Il me semble que notre préoccupation a été d’essayer que quelque chose d’un au-delà de la satisfaction du besoin s’introduise pour ce bébé avec sa mère et c’est du côté de la question du désir de l’Autre que cela était nécessaire à aller crocheter.

Lacan, dans la relation d’objet, écrit : « Il y a une différence radicale entre le don comme signe d’amour qui vise radicalement quelque chose d’autre, un au-delà, l’amour de la mère et l’objet quel qu’il soit qui vient pour la satisfaction des besoins de l’enfant ». Cette différence radicale c’est la béance liée à la fonction même du signifiant, elle constitue l’Autre en tant que trésor des signifiants. Qu’en est-il pour Emma en ce qui concerne l’Autre incarné par sa mère ? Emma, avec sa mère, s’est laissée alimenter, remplir d’aliment dans un premier temps, sans qu’une dimension métaphorique déployant la dimension du don d’amour s’articule. Dans un deuxième temps, on apprendra, qu’avant même son arrivée à la crèche, elle avait cessé d’ouvrir la bouche parce que c’est la demande qui la fait s’ouvrir et que, pour ce bébé, les conditions étaient telles qu’elle n’a pas pu s’y engager.

J Bergès écrit dans « Enfant et psychanalyse : « La demande fait ouvrir la bouche de l’enfant quand il a faim ; c’est l’ouverture déterminée par ce besoin et, lorsqu’il crie, véhiculant son appel, cette demande de parole, de la parole de la mère vient être ponctuée par la réponse de celle-ci qui transforme le besoin en demande d’être nourri, demande qui n’est pas étrangère au désir de la mère ».

Pour Emma cette dialectique ne s’était pas articulée et sans doute que cela aurait pu être dramatique pour le bébé. Consécutivement au travail de suppléance fait par l’équipe auprès de la mère, un évènement s’est produit permettant que quelque chose de l’ordre du désir s’articule pour le bébé. Il s’agit de l’arrivée de la grand-mère paternelle. Cette grand-mère, très chaleureuse et aimante, a fait donc connaissance peut-on dire avec sa petite fille, y engageant quelque chose de l’ordre du désir et nous en avons eu des témoignages à la crèche face à l’intérêt et l’émerveillement qu’elle exprimait quand elle venait amener et chercher Emma.

G. Crespin rappelle « qu’une mère ne peut faire don qu’en se décomplétant, c’est-à-dire en se montrant désirante envers l’enfant qui se vit alors comme susceptible de venir satisfaire son désir ».

C’est à cette condition là que les trois temps de la pulsion se mettent en place. Rappelons que les deux premiers temps n’existent que parce qu’il y a le troisième, c’est-à-dire l’accrochage à l’Autre, à son plaisir, temps pendant lequel le bébé se fait un objet dont se repaît l’Autre, il se fait boulotter par le sujet désirant qu’est sa mère ou son père aimants ou sa grand-mère ici peut-être ? Avant même l’arrivée de la grand-mère, Emma s’alimentait mieux, elle ne refusait plus le biberon, elle l’acceptait et il y avait un accordage possible pendant le temps où elle était nourrie, accordage au niveau du regard, de la posture avec l’auxiliaire. Elle était plus engagée dans le lien, gigotait quand un adulte lui tendait un jouet, mais cependant tout cela était fragile et préoccupant car elle ne sollicitait pas l’Autre. A l’arrivée de la grand-mère nous avons pu observer les véritables changements pour Emma et notamment Emma a commencé à sucer son pouce, c’est-à-dire à investir son propre corps comme objet de satisfaction, à pleurer quand elle était couchée mais aussi quand elle s’éveillait. La motricité s’est également beaucoup améliorée, elle a été un bébé très tonique, a rampé assez précocement et, de ce fait, pouvait aller près de l’adulte et s’accrocher à lui. Le fait qu’Emma a commencé à sucer son pouce m’a paru semblé souligner quelque chose d’un éventuel engagement dans le circuit pulsionnel, et notamment quelque chose d’une érotisation de la bouche. Sucer son pouce est une activité sexuelle, elle engendre un plaisir sans être couplée aucunement avec le strict besoin de nourriture. Le plaisir de la tétée « s’autonomise » par rapport au sein, il persiste au niveau imaginaire au-delà de la présence du sein maternel.

La mise en place de la bouche en tant que zone érogène, bouche dont le pourtour se spécifie, a à voir directement avec le circuit pulsionnel et l’établissement de cette cartographie corporelle avec un découpage en lien avec les orifices du corps, venant indiquer que le fonctionnement de l’organisme est engagé dans le signifiant. Ce qui fait ouvrir ou fermer la bouche c’est l’économie du signifiant. La bouche se sexualise par les plaisirs des différents objets dont nous avons parlé au début de ce texte.

Je me disais que peut-être un enfant qui « fait l’escargot » relève peut-être aussi de l’érotisation, la sexualisation de la bouche. Mais sucer son pouce est aussi le témoignage de la flèche du retour de la pulsion. C’est la bouche se baisant elle-même, bouche cousue, pulsion orale qui se referme. Sucer son pouce pour Emma était intéressant du point de vue d’un progrès en ce qui concerne une érotisation de la bouche mais pas forcément au niveau du lien, des interactions.

MCLaznick dit que en « suçant son pouce, le bébé rêve et que ce qu’il entend c’est le rire de plaisir de sa mère ». Mais est-ce le cas pour Emma ? Peut-on dire que le désir de la grand-mère envers le bébé a pu permettre à Emma de venir crocheter ce qui est essentiel, c’est-à-dire les coordonnées de la jouissance de l’Autre ? En tous les cas, le désir de cette grand-mère a été assez fort pour faire bouger la situation ; les parents se sont organisés autrement, ont emménagé plus près de leur commerce, la mère a pris un peu plus de temps ; Emma était gardée le soir par la grand-mère et, lorsqu’elle est partie à l’école, elle allait suffisamment bien pour que nous soyons un peu rassurées (et un travail s’était aussi mis en place).

Avec cette vignette clinique, nous avons abordé la dimension de l’appel qui est liée et complexifiée par la question du nourrissage et qui vient introduire la dimension symbolique. Nous pouvons nous demander enfin ce que la mère d’Emma cherchait à éviter, à quel insupportable par rapport à la question de son désir, à sa position désirante était-elle confrontée pour ne présenter à son bébé qu’un échange non dialectisé, court-circuitant la question de la jouissance.

Dans un teste de Charles Melman dans le Trimestre de l’oralité, il note que « les nourrissons deviennent anorexiques car, dit-il,  ils sont plus intelligents et « pigent » très vite qu’ils veulent autre chose que ce sein, ce qu’ils veulent c’est ce qu’ils repèrent comme métonymie par rapport à ce sein et selon ce que sont ses moyens, cela peut se présentifier à eux par ce rien auquel, à partir de ce moment-là, ils vont pouvoir aspirer ». Il rappelle dans ce texte que quelque soit et au-delà de l’objet que la mère peut fournir et c’est pour cela que peu importe que ce soit le sein ou la tétine, ou le biberon, au-delà de cet objet, ce qui est demandé c’est le rien qui le supporte. Ce rien c’est quoi ? Ce rien c’est ceci que l’objet réel, le sein (ou le biberon) est devenu un objet symbolique.

Dans le séminaire sur la relation d’objet, Lacan déplie tout à fait cette question en montrant pas à pas comment s’opère le renversement de la position de l’objet. C’est parce qu’il est susceptible d’entrer dans le jeu de présence – absence que l’objet réel devient symbolique, objet du don de la mère toute puissante puisque c’est d’elle que dépend son accès pour l’enfant.

Lacan écrit : « L’objet vaut alors comme le témoignage du don venant de la puissance maternelle ». Contourner ce cheminement propre au symbolique en tentant notamment d’en rester à la satisfaction du besoin ou dans un rapport d’immédiateté à l’objet, c’est tenter de s’épargner la question de la référence paternelle et de la jouissance, en tant que celle-ci est liée à l’accès progressif à l’objet symbolique.

Il y a donc la nécessité d’une transformation qualitative radicale de l’objet, « sa mise en équation phallique ». Quels sont les liens entre oralité et fonction phallique ? La fonction phallique vient faire obstacle à la toute puissance maternelle.

N. Dissez écrit « quand la fonction phallique ne fait pas obstacle à la toute puissance maternelle, alors on est livré à la voracité de l’Autre ». « C’est la grande gueule du crocodile » qui menace selon son bon caprice de se refermer à tout moment sur le sujet. La grande gueule de l’Autre vient s’incarner dans les différents personnages qui peuplent la vie fantasmatique de l’enfant, loup, bête féroce et autres ogres venant indiquer le risque d’être dévoré par l’Autre s’il n’était pas barré lui-même. Si la mère ne présentifie pas quelque chose de son manque et n’introduit donc pas quelque chose de la fonction paternelle, alors le rapport à l’objet de l’enfant sera privé de la médiation du phallus. Rappelons que cette question est d’ores et déjà présente dès la naissance du bébé car l’acte de donner le sein est pris dans le langage, dans le champ du symbolique, le sein est humanisé.

Avec la question du phallus nous pouvons aussi nous demander qu’est-ce qui, au niveau de l’oralité, vient faire coupure ? Ce sont les lèvres, les lèvres et les dents qui font coupure, dit Lacan dans le séminaire de l’Angoisse.

Des lèvres en tant que coupure nous en avons quelques témoignages au moment de l’émission des premiers phonèmes, les « mamama…. et les areu » des bébés, et qui nous évoque ce qu’il en est d’une articulation signifiante venant indiquer quelque chose d’une nécessaire maîtrise et donc quelque chose du phallus déjà là. Derrière les lèvres, c’est l’enclos des dents au niveau desquelles va venir se jouer une thématique agressive et notamment la question de la morsure.

L’enclos des dents fait barrière à la pulsion et, dans le même temps, participe à la délimitation de la zone érogène. C’est de l’ordre de la limite. L’apparition des dents opère une fonction de coupure, coupure de la nourriture en morceaux au lieu du flot continu du lait, découpe du langage articulé à partir du cri. L’apparition de la dentition c’est aussi le temps du sevrage qui vient ponctuer en quelque sorte la question de l’introduction du phallus (déjà là) dans l’existence de l’enfant. Le moment du sevrage c’est le moment du passage d’une alimentation lactée et liquide à une alimentation diversifiée, puis solide. Le bébé va se mettre à devoir mâcher. Il passe alors à autre chose qui n’est plus de la succion, il passe à un autre ordre, il faut ici saisir l’objet, le mâcher, le réduire … il y a ici nécessité d’une participation active, d’une maîtrise et discipline indiquant un engagement dans le signifiant.

En crèche, c’est un temps très spécifique, une étape souvent associée à un moment de transition, de « passage à la soupe », « passage à la petite cuillère », passage à une mobilité de la bouche autre, il faut non plus téter mais mastiquer. Au moment du sevrage il y a maintes difficultés qui surgissent que je ne fais que rappeler brièvement : certains bébés tètent pendant longtemps la cuillère, certains refusent toute alimentation diversifiée, certains n’arrivent pas à manger les morceaux.

Le sevrage est culturellement associé à l’apparition des dents. Si nous voulions l’évoquer en termes de stade, nous serions au deuxième temps du stade oral, le stade sadique oral, avec la question du « cannibalisme ». Cette question a à voir avec la castration. Avec l’apparition des dents c’est un pouvoir sadique oral qui apparaît. L’enfant n’est plus passif, il peut avaler, mordre, dévorer, détruire et ce en réponse aux nombreuses frustrations de cet âge. Avec le nom du père, c’est un passage de ce temps d’exigence sans limite de l’enfant envers sa mère, mais aussi de la mère avec l’enfant. Rappelons-nous que dévorer ou être dévoré c’est du même montage pulsionnel dont il s’agit, donc passage de ce temps où l’enfant est le phallus de sa mère à la perte. L’objet oral prend alors statut d’objet perdu, d’objet a.

Dans un texte de J Bergès on peut lire : « L’objet oral va, du fait de la fonction phallique, prendre cette signifiance phallique (ou ne pas la prendre ajoute-t-il). Il va pouvoir symboliser le manque, le phallus en tant qu’il manque. L’objet a vaut comme symbole du manque. C’est le rien en tant que ce dont le sujet s’est sevré n’est plus rien pour lui ».

Pour finir, voici cette petite vignette clinique : il s’agit d’un petit bébé, Jordan, qui a 16 mois, petit bébé chétif mais extrêmement nerveux, toujours en mouvement, jamais détendu, passant d’un espace à l’autre, la sucette en permanence en bouche sauf quand il l’enlève pour mordre un petit autre ou quand sa mère vient le chercher. Quand il ne mord pas, il pousse, il frappe, il tire les cheveux. Jordan a une maman qui ne sait pas poser des limites. Elle ne sait pas lui dire non, elle essaie bien sûr, elle écoute les conseils mais enfin « il est trop petit », « il est si mignon ». Elle veut tout lui donner. Tout bébé, tout lui donner, c’était notamment le mettre au sein chaque fois qu’il pleurait, puis au biberon, c’est lui proposer toujours quelque chose à manger quand il a diversifié son alimentation. Jordan refuse la plupart du temps. A la maison, il est, d’après la mère, très capricieux, ne mange que ce qu’il veut alors que chez son assistante maternelle il prend un repas et un goûter par jour sans protester et même en mangeant volontiers et sans réclamer en dehors des repas. Le papa de Jordan est d’une gentillesse rare et d’une patience infinie envers son fils qui le maltraite, le mordant, le pinçant… sans que cela n’apporte autre chose qu’un sourire souvent d’excuse de la part du papa qui ne lui dit pas non. Les retrouvailles du soir chez l’assistante maternelle entre Jordan et ses parents sont assez catastrophiques. Jordan « se transforme » alors en cataclysme, touchant tout ce qu’il sait ne pas pouvoir toucher, mordant et poussant les copains encore présents, cassant les objets de la maison sans que la mère cependant n’intervienne, le père non plus d’ailleurs.

C’est la question de la morsure que je veux juste pointer ici.

MCLaznick nous rappelle qu’autant la dévoration maternelle est une situation sans issue pour l’enfant, autant la morsure est une situation négociable car elle ne renvoie pas à l’engloutissement. Au contraire, ce peut être un mécanisme métaphorique de substitution à un danger d’être dévoré par la grande gueule ouverte du crocodile.

Est-ce cela que Jordan veut tenter de mettre en place par cette morsure, c’est-à-dire produire une coupure, délimiter un bord qui circoncirait le trou, trou du réel laissé béant sans la mise en place de « l’os phallique » ? De ce danger d’être dévoré nous en avons quelques indices quand nous sommes avec Jordan qui a « peur de tout », d’un bruit qui surgit, de son assistante maternelle qui quitte le lieu, d’une personne nouvelle qui vient à la crèche, peur de la chanson du loup ou de la sorcière, alors qu’il passe pour une terreur auprès des autres enfants. C’est bien cela dévorer ou être dévoré, en tous les cas, pas de répit pour ce bébé jamais au repos, sauf chez son assistante maternelle qui, pleine de bon sens,  met des interdits et des limites, permettant peut-être qu’à travers une position de suppléance et en attendant que la mère et le père acceptent de consulter avec leur bébé, que quelque chose de la fonction phallique soit posée.

Questions sur le corps par Nathalie Rizzo

Nathalie Rizzo, séminaire sur la clinique du bébé, ALI Provence, année 2008/2009

Je propose cette année que l’on continue dans cet espace de travail sur la clinique du bébé à suivre comme fil conducteur l’émergence des processus psychiques chez le bébé c’est à dire la question de la mise en place du champ symbolique chez le bébé.

Nous avons déjà abordé dans ce séminaire trois points théoriques. Le premier est la question des modalités d’échanges entre la mère et l’enfant. Nous avions abordé sur la notion de fonction attributive et séparatrice dont on va reparler ce soir et puis nous avions un peu spécifié notre propos en prenant comme exemple deux registres spécifiques et caractéristiques car en jeu très tôt dans ces échanges mère – enfant, le registre du scopique et de la voix.

Pour ce soir, je vais vous présenter quelque chose d’un peu introductif ou je vais reprendre donc la question des modalités d’échange entre la mère et le bébé mais en prenant comme point central à mon propos la question du corps. J’ai souhaité revenir sur cette question en relisant tout d’abord le texte de Jean Bergès, sur lequel j’ai essentiellement travaillé pour ce soir, qui est « Le corps dans la neurologie et dans la psychanalyse » qu’on trouve dans le livre de Jean Bergès qui a le même intitulé. Ce texte est différent des fragments du séminaire du Mardi de Bergès à Saint Anne des années 90-91-92, séminaire qui traitait de cette question.

Ensuite j’ai eu envie de le travailler plus particulièrement parce que cette question du corps du bébé, de l’enfant, m’intéresse beaucoup et me pose question. Je la trouve très présente au niveau de la clinique, au niveau de la rencontre clinique avec un bébé ou un petit enfant.

Cette question se pose à moi dans des faits très simples, il y a des jeunes enfants qui vont m’embrasser, qui veulent venir sur les genoux. Dernièrement il y a un petit garçon de 6 ans qui m’a sauté au cou dans un grand élan d’affection transférentielle.

Je trouve que ce n’est pas toujours facile à gérer et puis c’est une question présente aussi parce que le bébé parle justement avec son corps. Il « parle » c’est-à-dire qu’il vocalise, il babille, mais il parle aussi avec tout son corps, à travers sa motricité notamment.

Voici un petit exemple : c’est un bébé Léa de 5 mois qui est en adaptation dans une crèche. Ce bébé pleure beaucoup et réclame les bras des auxiliaires qui trouvent donc que l’adaptation est difficile et se passe plutôt laborieusement.

Elles accueillent donc Léa une matinée pendant laquelle je travaillais avec elles. C’est un magnifique petit bébé très tonique avec un regard très présent. L’auxiliaire qui l’a accueillie m’explique que Léa ne tolère que d’être aux bras, le dos appuyé contre l’auxiliaire, c’est-à-dire tournée vers l’extérieur. Elle s’agite en effet tout de suite lorsque l’auxiliaire la tourne vers elle et gémit. L’auxiliaire l’installe alors dans un transat en expliquant à Léa qu’elle lui propose d’écouter des histoires. Mais elle est peu convaincue du succès de sa tentative car, dit-elle, Léa ne reste pas dans le transat, elle pleure. Il y a, à ce moment-là, une conteuse dans la section qui va raconter une histoire pendant 15 minutes environ à Léa et à trois autres bébés plus autonomes que Léa car ils tiennent assis et marchent à quatre pattes. C’est un moment d’une grande qualité car les auxiliaires s’arrêtent en quelque sorte d’être occupées par différentes nécessités et restent auprès des bébés et tout le monde s’accorde autour de l’écoute de l’histoire de la conteuse qui, elle-même, est très disponible dans l’échange avec chacun.

Léa, pendant tout ce temps, a gigoté, souri, lancé les mains vers l’avant, tourné la tête pour suivre les différents objets manipulés par la conteuse, fait des vocalises, bavé. A chaque séance de la conteuse le bébé répondait avec tout son corps qui « parlait ». Ensuite la conteuse est partie et le train train quotidien de la crèche a recommencé. Les auxiliaires se sont donc occupées, une à coucher un bébé, l’autre à ranger les jouets … Léa a continué pendant quelques instants à gigoter et à sourire et à vocaliser, puis, devant l’absence de relance de l’adulte, elle a cessé et a commencé à pleurer et il a fallu la prendre aux bras. On a pu alors relever avec l’équipe la qualité de l’engagement de ce bébé dans l’échange avec l’autre, combien ce bébé était engagé dans des interactions, ce qui nous a amené à parler du lien entre la mère de Léa et Léa. Les auxiliaires se sont rendues compte alors qu’elles ne voyaient la situation qu’à partir de la problématique des pleurs et de l’exigence du bébé et étaient dans une critique peu constructive de la maman de Léa « qui devait toujours l’avoir au bras à la maison », alors qu’elles pouvaient en effet penser l’accueil de ce bébé à partir de ce point là, que c’est un bébé extrêmement compétent dans l’échange et donc exigeant une certaine qualité des interactions et ceci grâce au vécu du lien avec sa mère. Nous avons surtout relevé ce qui pouvait être l’engagement du bébé dans l’échange et l’appel en dehors du pleur :

Le regard, le bébé qui tourne la tête vers une source de voix et qui regarde, lorsqu’il gigote, quand il vocalise, ou bave, sourit.

En effet, ce qui est relevé préférentiellement c’est le pleur du bébé et on verra dans la vignette clinique que je présenterai tout à l’heure que lorsqu’un bébé ne pleure pas on se dit volontiers que ça va bien, donc le pleur du bébé interpelle et ce qui a à voir avec le corporel : un bébé qui ne dort pas, qui ne mange pas bien ou pas, qui a mal au ventre … On accorde donc de l’attention aux différentes fonctions pour reprendre le terme de J. Bergès et aux objets du corps c’est-à-dire aux objets produits par les fonctions : ces objets sont ceux dont nous avions parlé l’année dernière.

Le regard qu’on peut donner, refuser, susciter, éviter. La voix dont on se sert pour appeler, pour envahir l’autre, pour faire taire tout autre bruit, et le pleur, le babil du bébé. Le sein et ses substituts, tétine et pouce, dont on se sert pour se soutenir dans l’échange avec l’autre mais dont on peut aussi se servir pour s’auto-suffire et s’exclure du lien. Les matières qu’on peut aussi donner, refuser, dont on peut se servir pour gratifier l’autre ou l’agresser. On accorde de l’attention aux objets mais aussi aux bruits du corps, c’est-à-dire la digestion, les bruits de la tétée, le remue ménage moteur, les sphincters, la toux, la respiration du bébé, autant de bruits auxquels la mère va s’intéresser ou les auxiliaires.

Ce qui, nous, nous intéresse quant on travaille avec des bébés, c’est la dimension symbolique, ce n’est pas le corps ou même des fonctions auxquelles une grande attention est accordée par la mère ou les auxiliaires, mais bien comment ces fonctions qui fonctionnent sont engagées dans la symbolique.

Jean Bergès, dans le texte cité précédemment pose cette question « qu’en est-il du nouage du réel, du symbolique et de l’imaginaire concernant le corps dans ses fonctions et à travers son fonctionnement ? ».

L’année dernière j’avais essayé de distinguer un peu les choses autour de cette question du corps et j’étais donc partie de cette réflexion là, qu’il y a ce qu’on peut appeler l’organisme avec les fonctions vitales, état de veille, sommeil, alimentation, élimination, tonus, organes des sens … donc les fonctions vitales qui fonctionnent, et qu’on ne pouvait parler de corps qu’à partir de l’articulation de l’organisme avec le symbolique et l’imaginaire.

L’organisme peut donc fonctionner dans le réel mais pour qu’il prenne corps, pour qu’il se corporeise, pour qu’il soit engagé dans du vivant, c’est parce qu’il va être engagé dès la naissance et même avant la naissance dans le signifiant. Le corps va être conditionné par le signifiant.

Pour reprendre l’exemple que nous avions vu l’année dernière, il y a une différence entre voir la fonction de la vision et le regard. Le voir c’est du côté de l’organisme, du fonctionnement de l’œil et, s’il n’y a pas d’appareillage signifiant, on en restera à du voir c’est-à-dire à la sensorialité alors que s’il y a une articulation avec le signifiant, alors on a du regard et quelque chose de l’ordre de la perception se met en place.

Si on reprend l’exemple du bébé Léa, tout son remue ménage moteur sont des mouvements, du fonctionnement du système nerveux et musculaire mais avec la connotation signifiante. Quant un adulte les parle, les lit, alors il y a un montage entre la fonction corporelle et le signifiant et cela devient de la motricité organisée.

Bien sûr il faut de l’autre avec un grand A, un grand Autre. Jean Bergès parle peu de l’organisme mais il travaille essentiellement à partir de la notion de fonction du corps et du fonctionnement, c’est-à-dire de l’organisme en tant que ses fonctions fonctionnent et c’est cela qui nous intéresse, tout d’abord c’est ainsi que notre organisme se manifeste à nous et à la mère en ce qui concerne le bébé, c’est-à-dire par la faim, la respiration, l’élimination, le sexuel, donc par les besoins vitaux, témoins du fonctionnement des différentes fonctions.

De ce fonctionnement émergent des objets qui représentent les fonctions mais d’une façon partielle. Ces objets deviennent donc des objets partiels produits par les fonctions au niveau des orifices du corps, bouche, œil, oreille, sphincters, peau. Les objets sont ainsi régis par les orifices. L’organisme se manifeste donc par les grandes fonctions vitales au niveau de ces orifices. Il se manifeste à travers les besoins vitaux qu’il faut satisfaire.

Nous avons donc ici une articulation entre les fonctions de l’organisme avec la satisfaction des besoins. La satisfaction n’est possible pour le bébé que grâce à l’intervention d’un tiers, la mère, ce tiers venant suppléer aux fonctions du bébé. Car celles-ci sont immatures, le bébé ne peut satisfaire lui-même ses besoins. Ses fonctions sont immatures, cependant elles fonctionnent, c’est-à-dire que le fonctionnement n’est pas immature, il est compétent.

Je trouve ici que c’est un point un peu compliqué à saisir. Jean Bergès donne cet exemple : la motricité des membres est immature donc il y a une déviation du fonctionnement vers l’axe du corps pour répondre, pour s’engager dans une interaction avec l’autre. Le bébé anticipe avec l’axe du corps ce qu’il ne peut produire avec sa motricité. Ceci c’est le témoignage de ce en quoi le fonctionnement est compétent dans son engagement dans le signifiant. On a ici, pourrions-nous dire, le témoignage de ce que G Crespin appelle « l’appétence symbolique du bébé ». On avait vu que cette appétence symbolique se manifeste au niveau des modalités d’échange entre la mère et l’enfant.

Nous avons vu que, loin d’être passif, un bébé qui va bien met en place un véritable « sondage sensoriel » et fait preuve d’un éveil, d’une vigilance, d’une attention dirigés vers l’extérieur et plus particulièrement vers l’Autre. Nous l’avions comparé à un « mouvement pour prendre », mouvement engagé dans l’attente d’une réponse, dans le crochetage de l’Autre.

Cette appétence symbolique illustre cette compétence qu’a l’organisme à travers le fonctionnement à soutenir du signifiant et ce plus particulièrement au niveau des orifices qui, on l’a vu, régissent les objets du corps. Ainsi va se spécifier la fonction des trous du corps, « trous autour desquels tourbillonnent les signifiants du fonctionnement. » Bergès dans Psychanalyse et enfant.

On a donc, si on reprend un peu les choses, une première articulation fonction – satisfaction des besoins en lien avec une deuxième articulation fonctionnement – symbolique.

On peut essayer de prendre l’exemple de la « grosse voix ». Jean Bergès en parle dans le texte sur le corps dans la neurologie et la psychanalyse. Il s’agit de la réaction du bébé lorsqu’il entend une « grosse voix » ou une voix qu’il ne connait pas, qui a souvent pour caractéristique de « surgir », en quelque sorte de faire irruption dans l’univers du bébé.

Voici un bref exemple : je parlais dernièrement avec une maman, son bébé de deux mois et sa future assistante maternelle. Nous parlions du bébé et au bébé et celui-ci était tranquillement blotti dans les bras de l’assistante maternelle. On parlait toutes les trois « mamanais » en quelque sorte avec le bébé. Puis, l’heure tournant, il fallait bien revenir à des choses d’ordre plus pratique. J’ai donc du arrêter de parler mamanais. Lorsque j’ai repris mon ton dans cette conversation que nous tenions tous les quatre, le bébé a immédiatement réagi à ma grosse voix, qui cependant n’était pas plus élevée au niveau de sa tonalité par exemple mais cependant elle venait effectivement faire coupure peut-on dire. Le bébé qui s’appelle Clémence a pleuré très fort, tressailli, elle est devenue très rouge, son rythme respiratoire s’est accéléré…

Il y a eu un débordement des fonctions, fonctions respiratoires et phonatoire. Les fonctions ont débordé dans leur fonctionnement. Ce bébé est, dirait Bergès, sidéré. C’est la violence du signifiant qui s’impose et ce en l’absence de tout message adressé au bébé. Le bébé est capable d’entendre cet impératif signifiant mais est incompétent à faire autre chose que d’être sidéré. Nous voyons ici que le fonctionnement est engagé dans le signifiant et ce à travers la réponse du bébé au-delà de la fonction qui, elle, est incomplète à répondre.

Donc si on reprend le fil de notre propos, la mère tient lieu des fonctions pour le bébé. Elle a une fonction vicariante, c’est-à-dire qu’elle supplée à l’insuffisance des fonctions du bébé. Les fonctions de la mère fonctionnent à la place de celles du bébé. Jean Bergès écrit : « L’immaturation des fonctions du nouveau-né à laquelle la mère se substitue entièrement les premiers mois pour qu’il puisse vivre, n’exclut pas le fonctionnement ». Soulignons le entièrement que n’est pas sans poser un certain nombre de questions :

Comment un enfant appréhende-t-il que sa mère fonctionne à sa place ?

Entièrement ça recouvre quoi ? Quelle place est laissée à l’enfant ?

Le corps de la mère et le corps de l’enfant sont-ils alors en continuité ? ou bien y a-t-il un écart et si c’est le cas qu’est ce qui fait écart ?

Ce qui fait écart c’est que la mère suppose un fonctionnement à son enfant, elle suppose que le corps de son enfant est compétent à fonctionner et ce notamment parce qu’il ne lui obéit pas à elle.

Elle suppose que le bébé entend, comprend, pose des questions, s’exprime. Elle construit de l’objet quand elle parle de l’activité de son bébé. Elle lui attribue un éprouvé corporel, elle donne corps à l’enfant à partir du discours auquel elle lui demande de s’identifier. Elle formule pour l’enfant ce qu’elle suppose être les besoins de l’enfant et qu’il ne sait pas lui formuler. Elle introduit du langage dans les bruits du corps du bébé. Elle apporte la parole à la cuisine des bruits de l’organisme et ce faisant les met sur les rails du langage. Elle repère les différents objets partiels, elle les parle et donc les différencie.

La mère fait donc un travail de lecture, de déchiffrage au niveau du corps du bébé, au niveau des bruits, des objets. Elle est à la fois un « appareillage extracorporel » pour reprendre un terme de Jean Bergès, nécessaire de par l’immaturation du bébé mais, cependant, même si elle fonctionne à la place du bébé, elle n’en anticipe pas moins un fonctionnement propre au bébé, à travers ce qu’elle suppose, ce qu’elle lui parle.

C’est ce qu’on appelle ici le transitivisme, c’est-à-dire cette position attributive de la mère. C’est une capacité qu’a la mère de traduire les signaux qu’envoie son bébé, signaux corporels car elle pense que son bébé les lui adresse. Cette fonction attributive constitue, rappelons-le, l’aliénation primordiale. C’est une aliénation au signifiant de l’Autre. Le bébé y entre par un coup de force. Ce coup de force c’est le sens que la mère attribue dans un forçage au bébé, c’est ce qu’elle suppose du fonctionnement de l’enfant, ce qu’elle suppose être sa demande et ses besoins.

Ce qui est important ici c’est bien sûr la supposition que la mère fait que l’enfant lui demande quelque chose car alors elle le constitue comme sujet. Au niveau de cet écart entre la fonction d’appareillage corporel de la mère et la supposition qu’elle fait au niveau du fonctionnement propre du bébé, on peut repérer l’articulation entre la satisfaction du besoin et l’aliénation au signifiant, donc du réel avec le symbolique mais aussi avec l’imaginaire. Car c’est en référence à son propre imaginaire qu’elle investit le réel du corps du bébé, en référence à l’image qu’elle a de son propre corps.

Si on essaie de résumer un peu ce que nous avons avancé : il y a ce qui est de l’ordre du réel qui est la fonction qui fonctionne et au niveau de laquelle la mère intervient comme dialyse externe. Par sa parole, la mère apporte les signifiants qui s’inscrivent au niveau du fonctionnement et le spécifient, on a là le symbolique. Enfin, le corps du bébé n’est situé qu’à partir du propre imaginaire de la mère. On observera ce point plus spécifiquement avec la motricité.

Nous pouvons aussi, pour parler de cette articulation entre les différents champs et revenir sur la question de la pulsion. Car que fait la mère en accrochant la fonction et en supposant le fonctionnement ? Elle est en fait une pulsion. Le corps réel est toujours sous la dépendance du discours de l’Autre. Le discours de la mère en place de grand Autre engage le corps dans sa matérialité signifiante. M. Lerude lors d’une journée sur l’enfant à Paris proposait cette définition de la pulsion : « c’est l’introduction du langage sur le corps. »

L’année dernière on avait proposé cette définition : la pulsion c’est un aspect particulier de la vie psychique du bébé, correspondant à la poussée qui prend son origine dans le corps du bébé pour l’articuler au champ de l’Autre. La pulsion fait comme une cartographie corporelle en procédant à un « découpage » en rapport avec les orifices du corps par faveur anatomique.

Il me semble qu’on entend bien ce qu’il en est de la place centrale des orifices du corps à partir de la question de la production des objets. Les objets produits témoignent du fonctionnement de l’organisme et plus spécifiquement des orifices. Ils débordent la mère. L’objet appartient à l’enfant et non à la mère. C’est en ceci qu’il la déborde. L’objet est alors séparable et de cette séparation, de cette perte d’objet, se met en place, se constitue la fonction du bord, se spécifie la fonction du bord. Ce débordement de la mère est fondamental car c’est ce qui assure à l’enfant une place de sujet.

Sinon l’enfant se retrouve assigné à une place d’objet, d’objet pour sa mère, place au niveau de laquelle il encourt alors le risque d’être évacué au même titre que les autres objets.

Pour illustrer mon propos, je propose une petite vignette clinique. Il s’agit d’un bébé de quatre mois, Noa, un beau bébé joufflu que je rencontre la première fois pendant sa période d’adaptation à la crèche et au sujet duquel ensuite j’ai travaillé avec l’équipe qui s’occupe de lui. Quand je le rencontre la première fois il est avec sa mère, endormi contre sa poitrine. La mère, souriante et silencieuse, est installée dans la section. J’apprendrai par la suite que cette scène se répète depuis plusieurs jours, la mère venant passer de longs moments à la crèche.

Quand, enfin, elle parle un peu de son bébé, elle explique alors que tout va bien mais que Noa est un bébé goulu

« Il m’engloutit son biberon et m’en redemande encore et encore, et puis il a des difficultés pour s’endormir. Il ne dort que dans certaines conditions, c’est-à-dire comme ici à la crèche : je me le mets contre ma poitrine et comme il respire à mon rythme, ça le rassure et il s’endort ».

Elle ajoute qu’il est tout le temps au bras, que ce soient les siens ou ceux du papa. Alors cette maman est inquiète bien sûr car comment Noa va-t-il pouvoir supporter la séparation et aller à la crèche car « il a absolument besoin de moi pour s’endormir » dit-elle, on pourrait même dire pour respirer.

N’y a-t-il pas à entendre ici quelque chose de l’ordre d’une confusion du côté maternel entre ses fonctions à elle, la mère, et celles de son bébé, entre les objets qu’il produit et les siens à elle, entre son corps et celui de Noa ? Car la mère respire pour lui, elle dira même qu’elle sait quand elle a faim qu’il a faim, et que le bébé lui boit tous ses biberons, on ne sait plus très bien à qui est quoi ! S’il y a confusion que se passe t-il pour l’enfant ? Et qu’est ce qui vient faire écart ?

La maman de Noa a pu parler, lors de cette rencontre, de sa reprise du travail proche et elle a pu nous dire alors que nous nous interrogions sur ce qui pouvait poser problème :

« Oui mais alors je vais manquer à mon fils ». Ce manquer à mon fils est bien ce qu’il y avait à lui donner à entendre car manquer à son fils c’est en effet incontournable mais nécessaire. « Je ne vais pas être là pour me le nourrir et comment je vais me l’endormir si je ne suis pas là pour lui montrer comment respirer ». Ce dernier point ayant à voir avec une modalité d’endormissement basée sur la respiration dont la mère nous parlera.

Bergès, dans son ouvrage sur le transitivisme note ceci : « la mère a à s’anticiper comme manquante et à se confronter aux limites de son pouvoir. L’hypothèse centrale qui permet à l’enfant d’accéder au symbolique c’est que la mère justement fasse l’hypothèse qu’il peut lui-même faire l’hypothèse sinon c’est mon hypothèse qui est la sienne, mon appétit qui est le sien ».

Pour cela elle doit être en capacité de consentir à sa propre destitution, à son manque. Elle doit accepter de « manquer à son fils » ; elle doit donc anticiper qu’il y a du fonctionnement chez son enfant, qu’il peut la déborder au niveau de ce en quoi elle est elle-même fonction. Il faut que la mère de Noa fasse l’hypothèse qu’il puisse s’endormir sans elle, trouver son propre rythme respiratoire, trouver sa satiété, l’appeler s’il a faim … Noa, depuis qu’il a vraiment commencé à venir à la crèche, « semble aller bien », semble seulement parce que contre toute attente des équipes, il ne pleure pas, reste longuement seul sur un transat par exemple, dort beaucoup, mange et ne réclame pas les bras.

Nous nous sommes posés la question suivante : Noa allait-il bien ou alors se coupe t-il ou plutôt n’est-ce pas qu’il ne s’engage pas dans l’interaction ? C’est en effet un bébé très passif, peu tonique. Il se laisse aller dans les bras sans se blottir. Y aurait-il là des signes de souffrance silencieux ? Nous voyons bien ici la différence entre le bébé Léa qui, certes, n’arrête pas de pleurer, mais qui est, elle, très engagée dans des modalités d’échange avec l’Autre. L’absence d’interaction est bien sûr alarmante.

Au moment de la période d’adaptation du bébé nous avons travaillé avec l’équipe autour de cette mère et Noa. Dans cette crèche, pendant cette période, les parents sont très largement invités à être présents et à venir à la crèche avec le bébé. L’équipe s’est alors rappelé que cette maman a profité de cette invitation et est venue tous les jours passer de longs moments à la crèche avec Noa. Elle s’installait dans la section, le bébé couché contre sa poitrine. La mère se laissait aller alors à quelques rêveries, s’endormant presque. J’ai été témoin d’un de ces moments et avant que je propose à la mère de parler, le tableau de cette maman avec son bébé collé contre elle, elle-même souriant et les yeux fermés, dégageait quelque chose d’extrêmement voluptueux. En tous les cas mère et enfant étaient certes dans la crèche mais sans y être en tant que sujet. C’est de parler qui l’avait fait se resubjectiver en quelque sorte et redonner à son bébé une place. J’avais proposé à l’équipe de ne plus laisser la gestion du temps d’adaptation au bon vouloir de la mère mais, tout en étant dans un accueil très chaleureux, de venir poser quelques ponctuations, du rythme, venant alors faire limite et d’engager la mère dans l’échange, un échange d’information concernant le fonctionnement de son fils, ses habitudes, ce qu’il aimait, son rythme. Ce qui s’était révélé c’était bien sûr la confusion que nous avons pointée plus haut. La mère avait pu également parler du père de Noa qui ne supportait plus de les voir elle et Noa ensemble car, disait-elle, il est jaloux ; « il aimerait pouvoir rester comme moi toute la journée à la maison, s’occuper de lui comme je le fais. D’ailleurs, le soir, il prend mon relais dès qu’il arrive et prend au bras Noa toute la soirée ». Cette famille fonctionnait-elle dans quelque chose de l’ordre d’une continuité à trois, c’est-à-dire pour la mère et Noa et le père ? Mais alors nous pouvons nous poser toujours la même question : « qu’est-ce qui peut venir faire écart ? ».

L’année dernière nous avons vu qu’à l’opération d’aliénation était couplée une deuxième opération, celle de séparation introduisant la fonction paternelle. Rappelons que fonction maternelle (d’aliénation) et paternelle (de séparation) peuvent être occupées tour à tour par la mère et le père.

La fonction de séparation est portée au niveau même de la parole, parole de la mère ou du père qui donnent alors à entendre quelque chose de l’altérité de leur bébé.

On avait donné comme exemple : la fonction d’aliénation c’est quand la mère est attributive, quand elle dit « tu es ou tu as ». La fonction de séparation c’est quand elle ne sait plus « mais qu’est-ce que tu as ? Je ne comprends pas pourquoi tu pleures … ». C’est-à-dire qu’ici on entend que le fonctionnement du bébé la déborde et qu’il y a donc à l’œuvre de la séparation. Comment ces fonctions opèrent-elles pour Noa ? Comment père et mère occupent-ils ces différentes positions ?

La mère, nous l’avons vu, n’est attributive qu’à partir de son propre éprouvé corporel, elle remplit donc son rôle de fonction vicariante au niveau des fonctions du bébé mais sans que rien peut-être ne vienne faire coupure. En tous les cas, elle présente le père comme un deuxième relais de cette fonction. Ce qui vient faire un peu coupure c’est généralement la reprise du travail et l’accueil à la crèche. La fonction de séparation vient faire limite et témoigne du renoncement de la mère à sa toute puissance et à la jouissance qu’elle peut avoir du corps du bébé. Elle a pour opérateur la fonction phallique.

Jean Bergès pose cette question : « comment une mère peut-elle faire preuve d’assez d’abnégation pour pouvoir échanger une jouissance du corps du bébé contre une jouissance hors corps, une jouissance phallique ? ». C’est bien ce à quoi la mère doit consentir cependant pour que du phallique vienne s’inscrire au niveau du réel de l’organisme, au niveau des fonctions qui, on l’a vu, ont à voir avec ce réel là. Ce qui va venir organiser la fonction c’est la loi phallique, c’est-à-dire le signifiant.

Jean Bergès écrit dans « Psychanalyse et enfant » : « Les inscriptions signifiantes sont celles qui spécifient chez un sujet comme fonctionne pour lui telle ou telle fonction ». Echanger une jouissance du corps à celle d’une jouissance hors corps, phallique, c’est bien ce à quoi la mère de Noa est confrontée. Ce moment voluptueux, ce moment du corps à corps entre Noa et sa mère est ce à quoi elle a à renoncer. Elle a à renoncer à traduire les besoins de son bébé comme étant les siens, elle doit faire l’hypothèse qu’il peut vivre sans elle même si elle doit suppléer, mais seulement suppléer à ses fonctions pour qu’il puisse vivre. Elle doit arrêter de guetter le moindre souffle de son bébé, renoncer à « contrôler de bout en bout le bébé et ainsi se dépendre d’un plus de jouissance et se laisser déborder par ses objets pour que son enfant s’en accapare le fonctionnement. » J Bergès, dans « Actualités de la psychanalyse ».

Le fonctionnement intervient au niveau des objets produits et également au niveau de la motricité.

Quand il n’y a pas d’inscription signifiante, J Bergès définit deux cas :

Soit le bébé est un objet a et est alors un produit du corps de la mère, et c’est ce que nous avons là je crois avec Noa.

Soit le bébé est un pur réel pour la mère, c’est-à-dire que le corps ne peut en aucun cas se faire support de l’inscription signifiante car le corps de l’enfant est totalement hétérogène avec l’image que la mère a de son propre corps à elle.

J Bergès nous rappelle que dans le cas où le corps de l’enfant dans son réel présente une malformation, une lésion, une maladie génétique, il peut être pour la mère ce pur réel. Dans ce cas, la fonction reste sans articulation au langage, c’est-à-dire qu’il n’y a pas là intrication pulsionnelle puisque, rappelons-le, la pulsion est ce qui articule le corps et le langage, c’est-à-dire ce qui introduit du langage sur le corps.

Cette question de l’enfant en tant que pur réel m’évoque une dernière vignette clinique d’un petit bébé, Constance, 8 mois, qui présente une microcéphalie.

Le bébé est à la crèche depuis ses trois mois. Il y vient cinq jours par semaine et sur la plus large plage horaire possible  et présentait de nombreux troubles fonctionnels : régurgitation, clonies, hypertension des membres. Il ne dormait pratiquement pas. Il avait des difficultés pour s’alimenter, ne déglutissait pas. Constance est un bébé souriant mais son sourire ne semble pas être associé à un moment d’échange. Cependant elle tourne la tête quand un adulte l’appelle. Elle suit des yeux des objets. Elle tend la main pour attraper un objet qui lui est proposé … et elle se calme au bras !

Il m’a semblé qu’un des points sur lesquels l’équipe de la crèche pouvait travailler c’est justement au niveau de cette articulation entre corps et langage. Mettre des mots sur ce qui peut se passer pour Constance et dont l’adulte peut faire l’hypothèse. Or, pour pouvoir faire une hypothèse il faut pouvoir se repérer, s’appuyer sur son propre savoir et c’est ce qui est difficile dans le cas de Constance, c’est que le savoir qui est en référence avec le propre imaginaire de la mère ou de l’auxiliaire est démenti par le réel du corps de ce bébé.

Nous avons notamment avec l’équipe beaucoup réfléchi à la question du « cri ». L’équipe des auxiliaires trouvait que Constance « criait » et c’est après l’avoir écoutée ensemble qu’elles ont pu entendre que quelques modulations, quelques différenciations faisaient de ce cri non plus quelque chose hors sens mais pouvant venir susciter en elles une interprétation à partir de leur propre savoir et ceci c’est faire l’hypothèse d’un fonctionnement chez le bébé.

Dans le fonctionnement c’est le signifiant qui est à l’œuvre. Il intervient au niveau de la circulation des objets entre la mère et l’enfant et dans l’écart créé par la supposition que fait la mère au sujet du fonctionnement de son bébé. C’est au niveau de cet écart que l’objet n’est plus confondu avec celui de la mère et qu’il devient un objet séparable, spécifiant dans le même temps la fonction. C’est à ce point là que la mère se déprendra de ce plus de jouissance c’est-à-dire qu’il y aura alors de l’objet a qui choit entre elle et le bébé. Il faut pour cela que la question du phallus fonctionne pour la mère, phallus qui est le signifiant du manque.

Si la mère incarne toutes les fonctions de son enfant, alors l’enfant voit par ses yeux à elle, mange par sa bouche à elle et il y a un court-circuit de tout ce qui porte le fonctionnement à symboliser.

Dans ce cas, la fonction tourne sur elle-même en circuit fermé sans que rien de l’ordre du signifiant ne vienne le rompre. Ce rien de signifiant qui suffit c’est de l’ordre de la phonématique. Mais ceci sera l’objet d’un prochain travail.

Quelques remarques sur le registre de la voix par Nathalie Rizzo

Nathalie Rizzo, séminaire sur la clinique du bébé, ALI Provence, année 2008/2009

Je commencerai par une petite observation en crèche. Il s’agit d’un bébé, Manon, de trois mois. C’est un bébé qui est arrivé à la crèche depuis un mois. Il est gardé par une assistante maternelle. Manon est amenée aux regroupements qui ont lieu deux fois par semaine et qui sont des temps où les enfants gardés par les différentes assistantes maternelles se rencontrent.

Je suis allée plusieurs fois voir Manon chez son assistante maternelle. Pendant la période d’adaptation Manon est un bébé silencieux et sérieux. Elle ne sourit pas quand on s’adresse à elle ou lorsqu’elle est seule dans son transat, c’est-à-dire qu’elle ne paraît pas présenter cet état de rêverie du bébé dont nous avons parlé la dernière fois. Elle ne sourit pas non plus à son assistante maternelle, en tout cas en ma présence. C’est un bébé silencieux, sérieux et peu dans l’interaction pourrait-on ajouter.

Elle prend mal ses biberons et a du mal à s’endormir à la crèche. D’après son assistante maternelle Manon est plus souriante quand elle est seule avec elle, elle se nourrit bien, elle tête bien, elle fait de longues siestes. « On ne l’entend pas » a pu assurer l’assistante maternelle. Toutefois ce tableau tend à se modifier quelque peu et notamment les prises du biberon deviennent plus difficiles. Manon, de plus, pendant les regroupements et puis également chez l’assistante, fait ce que ce que celle ci appelle « des crises », dont une l’a tellement inquiété qu’elle a appelé la mère.

Les crises se présentent sans raison particulière, c’est-à-dire que Manon n’a pas faim. Elles peuvent survenir après un temps de repos. Il n’y a pas d’événement extérieur repérable, par exemple du bruit … Le bébé se met à hurler et « rien » ne le calme, ni les bras de son assistante maternelle, ni ses paroles. L’assistante est déroutée et manifeste son impuissance par des « mais qu’est-ce que tu as ? Qu’est-ce qui se passe ? ». Elle donne à entendre combien ces cris la débordent et sont énigmatiques pour elle. Elle dit par ailleurs qu’elle repère les pleurs de Manon lorsque celle-ci a faim. « A ce moment-là, dit-elle, c’est pas pareil, elle pleure pas pareil. Je sais quand elle a faim, ou sommeil, quand elle pleure de fatigue ». Elle différencie donc ce qui serait de l’ordre du pleur et ce qui serait de l’ordre du cri.

Le cri c’est un son inarticulé, non articulé à l’Autre, c’est ce qui constitue la dimension réelle de la voix. « C’est un pavé dans la mare » qu’envoie le bébé dit Myriam Szejer et elle ajoute « A bon entendeur salut », indiquant ainsi que ce cri il faut qu’il soit entendu pour qu’il puisse être autre chose qu’un pavé dans la mare, pour qu’il se transforme en pleur.

Ce pleur présentera alors une palette expressive de plus en plus riche et différenciée. Le bébé le modulera en fonction des réponses de sa mère.

G. Crespin précise : « le cri reste un réel acoustique, hors sens pour le bébé comme pour l’entourage si la fonction de l’appel ne se met pas en place et si l’intrication de la satisfaction des besoins à la satisfaction pulsionnelle ne se produit pas ».

Nous retrouvons ici ce qui de l’organisme, ici l’objet voix, doit s’articuler avec le champ de l’Autre. Il faut de l’entendeur, quelqu’un en place et lieu d’Autre qui entende le cri et lui attribue un statut d’appel.

Rappelons ici ce qu’il en est de la question du circuit pulsionnel avec ces trois temps. Le premier temps c’est ce temps encore acéphale où le bébé s’élance vers un objet de satisfaction. C’est le son produit par le bébé. Ce cri est un écho phonique de l’état intérieur physiologique du bébé : il a faim, il a froid … Comme il y a une réponse de la mère et une réponse plutôt adéquate, il y a donc une expérience de satisfaction. Le bébé se rend compte que sa mère pourvoit à ses besoins et s’engage dans une modulation langagière riche qui varie donc en fonction de son état et de l’écoute de la mère, de sa réceptivité. Nous avons ici la transformation du cri en pleur ou, pourrions nous dire, en appel.

Le « être entendu » est associé à l’épuisement du besoin. Le bébé fait alors une expérience de satisfaction répétitive, c’est ce qui constitue le pôle hallucinatoire de satisfaction.

Le bébé, rapidement, vers 3 – 4 mois, « babille ». Ce babil est une mélopée. Le bébé joue avec sa voix qu’il apprivoise. Nous avons, dans le jeu du bébé avec sa voix, un témoignage du deuxième temps du circuit pulsionnel. C’est le temps que nous avons appelé auto-érotique. C’est un moment précieux que nous pouvons repérer notamment en crèche. Lorsqu’il est seul, le bébé « roucoule » presque. Il fait des « areu » souvent accompagnés de sourires et de toute une gestuelle qui anime son corps. Il joue avec sa voix comme il joue avec ses mains et ses pieds. Et on entend bien ici déjà, il me semble, la dimension objectale de la voix. Le babil c’est l’instinct libidinal de la voix en tant qu’objet pulsionnel. Rappelons que ce deuxième temps ne prend statut de temps auto-érotique que dans l’après coup du troisième temps, soit parce qu’il y a cette boucle du circuit pulsionnel.

Le troisième temps est celui en ce qui concerne la pulsion invocante du « se faire entendre », ce que les bébés savent très bien faire d’ailleurs. C’est un temps de quête de quelque chose qui doit répondre dans l’Autre.

Lacan dans les « 4 concepts » écrits (p 177 – 178) : « Ce mouvement circulaire de la poussée qui sort à travers le bord érogène pour y revenir comme étant sa cible, après avoir fait le tour de quelque chose que j’appelle l’objet, c’est par là que le sujet vient à atteindre ce qui est à proprement parler la dimension de l’Autre ».

La capacité de la voix c’est bien qu’elle soit entendue. Dans un texte du livre de M. Bergès : « Actualités de la psychanalyse chez l’enfant et l’ado », un des auteurs écrit (p 109) : « la voix c’est ce par quoi le bébé est symbolisé dans l’Autre dès lors qu’il est parlé, représenté à l’adresse de l’Autre »

Il existe une véritable conversation entre la mère et son bébé. C’est ce qu’on appelle la « proto conversation ». Le bébé sait la susciter, la provoquer, s’y engager et engager l’Autre. Il sait à la fois réclamer haut et fort quelque chose et se calmer quand une réponse adéquate est apportée. Cette réponse adéquate, remarquons qu’elle ne concerne pas l’objet du besoin. Une mère ne doit pas forcément apporter l’objet du besoin à son bébé pour qu’il se calme. Il suffit, dans certains cas, d’une réponse verbale et ainsi nous pouvons y entendre la dimension consolatrice de la parole. Le bébé en effet peut être consolé, calmé, satisfait par une simple parole. C’est ce qui cependant ne semble pas être le cas pour Manon quand elle a « ses crises » puisque la parole apaisante de son assistante maternelle ne la calme pas, les bras non plus, ni le bercement et le fait que l’assistante lui parle entraîne parfois à ce moment-là une dramatisation des crises ; elle hurle encore plus.

Il me semble que le repérage de cette dimension consolatrice de la parole est fondamental notamment pour les équipes de crèche, mais bien sûr également pour les parents. Les équipes de crèches bien souvent utilisent cette dimension de façon spontanée. En ce qui concerne les parents, j’ai pu rencontrer des parents qui ne pouvaient répondre à l’appel de leur bébé que par un objet du besoin. Je me rappelle d’un bébé de 10 mois accueilli à la crèche qui prenait au moins neuf biberons par jour car chaque fois qu’il pleurait c’était un biberon qui lui était apporté. La parole, répondre par la parole ne pouvait en aucun cas pour les parents être efficace.

Je voulais également ici évoquer le cas d’un bébé, Lucas, qui pleurait beaucoup à son arrivée à la crèche. C’est un bébé que la mère n’arrivait pas à sevrer et elle laissait son sein à la disposition du bébé.

Lucas à la crèche était dans une grande détresse et l’équipe se relayait toute la journée pour le prendre au bras. Cependant Lucas ne se calmait pas forcément au bras, c’est-à-dire que selon comment l’auxiliaire qui le portait était occupée par lui, selon qu’elle le portait en faisant autre chose et en pensant à autre chose, et bien ça n’avait aucun effet et Lucas continuait à être dans le plus total désarroi. Nous avions remarqué qu’une des auxiliaires avait particulièrement du « succès » auprès du bébé et Lucas se calmait immédiatement à son contact. Il « buvait » les paroles de cette auxiliaire autant qu’il aurait pu boire le lait.

Dans son livre « L’enfant et la psychanalyse », Bergès écrit : « le bébé avale ce que la mère lui dit et le digère ». Le bébé incorpore les paroles de sa mère ou de toute personne venant occuper une place d’Autre maternel. L’Autre maternel fournit au bébé sa voix ; l’Autre maternel parle une langue, une langue privée avec son bébé, le « mamanais » ; MC Laznick dit maintenant que l’on peut dire le « parentais ». Le mamanais vient causer à l’oreille du nourrisson, comme le sein vient le nourrir, comme le regard vient le couver.

Cette langue appartient aux soins maternels au même titre et dans la même nécessité que nourrir le bébé, l’endormir, changer sa couche, le couver, le regarder. Cette première langue entre la mère et son bébé est riche et interactive. La mère s’adresse à son bébé en lui attribuant un tour de parole, en l’élevant au rang de participant dans l’échange, de destinataire de son propre message. Le bébé lui répond notamment à travers des manifestations corporelles spécifiques et manifestes. Ces premières manifestations corporelles sont des actes de parole car elles font sens pour l’Autre ; elles sont structurées par le langage, prises dans le langage.

Il y a une étude dans la revue n° 16 de la Psychanalyse de l’enfant tout à fait intéressante qui met en évidence la mise en place de ce qu’est cette conversation, comment se déroule cette véritable conversation entre une mère et son bébé de trois mois et demie au cours du repas du bébé. Nous y repérons bien ce que MC Laznick par ailleurs pointe, c ‘est-à-dire que dans cette langue privée entre la mère et l’enfant, lorsque la mère traduit dans le code de l’Autre le son produit par le bébé et sa gestuelle, elle le fait à la première personne, elle parle « à la place » du bébé. Elle prend en alternance la position qui lui revient en tant que mère et la position revenant au bébé.

Voici un extrait de la conversation p 73 – 74 : Nous y entendons bien ici quelque chose de l’Autre, c’est-à-dire que nous ne sommes pas dans une relation duelle, la mère et le bébé, nous sommes dans du trois, la mère occupant tour à tour une place, elle vient faire un travail de traduction au lieu de l’Autre et le bébé vient, lui, accrocher quelque chose dans ce même lieu. Ce qu’il vient accrocher c’est la jouissance de l’Autre. Cette langue privée présente des caractéristiques spécifiques pour lesquelles le bébé a une appétence particulière.

Le mamanais (ou le parentais) c’est une grammaire, une ponctuation, une scansion, une prosodie, c’est à dire un timbre de voix et un ton particulier. La voix est placée une octave plus haute que dans la conversation courante. Le rythme est plus lent. Il y a souvent une simplification syntaxique et lexicale. Les pics prosodiques sont en quelque sorte ce qui s’envole à la fin de chaque énoncé maternel. Dès la naissance, le bébé manifeste un intérêt spécifique et suce sa tétine intensément quand sa mère lui parle mamanais. Remarquons au passage que nous nous trouvons avec cette réponse orale du bébé, dans une traduction orale de l’expérience d’intérêt chez le bébé.

Si on peut ainsi repérer une appétence spécifique du bébé pour cette langue privée, soulignons que pour la mère, il faut la présence du bébé pour qu’elle parle mamanais. En dehors de la présence du bébé on ne retrouve pas les mêmes pics prosodiques. Quand le bébé est absent, la mère parle moins bien le mamanais.

Si nous revenons à l’évocation du cas de ce bébé, Lucas, en détresse à la crèche, nous pouvons penser que lorsque que son auxiliaire le prenait au bras et lui parlait, elle lui parlait mamanais c’est-à-dire qu’elle venait manifester à son égard quelque chose de son émotion à elle, qui faisait que le bébé l’entendait « mieux », pourrait-on presque dire, mieux que d’autres membres de l’équipe pourtant tout aussi dévoués qu’elle mais qui arrivaient beaucoup plus laborieusement à être entendus par le bébé et donc à le rassurer. Ce qui est entendu par le bébé, c’est la traduction dans la voix de sa mère de son état d’émerveillement et de bouleversement, de surprise et de sidération qu’elle ressent à l’égard de son bébé. Cette voix, voix de l’Autre ensorcelle et attire.

MC Laznick a montré dans de nombreux travaux que certaines mères ne parlent pas le mamanais et également qu’il est difficile de « parler mamanais ». Il faut pour cela, dit-elle, au moins ressentir et exprimer deux affects pour que des pics prosodiques soient retrouvés au niveau du langage chez un adulte, par exemple la surprise et l’émerveillement, la rencontre et la joie … On est alors dans un double mouvement simultané : à la fois il y a attribution de sens et à la fois il y a émerveillement face à l’émergence de ce sens produit par celui qui parle et qu’il entend alors.

Je trouve cela très important par rapport au travail en crèche car comment travailler avec les équipes cette question d’avoir par moment à aller accrocher, chercher un bébé qui va mal en parlant mamanais ?

MC Laznick nous donne une illustration très intéressante dans un texte dans lequel elle évoque le cas d’Amélie Nothomb. Dans le livre « Métaphysique des tubes », l’auteur décrit son passage de l’état tubulaire à l’état du sujet capable de dire je. Jusqu’à l’arrivée de la grand-mère qui vit en Belgique, personne n’est arrivé à croiser le regard de cet enfant ou à capter son attention. La grand-mère va voir le bébé de deux ans dans sa chambre et ressort triomphante avec dans les bras un bébé qui la regarde et lui sourit. Il est dit de la scène intercalaire que la grand mère a fait goûter au bébé du chocolat blanc, chocolat dont elle raffole. C’est-à dire que la grand mère a offert au bébé un objet, mais un objet qui la réjouit elle et MC Laznick ajoute « on peut supposer que, dans un moment d’illusion anticipatrice, sa voix a porté la prosodie de la surprise et du plaisir qu’elle supposait devoir se produire chez le bébé ».

On peut penser qu’à la naissance ce qui émerveille la mère, ce qui fait « cette folie maternelle » dont parle notamment Winnicott, folie maternelle qui lui sert, dit-il, à s’adapter à son enfant et créer un état d’illusion ou les besoins du bébé seraient satisfaits quasi magiquement. Ce qui émerveille la mère et la place dans cette fonction Autre spécifique c’est ce que le bébé donne à voir parce qu’il « est » tout simplement mais aussi, d’emblée, par ses regards dont nous avons vus l’importance la dernière fois. Ensuite, les réponses sonores du bébé, la gestuelle et les mimiques du bébé viennent soutenir la prosodie.

MC Laznick écrit « La prosodie est une fonction de ce qui se joue pulsionnellement entre un futur sujet et ce qui, par la même, devient son Autre ». Nous avons ici le versant de l’aliénation constitutive du sujet. Rappelons qu’il y a contemporanéité entre la naissance du sujet en tant que sujet barré et la mise en place de l’objet. La voix se détache du corps du bébé et, tel un véritable objet, vient frapper l’oreille de l’Autre maternel et l’étonner. Elle vient par la production du cri du bébé couper le silence et, s’il n’y a pas de réponse de la part de l’Autre, alors cette voix retourne au silence et le cri reste inarticulé. Peut-être là pouvons-nous un instant revenir à ce qui se passe pour le bébé Manon. Il se trouve que nous avons accueilli déjà le grand frère de 3 ans et demi de Manon à la crèche et que, bébé, il m’a également beaucoup inquiétée par son silence, son manque d’expressivité.

La mère de Manon est une femme « extrêmement gentille », on pourrait dire trop gentille car « toujours gentille ». Elle affiche un sourire permanent et n’a jamais exprimé la moindre émotion, que ce soit de colère comme de joie ou d’enthousiasme ou surprise. Avec l’assistante maternelle du grand frère nous avions beaucoup travaillé et réfléchi à comment celle-ci pouvait être un peu enthousiaste avec ce bébé très inexpressif et neutre, sans relief, entraînant du coup, chez son assistante maternelle, peu de joie et d’engouement. L’assistante maternelle avait pu exprimer sa réelle difficulté à être dans un « plaisir » de s’occuper de lui alors que c’est par ailleurs une nourrice très spontanée et vive. Pour la mère tout allait bien puisque ce bébé était toujours calme et c’est lorsque nous avons commencé à manifester notre propre inquiétude, et que le bébé a commencé à faire quelques colères, à moins bien dormir la nuit, que cette femme s’est un peu mobilisée.

Avec Manon, la mère s’est présentée à nous de façon assez semblable : peu de question, pas de curiosité à l’égard de la nouvelle assistante maternelle. Elle est toujours aussi lisse et neutre : “tout va bien”, avec peut-être cependant une certaine spontanéité qu’elle n’avait absolument pas manifesté avec Jules, ce qui tend à me rassurer un peu. Peut-on supposer que par moment le cri de Manon est audible pour la mère mais cependant pas entendu par elle et reste dans le réel.

Or la voix, dans sa matérialité acoustique, ne tire valeur que de son statut symbolique, à savoir être porteuse d’un message qui le relie à l’Autre.

MCL rappelle dans son livre sur la parole la position intenable de la mère : « la mère a à soutenir une double position déchirante et contradictoire : être la mère qui, grâce à une traduction permanente des cris et des sons proférés, va permettre à l’enfant de faire passer sa demande par le défilé du signifiant qui l’aliénera, et être celle par ailleurs qui, bien que sachant avant qu’il sache, se laisse déborder par lui ». Rappelons-nous la dimension attributive de la mère qui constitue l’aliénation primordiale.

La mère, en faisant l’hypothèse d’une demande chez son enfant, le constitue comme sujet. Cette hypothèse que fait la mère, hypothèse que son enfant qui crie l’appelle et lui demande quelque chose, est fondamentale car elle est ce qui permet l’accrochage à la chaine signifiante.

Nous avons vu que l’opération de l’aliénation est couplée à celle de la séparation. De cette opération de séparation nous en avons quelques témoignages lorsque la mère opère dans la masse sonore qu’elle entend certaines coupures qui précipitent une signification qu’elle peut alors restituer au bébé. C’est lorsque dans le « pa pa pa pa » du bébé, elle isole un « papa ».

Nous voyons donc que l’opération de l’aliénation concerne ce qu’il en est de la mélopée, la musicalité de la voix, celle dont C Melman dit qu’on ne l’oublie jamais, même lorsqu’on ne comprend plus les mots de la langue en question. Ici il s’agit alors de la langue privée, celle des vocalises. Cette langue est porteuse du « bon vouloir » sans loi de la mère.

Quant à l’opération de séparation, elle concerne le registre de la signification. Il s’agit ici de la langue maternelle. Là l’enfant trouvera les mots dans l’Autre pouvant rendre compte de la séparation.

Nous avons donc deux registres en rapport avec une aliénation / séparation, deux registres cependant inclus dans toutes les langues, celui de la langue originaire et celui de la langue maternelle. Peut-être pouvons-nous dire que le bilinguisme est originaire pour chaque sujet. Chacun d’entre nous n’a-t-il pas en effet à passer d’une langue privée, celle dont C Melman dans le texte « Les effets subjectifs de la migration linguistique » dit « c’est une musique que l’enfant perçoit, une succession de sons, et cette musique aime l’enfant », à une langue maternelle, celle qui apparait au sujet comme venant de l’Autre par ou le langage vient et qui sera, cette langue maternelle, celle qui le sépare de l’objet d’une jouissance mythique.

C Melman écrit dans ce même texte : « La langue maternelle c’est la langue dans laquelle a été opéré le refoulement ». J Bergès, quant à lui, dans le texte sur la ponctuation, donne cette définition de la langue maternelle : « c’est celle dans laquelle s’est produit l’opération qui cause le mythe d’un père non castré, c’est-à-dire un au moins un, ce qui met en place l’ordre phallique, et par laquelle le père est castré de telle sorte qu’il y a des choses que l’enfant ne peut désormais pas dire ». Dans ce qu’il ne peut désormais pas dire, on y entend bien se déployer la question du refoulement. La mère parle la loi paternelle et c’est bien le rôle de la fonction paternelle que de faire advenir une langue comme maternelle, c’est-à-dire qui sera celle où la mère est interdite. L’ordre phallique vient faire coupure, ponctuation dans ce qui ne connaissait pas de rythme. Cette ponctuation, cette rythmicité, nous l’entendons dans le Fort Da. Cette confrontation de ces deux mots, fort da, associée au lancer de la bobine est l’acte visant la signifiance, c’est un jeu au niveau duquel l’enfant tente de symboliser la perte, l’absence. Dans le même ordre d’idée, cela me faisait associer aux jeux de balancement comme « bateau sur l’eau » dont les enfants sont si friands, qui se terminent par « laisser tomber », retenu cependant par l’Autre. Or le jeu du laisser tomber est une façon de matérialiser l’investissement libidinal par l’Autre. Lorsque l’Autre joue à le laisser tomber mais le retient cependant, l’enfant est bien l’objet cause du désir pour sa mère et ne se réduit pas à un pur déchet.

Je voudrais pour finir reprendre brièvement ce qui se passe lorsque la situation se « complique » et que l’enfant est amené à parler une autre langue que sa langue maternelle. J’ai travaillé pendant quelques années dans une crèche où il y avait de nombreuses familles dont un des deux parents était étranger. Lorsque la question de la langue ne se posait pas comme un problème au niveau des parents, c’est-à-dire que la mère souvent parlait sa langue avec ses enfants, sa langue maternelle, mais parlait avec le père en français puis s’adressait dans le social en français et pouvait donc parler français avec les enfants à ce moment-là, c’était plutôt une richesse pour les enfants. La question se posait plutôt lorsqu’il y a un risque de « perdre » en quelque sorte la langue dans laquelle on s’est constitué comme sujet de désir, la perdre, voire lorsqu’elle est occultée.

Lorsque l’exil confronte le sujet à la privation de la langue maternelle, c’est-à-dire qu’un sujet ne peut plus se référer aux signifiants qui l’ont constitué comme sujet, que se passe-t-il alors ?

Dans le livre « Actualités de la psychanalyse chez l’enfant et l’adolescent » nous allons reprendre le cas de Michaël. Michaël est un enfant né en France d’une mère d’origine portugaise et d’un père capverdien parlant donc portugais. Les parents se sont séparés alors que Michaël avait 4 ans et Michaël n’a jamais revu son père. A la suite de la séparation, mère et fils voyagent entre le Portugal où la mère fait trois tentatives pour s’y installer, et la France. La mère ne sait pas parler le portugais. A l’âge de 8 mois elle a été confiée à sa grand-mère, concierge à Paris, et a été élevée par elle. La grand-mère parlait mal le français. Elle parlait un « français écorché ». Suite donc à ces différents aller – retour, à 9 ans, Michaël, qui est alors en France, ne sait ni lire ni écrire ni en portugais ni en français. Il ne parle pas le portugais et parle le même français que sa mère, c’est-à-dire un français écorché. A 12 ans, c’est le même tableau. Michaël ne sait même pas quelle est sa date de naissance. Il est en échec massif au niveau de l’ensemble des apprentissages scolaires. Notons que la mère de Michaël et sa grand-mère ne parlent pas le portugais, langue maternelle de la grand-mère et de la mère puisque celle-ci est née au Portugal et a vécu ses huit premiers mois de vie avec des parents portugais. Entre la grand-mère et la mère, il y a une langue autre, peut-être que nous pouvons noter Autre car venant d’un Autre mais non barré puisque mère et grand-mère font avec cette langue particulière l’économie de toute référence à une loi paternelle. Notons qu’il ne s’agit pas d’un entre 2 langues, c’est-à-dire un « sabir » où il y aurait une infiltration de mots portugais et français, c’est une langue étrangère et privée entre cette grand-mère et sa petite fille et Michaël.

Dans quelle langue Michaël peut-il se constituer comme sujet ? Pouvons-nous avancer que s’il y a bien opération d’aliénation dans la langue privée pour Michaël, c’est peut-être l’opération de la séparation qui est ici en échec. Car cette langue privée, transmise par la grand-mère qui a occulté le portugais, se trouve donc être une langue en dehors de toute norme, en dehors du social, n’obéissant qu’à la loi de la grand-mère, qu’à son bon vouloir. On entend bien qu’il n’y a rien qui vient l’ordonner et qu’ainsi cette langue a les caractéristiques que nous rappelle C Melman, c’est-à-dire qu’elle se dispense de la castration et du coup elle favorise l’inceste, l’indistinction des sexes, une jouissance de l’objet qu’il aurait fallu céder autrement.

Comme Michaël pouvait-il advenir en tant que sujet barré, si aucune barre ne peut être transmise de l’Autre ?

Quelques réflexions sur la question de la motricité par Nathalie Rizzo

Nathalie Rizzo, séminaire sur la clinique du bébé, ALI Provence, année 2008/2009

Je voudrais commencer par une petite vignette clinique qui me paraît venir illustrer la question que je voudrais essayer de dérouler avec vous ce soir, qui est celle de la motricité, de la fonction motrice. Comment ce champ entre en jeu au niveau de ce qu’il en est de l’émergence des processus psychiques chez le bébé. Comment peut-on articuler ce qui est de l’ordre du mouvement, de l’action qui est la mise en place du corps comme point de départ d’un déplacement, l’activité qui est érotisée, la posture qui est le support tonique sur lequel le mouvement émerge. On reviendra sur ces points, comment on peut donc articuler la posturo-motricité au champ symbolique. Quand on évoque la question de la posturo-motricité du corps ne parle-t-on pas avant tout d’image, de représentation du corps, donc du champ imaginaire ? Jean Bergès, dans le livre « Psychothérapie d’enfant et enfant en Psychanalyse », nous rappelle que le traitement des enfants est souvent saturé d’imaginaire. Comment pouvons-nous penser un nouage entre symbolique imaginaire et réel en ce qui concerne la fonction motrice ?

Lorsqu’on rencontre un bébé, on observe sa posturo-motricité, c’est-à-dire son tonus, son maintien, comment il utilise, met en mouvement son corps, ses acquisitions motrices, tient-il assis, se met-il debout avec appui. Nous pouvons donc observer et décrire la motricité par rapport à son développement, c’est-à-dire par rapport à la maturation du système nerveux. Dans le cas du petit garçon, Jordan, dont je vais vous parler, son développement moteur est normal. Ce qui là nous questionne pour lui c’est comment cette fonction fonctionne, c’est le fonctionnement en tant qu’il est pris dans la parole, c’est le sens que prend la fonction motrice et ici c’est donc plus précisément ce qui intéresse le champ de la psychomotricité. Comment Jordan est il agit par sa motricité ? Comment la fonction motrice se met-elle au service du lien, de l’interaction avec les autres, s’articule-t-elle au champ de l’Autre ?

Jean Bergès nous rappelle que notre seule perspective pour occuper une position analytique et, il me semble important de le repréciser lorsque nous travaillons ces questions, notre seule perspective donc c’est de revenir à la question du langage.

Ce n’est pas la structure constituée par la maturation du système nerveux qui nous intéresse, qui là constitue notre point de départ, la seule structure sur laquelle nous pouvons nous appuyer est celle du langage, en tant que le bébé, avant même qu’il ne naisse, est pris dans le langage. Le langage est « la structure à partir de laquelle s’organisent les inscriptions signifiantes » dit Jean Bergès.

Rappelons-nous ce que nous avions travaillé en ce qui concerne la question du corps. L’organisme en tant  que réel « devient » un « corps » du fait des inscriptions signifiantes. Ces inscriptions signifiantes venaient spécifier, pour chaque enfant, chaque parlêtre, comment la fonction, et donc ici la fonction motrice, fonctionne pour lui.

Ces remarques me semblent importantes notamment lorsqu’on travaille avec des enfants qui présentent un déficit moteur avéré. Je pense notamment à un bébé que je rencontre dans une des structures d’accueil où j’interviens qui présente une microcéphalie. Ce que nous travaillons avec l’équipe c’est comment ce bébé avec son bagage moteur, comment peut se faire une articulation entre le corps et le langage, comment la fonction même déficiente fonctionne. Il a fallu pour cela inviter l’équipe des auxiliaires à ne pas rester accrochée à la fonction mais à s’occuper du bébé en tenant compte de ce qui ne marche pas, par exemple à plus de 1 an, elle ne tenait pas assise, à 8 mois elle ne tenait pas sa tête, tout en faisant cependant l’hypothèse d’un fonctionnement cependant possible de la fonction, fonctionnement qui sera spécifique au bébé en tant que parlêtre.

Se poser la question de comment la fonction fonctionne, c’est poser la question de comment le « remue ménage » moteur du bébé, les mouvements prennent un statut autre, s’inscrivant dans une coordination motrice, passant du mouvement au geste.

Comment la fonction motrice vient-elle se faire support de l’inscription signifiante ? Ou bien, dans le cas de Jordan, nous allons le voir, comment la fonction motrice et son fonctionnement peuvent nous amener à nous poser la question d’un ratage possible de l’inscription signifiante.

Jordan est un petit garçon de bientôt 2 ans que je rencontre dans le cadre d’intervention dans une structure d’accueil petite enfance.

Il est accueilli depuis septembre dans une halte garderie où j’interviens auprès d’une équipe et, à leur demande, pour un travail d’accompagnement et de réflexion en ce qui concerne leur approche, leur prise en charge des enfants.

Lorsqu’elles m’ont sollicitée pour que j’intervienne c’était plusieurs semaines après l’arrivée à la halte de Jordan alors que la situation était devenue intenable puisque l’équipe, à ce moment-là, se demandait et est venue me demander « à quel moment doit-on renoncer à accueillir un enfant ? Quand doit-on considérer que cet enfant ne s’adaptera pas et que l’accueil n’est pas possible ? Les auxiliaires commençaient donc à perdre espoir que Jordan s’adapte à la halte et bien entendu cela ne pouvait pas se faire puisqu’elles n’arrivaient pas à anticiper que Jordan puisse s’adapter.

Les difficultés de Jordan étaient « bruyantes » pour reprendre la distinction que fait G. Crespin entre les signes de la série bruyante et ceux de la série silencieuse.

Jordan arrivait à la halte avec ses parents en criant, voire en « hurlant » de terreur, diront même les auxiliaires et cela durait presque toute la matinée. Rien ne le calmait et surtout pas qu’un adulte essaie de le consoler. Jordan refusait de participer aux temps de jeu et restait immobile ou se balançait. Le moment du repas était particulièrement difficile car il recommençait alors à hurler si une auxiliaire le « contraignait » non pas à manger mais à s’asseoir à table avec les autres enfants car telle est la « consigne » au niveau du fonctionnement de la structure. Ce moment ainsi que le goûter devenaient ingérables car aggravés par l’inquiétude des autres enfants devant les cris de Jordan et la difficulté des auxiliaires à les prendre en charge et à les endiguer.

Jordan se présentait comme un petit garçon « sérieux » pourrait-on dire, en tous cas avec un visage fermé qui n’exprime aucune autre expression, ni joie, ni tristesse, ni colère …

Il a des mimiques répétitives, il fronce les sourcils, il cligne des yeux ou alors il reste longuement le regard fixé mais on peut se demander fixé sur quoi et ce même lorsque celui-ci croise le nôtre. Jordan nous regarde t-il vraiment ? Ses parents apportent à la halte deux énormes doudous, un crocodile et un coussin que Jordan délaisse tout à fait. Quand il est assis à table, il tente de « fuir » de la chaise, et ce d’autant plus qu’un adulte s’approche de lui.

Peut-on dire, dans un premier temps, que sa motricité est acquise mais cependant qu’elle n’est pas ici au service du lien avec l’autre. G. Crespin dit que la motricité, la marche par exemple sert à aller vers l’autre. Ici, lorsque Jordan s’active c’est pour fuir le lien.

Les auxiliaires avaient mis en place, à leur insu, un fonctionnement défensif, c’est-à-dire qu’elles s’approchaient et s’occupaient le moins possible de lui car elles avaient l’impression que chacune de leurs interventions était aggravante.

Nous avons pu assez rapidement avancer ensemble sur ce qui concerne les questions d’accueil de Jordan et elles avaient pu repérer combien elles étaient dans l’évitement par rapport à Jordan et, assez rapidement, les cris de Jordan se sont calmés ; il a accepté de s’asseoir au moment du repas et du goûter, voire même de manger et, lorsqu’une auxiliaire s’approchait de lui, il ne fuyait plus même si la présence de l’autre ne le console pas pour autant cependant. Nous avions notamment réfléchi au fait que la prise en charge de l’enfant et de sa famille était difficile et lourde parce que l’enfant n’allait pas bien mais aussi parce que la situation familiale est assez catastrophique. Il me semble que lorsque l’équipe s’est sentie un peu accompagnée et entendue, elle a pu se repositionner dans l’accueil, c’est-à-dire faire l’hypothèse que la halte pouvait apporter quelque chose à Jordan, que Jordan pouvait y travailler quelque chose, quelque soit ses difficultés, ce qui a eu bien sûr des effets au niveau de Jordan et de ses parents.

L’équipe de la halte a travaillé auprès des parents dans un premier temps ce qui concernait la prise en charge de l’enfant au niveau des soins de base, c’est-à-dire l’hygiène, l’alimentation, le repos ; l’enfant n’était pas vacciné … Un accompagnement de la famille s’est mis en place auprès de la PMI.

La mère de Jordan est une jeune femme extrêmement délabrée physiquement et psychiquement. « Elle ne sait pas » ; elle ne sait pas comment s’occuper de Jordan, comment le coucher s’il ne veut pas aller au lit, comment préparer des repas équilibrés. Jordan est nourri au biberon et aux biscuits à la maison. Elle ne sait pas comment le laver s’il hurle quand elle veut lui donner le bain.

Le père de Jordan, lui, sait « tout » ; il sait qu’un enfant ça se couche tôt mais « c’est Madame qui fait n’importe quoi avec l’enfant » dit il. Il est extrêmement dévalorisant envers sa femme et peut, par exemple, lorsqu’une auxiliaire se risque à quelques remarques ou conseils au niveau d’un soin concernant Jordan, dire « mais je n’arrête pas de lui dire à elle, parce que moi je le sais, mais elle le fait pas … »

Ces échanges sont réguliers, voire journaliers, le père et la mère venant chaque jour accompagner et chercher Jordan à la halte et le père n’a de cesse de pointer l’incompétence de la mère qui, elle, la met en acte. Dans ces échanges nous pouvons cependant nous demander si Jordan y a quelque place.

J’ai rencontré Jordan dernièrement alors que je ne l’avais pas vu depuis les vacances de Noël. Son auxiliaire trouve qu’il ne va pas bien, non pas au niveau de son adaptation dans la structure, mais au niveau de ce qui peut se passer pour lui ou justement qui ne se passe pas, qui n’advient pas. Jordan a toujours le même visage fermé et sans expression, le regard fixe. Il conserve les mêmes mimiques répétitives : froncement de sourcils, clignement des yeux. Il ne parle pas, même pas quelques vocalises, il « grogne » dit l’auxiliaire et alors, que j’insiste un peu, elle finit par se rappeler que dernièrement, à l’occasion d’une sieste, elle l’a entendu faire des « dilidili … », peut-être comme s’il chantait. Lorsque je rentre dans la pièce il est assis avec les autres enfants à table ; c’est l’heure du goûter. Il cligne des yeux puis met ses mains devant ses yeux. Je dis bonjour aux enfants puis à chaque enfant, commentant ce qu’ils me montrent … je commente le clignement des yeux et le fait que Jordan mette ses mains devant ses yeux en proposant que peut-être il joue à « coucou caché » avec ses mains sur les yeux. Mais il continue les mêmes mouvements sans qu’il se passe quelque chose, sans qu’aucune interaction ne se produise. L’auxiliaire me confirme que ces mouvements sont systématiquement au moment du repas et du goûter. Les enfants ensuite vont dans la salle de jeux et un petit groupe d’enfants très actif court en atterrissant sur un tapis de sol. Jordan court également ou peut-être pourrait-on dire plus exactement se déplace en courant dans l’espace sans jamais s’associer aux déplacements des autres enfants. Ce sont les autres qui l’évitent. Il traverse l’espace sans but, dans n’importe quel sens avec pour seule ponctuation des arrêts devant un miroir. Il se colle alors au miroir, se balance, fait quelques moulinets avec ses mains, sourit, se regarde fixement, puis il se décolle du miroir et recommence à se déplacer. Devant le miroir il ne se retournera pas une seule fois spontanément, ne se retournera pas non plus si on l’appelle. Il ne répond d’ailleurs pas à son prénom. Il ne croisera pas non plus mon regard alors que je vais le rejoindre et que je suis dans le champ du miroir. Jean Bergès dans un texte de son ouvrage « Le corps dans la neurologie » dit que « le retournement de l’enfant qui cherche confiance dans le regard de sa mère, de ce qu’il voit dans le miroir, est la preuve de l’émergence du sujet. »

Jordan, lui, reste collé à l’image, souriant parfois, se collant au miroir, la bouche bavant contre le support. L’auxiliaire me dira alors que c’est sa principale « activité », activité à mettre entre guillemets car justement ici nous ne pouvons pas parler d’activité.

L’activité est un moment essentiel qui témoigne de l’interaction de la mère et l’enfant. Il s’agit ici de la mise en place du corps dans la motricité. Ce n’est plus l’organisme qui bouge mais un corps habité par une gestuelle articulée au désir de la mère. C’est en ceci qu’elle est nécessairement érotisée. Il faut donc du tiers entre la mère et l’enfant, de la parole. L’enfant en activité témoigne que la mère peut laisser agir son enfant, qu’elle peut se laisser déborder par lui, le quitter des yeux, qu’elle n’est pas seulement dans un prolongement du corps à corps, c’est-à-dire qu’elle renonce à une jouissance autre contre un jeu phallique avec son enfant, qu’elle fait l’hypothèse que cette activité a un sens.

Jean Bergès écrit « l’activité de l’enfant est la mise en place de l’hypothèse d’un savoir que sa mère lui apporte et elle est libidinalisée dans la mesure où elle est nouée au désir de la mère qui relance sans cesse ».

Lorsque la mère fait l’hypothèse d’un savoir chez son enfant, elle fait l’hypothèse qu’il peut lui demander quelque chose. La mère attend de la demande de son enfant qu’elle vienne chatouiller son propre désir de mère, la demande provoque ainsi la relance, celle-ci est dynamisée par la motricité de l’enfant. Nous avons là le déplacement de la dialectique entre l’enfant et la mère sur le versant moteur. Qu’en est-il entre Jordan et sa mère ?

La mère de Jordan peut-elle faire l’hypothèse d’une demande chez son enfant ? cette mère est extrêmement déprimée. Elle acquiesce en permanence et colle au dire de l’autre. Parfois elle tente de « dire » quelque chose mais alors le père réduit cette tentative à néant, lui coupant la parole et occupant tout l’espace de l’échange.

Quand Jordan ébauche un mouvement la mère le relève en nommant l’action. S’il sourit elle dit « il sourit », s’il va quelque part elle dit « il marche ». Les mouvements de Jordan restent des mouvements et ne lui disent rien à elle. Il sourit mais ne lui sourit pas, il marche mais ne va pas quelque part. Les mouvements ne prennent donc pas sens, ne s’inscrivent pas dans une dialectique entre elle et son enfant.

Jean Bergès dit que la posturo motricité est articulée à la demande.

Dans un premier temps, temps où la mère fonctionne à la place de son enfant du fait de l’immaturité et de la dépendance du bébé pour ses besoins vitaux, dans ce premier temps, la mère est miroir pour l’enfant. Il y a donc une prise en charge de la fonction motrice par la mère au même titre que les autres fonctions. La mère accompagne la posture de l’enfant, la suscite, la prévient, elle tient compte du mouvement de l’enfant sur lequel elle guide le sien propre. Il y a accord entre le corps de l’enfant et celui de la mère, un accord qui n’est pas de l’ordre d’une harmonie mais de l’ordre d’une dialectique engagée entre eux. On dit que la mère est miroir de son bébé. Rappelons ici l’extraordinaire potentiel moteur du bébé. Dès la naissance un nouveau-né reposé et repu peut mettre en place des imitations c’est-à-dire des comportements volontaires et coordonnés spécifiquement adaptés pour se moduler aux expressions d’intérêt de la mère. Par exemple tirer la langue, bouger un ou deux doigts, mains en l’air ….

Ce potentiel témoigne de l’appétence symbolique du nouveau-né. Ce temps où la mère est miroir est le temps de l’ajustement corporel réciproque, c’est-à-dire comment le bébé est porté par la mère (porté au niveau du handling qui concerne la manipulation du bébé et du holding qui concerne comment l’enfant est porté psychiquement par la mère si on reprend les travaux de Winnicot).

L’ajustement corporel concerne l’ensemble des jeux corporels interactifs entre l’enfant et sa mère, on peut décrire une interaction entre les postures et le tonus musculaire de chacun. Ajuriaguerra parle de « dialogue tonique ». La détente corporelle globale ou partielle ou le retentissement localisé ou généralisé affecte chacun des partenaires. C’est ainsi que lorsqu’un bébé ne se blottit pas, se raidit, cela affecte la posture de la mère qui souvent est raide et ne sait pas comment prendre ce bébé qui se raidit d’autant plus. Au niveau de cet ajustement corporel on peut poser la question de comment le bébé vient répondre à l’anticipation de sa mère et relancer son désir à elle. Comment elle est miroir ? Quelles sont les conditions nécessaires et suffisantes pour que la mère puisse occuper cette fonction ?

Jean Bergès répond à cette question ainsi: pour que la mère fasse miroir, il faut qu’elle ait un corps, c’est-à-dire qu’il faut que son corps soit pris dans une inscription signifiante, qu’il soit interrogatif, anticipateur et non pas mécanique ou affirmatif. Etre miroir c’est cela l’interrogation du mouvement qui suscite ce que nous avons décrit plus haut, c’est-à-dire la demande qui elle-même entraîne la relance…

Cependant les bébés ne présentent pas tous la même compétence motrice, on peut dire que certains vont être plus « compétents » que d’autres. Certains nouveau-nés par exemple tiennent leur tête dès la naissance. Ces mêmes bébés souvent développent leur compétence motrice assez rapidement et présentent une autonomie mais aussi une qualité d’interaction avec l’autre évidente.

Il me semble que nous avons ici le témoignage de la mise en place de la fonction phallique dans ce qu’elle a de régulation, coordination, mise en place de la fonction phallique à partir du désir des parents. Je me rappelle d’un bébé de six mois extrêmement doué et épanoui au niveau moteur, bébé souriant, tonique, sollicitant l’autre. Son père venait le chercher et l’invitait à venir le rejoindre alors qu’il ne savait pas encore marcher à quatre pattes. Puis il s’intéressait à la journée de son fils mais pas seulement au niveau des besoins. Il demandait « alors quelle activité a-t-il fait ? » « Avec qui tu t’es amusé ? », anticipant le fonctionnement à venir de son bébé.

Nous avons ici le témoignage de l’articulation de l’imaginaire du corps au symbolique grâce à la parole de l’Autre.

Ici, c’est à un corps qui tient que nous avons à faire, un corps qui tient non pas seulement avec l’image mais avec les mots, les paroles de reconnaissance de l’Autre qui permettent l’accrochage au symbolique de ce qui se présente comme imaginaire.

Le bébé devant le miroir fait la découverte de sa propre image et jubile, c’est-à-dire qu’il réagit à son image par des mouvements désordonnés. Qu’a-t-il donc découvert dans le miroir si ce n’est une intuition anticipée de sa complétude ? Il y a un décalage car cette intuition est anticipée sur sa motricité, sa posture, son attitude, sur le fait qu’il puisse marcher, courir.

Le stade du miroir intéresse l’enfant, le corps de l’enfant en tant qu’il est animé par celui de la mère.

La mère parce qu’elle fait une hypothèse par rapport à son enfant, parce qu’il y a un décollement par rapport aux besoins, mais aussi à l’image : il n’est pas une image, « sage comme une image » dit-on, parce qu’elle peut se poser la question du dépassement même de la part de l’enfant de l’image qu’elle a de lui, ceci anime donc la dialectique entre elle et son enfant. L’enfant n’est pas bloqué dans le canal visuel de sa mère, canal qui est de l’ordre de l’imaginaire. Il va pouvoir produire des mouvements désordonnés devant le miroir qu’est sa mère.

Remarquons qu’il me semble ici qu’on entend bien en quoi le stade du miroir ne nécessite pas forcément un vrai miroir. Le premier miroir de l’enfant c’est sa mère dans laquelle il se mire. Qu’en est-il pour Jordan ? Jordan, devant le miroir ne produit pas de mouvement désordonné. Certes il peut sourire et faire quelques marionnettes avec les mains mais dans un collage à l’image réelle du miroir.

Jean Bergès écrit que les mouvements désordonnés de l’enfant dans sa découverte de son image dans le miroir peuvent être considérés comme « des objets circulant comme un cadre autour de l’image, ces objets ne sont pas spécularisables. Ils n’appartiennent pas à l’image réelle du miroir, ces mouvements ne sont pas vus dans le miroir ».

« Ce cadre du miroir a le tranchant du signifiant » dit Jean Bergès dans son livre sur «  psychose autisme et défaillance cognitive. Il est constitué par la parole de la mère, c’est-à-dire le fait qu’elle nomme son enfant, qu’elle fasse des hypothèses sur ce qu’il lui demande, qu’elle transitive, cette parole de la mère est elle-même articulée à la posturo motricité désordonnée de l’enfant. Quand la mère transitive, que fait-elle ? Elle engage un processus, c’est-à-dire qu’elle fait cette hypothèse d’un savoir chez son enfant, savoir autour duquel l’adresse de la mère tourne et aussi lui revient sous la forme d’une demande.

Ainsi cette demande qu’elle attribue à son enfant, la mère la suppose comme une identification de son enfant à son discours à elle.

Cette dialectique c’est celle que nous essayons de travailler depuis plusieurs séances. Cette dialectique permet l’introduction au symbole. Le corps est un réceptacle, un lieu de recel par lequel le monde pour l’enfant prend forme et consistance.

La mère, par ce processus, fait un coup de force car elle inscrit le corps non seulement comme corps imaginaire, mais comme corps de signifiants. Elle oblige l’enfant à tenir compte des affects qu’elle nomme, elle le contraint à limiter, à réguler son activité qui prend alors sens.

Jean Bergès, dans son ouvrage sur le transitivisme, écrit : « le coup de force est un coup forçant l’enfant au nouage borroméen ».

Le père de Jordan remplit son discours d’évidence « un enfant ça ne se quitte pas des yeux » ; puis il se tourne vers la mère de Jordan et ajoute « c’est ce que je lui dis tout le temps, ne le quitte pas des yeux ! », ou bien : « un enfant ça comprend rien, il faut s’en occuper tout le temps » et là encore il se tourne vers sa femme et celle ci acquiesce : « mais c’est ce que je fais ! » mais cependant ça tombe dans le vide en quelque sorte. Obéirait-elle à l’injonction du père de Jordan sans s’y engager cependant en tant que sujet, d’une façon mécanique ?

Elle a, à un moment, envisagé de chercher du travail, ce qui me paraissait être plutôt intéressant pour elle et pour Jordan mais son mari lui a vite rappelé qu’elle n’en aurait ni les moyens physiques ni intellectuels.

Entre une mère aimante mais peut-être dans l’incapacité d’occuper une place d’Autre et un père très invasif « qui sait tout », « je sais comment j’étais enfant, de quoi j’avais besoin, donc je sais de quoi Jordan a besoin », logique irréfutable mais inquiétante, comment quelque chose du sujet peut émerger pour Jordan ?

L’enfant, au moment du stade du miroir, se distingue de ce qui l’entoure. Il doit faire un deuil, celui de tout ce qui le voyait et le regardait de partout, c’est-à-dire de celui qui occupe une place d’Autre. Mais comment Jordan peut-il faire ce deuil si le père ne renonce pas à être tout ? A être Jordan. Le père occuperait-il une position d’Autre non barré ?

Comment quelque chose peut-il alors venir faire limite ? Jean Bergès écrit dans Psychose, autisme et défaillance cognitive « le cadre n’est pas constitué chez le psychotique par ces mouvements, objet qui circulent entre la mère au lieu de l’Autre et l’enfant mais par du besoin de bouger, c’est-à-dire par rien qui ne fasse limite ».

Pas de signifiant auquel s’ordonner, la motricité reste alors imaginaire. Jordan ne présente pas de jubilation, de mouvement désordonné devant le miroir, peut-être aussi n’y a-t-il pas de limite non plus et ce qui en témoigne c’est le collage, collage au visage de sa mère, collage au miroir.

Notons qu’il peut aussi passer de longs moments à ouvrir et fermer des portes de façon répétitive. Jean Bergès écrit (Psychose, autisme) « parce qu’il n’est pas lui-même spécularisable, l’objet rend possible l’image et en particulier l’image spéculaire, lorsqu’il origine une fonction phallique, telle que la relation de l’enfant à sa mère, est non seulement ternarisée mais permet par sa ternarisation l’accès à ce quart terme qu’est le discours paternel et sa fonction ».

Tout ceci me semble bien abimé en ce qui concerne Jordan. La fonction phallique vient donc réguler, tempérer la motricité, faire limite. Elle intéresse la fonction motrice en tant qu’elle se coordonne, l’axe du corps support du visuel et de l’auditif, le tonus corps.

Ce qui fait tenir le corps c’est la loi phallique ordonnée par le langage. Par l’intermédiaire de cette inscription l’enfant se trouve introduit au symbolique. Peut-être est-ce ce qui rate pour Jordan.

 

Le traitement du cancer chez l’enfant : de la parole au choix – Thèse d’anthropologie par Marie Bonnet

POUR UNE ANTHROPOLOGIE LACANIENNE.

Décembre 2008
Analyse anthropologique et écoute psychanalytique à partir d’une étude de terrain de 30 mois (2004-2007) dans un service hospitalier d’oncopédiatrie universitaire à Marseille du Professeur Jean-Louis BERNARD. Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales. Thèse dirigée par Monsieur Yannick Jaffré, anthropologue, directeur de recherche au CNRS.

Vous pouvez télécharger la thèse Marie Bonnet sur le site du Comité de protection des personnes Sud-Méditerranée II.

Au cours des trente dernières années, l’oncopédiatrie a été marquée par d’importants progrès médicaux mais aussi par une plus grande autonomie octroyée à l’enfant malade. Cette évolution s’inscrit dans un contexte de montée en puissance des droits de l’enfant, mais aussi d’influence rétroactive de la psychanalyse sur les pratiques soignantes, et d’une attention accrue aux questions éthiques soulevées par l’inclusion des enfants dans des essais cliniques. Ainsi, l’évolution de la place de l’enfant dans la société trouve sa traduction dans le discours et les pratiques biomédicales. C’est cette place de l’enfant gravement malade à l’hôpital que cette thèse vient questionner.
Le fil de lecture, tiré de l’enquête de terrain et guidé par la recherche de la parole de l’enfant, a été tissé au gré de la progression de l’enfant dans sa trajectoire de malade. L’étude a été menée à partir d’une observation participante dans le service d’oncologie pédiatrique de l’hôpital d’enfants de la Timone à Marseille, mais aussi à partir d’un travail spécifique avec d’anciens patients, ou par l’étude de blogs de mamans d’enfants soignés à la Timone.
Le travail présenté est avant tout un témoignage des situations difficiles vécues dans un tel service par les enfants gravement malades, leurs parents et les soignants. Par l’approche interdisciplinaire qui a été privilégiée, le travail a pris une dimension d’anthropologie clinique générant par lui-même des effets. Au moyen de ce que la psychanalyse nomme le transfert, les données inconscientes ou refoulées par les personnes ethnographiées ont été parties prenantes de ce travail.
La thèse vient confirmer l’efficacité symbolique du pouvoir de nomination dont le médecin est investi dans les premières phases de la maladie. Toutefois, pour atténuer la brutalité de l’annonce du cancer, les acteurs usent les uns envers les autres de formes d’évitement discursif, comme gage de stabilité de l’organisation des relations.
La thèse propose ensuite une lecture du soin comme métonymie de la maladie. L’enfant se conçoit malade du moment où il est soigné. En outre, la manière dont les soins sont pratiqués et vécus va constituer la mémoire de l’enfant sur sa maladie. C’est par exemple dans la prise en charge de la douleur, et notamment par la forme de narration associée aux « bonshommes douleurs », que les soignants nouent avec les enfants des relations de confiance. La ritualisation des soins institue pour sa part une fonction de contenance pour l’enfant malade et facilite sa progression dans sa trajectoire.
Dans ce contexte, le fait de conférer à l’enfant une autonomie déléguée, au moyen d’une participation aux choix thérapeutiques, vient le confronter à des choix impossibles. On voit alors apparaître des situations de « double bind », ou des figures de « nourrissons savants » qui constituent autant d’artefacts susceptibles d’altérer les éléments de contenance évoqués précédemment. Si le soin fait métonymie de la maladie, devoir choisir entre deux traitements, n’est-ce pas devoir choisir entre deux maladies ? Ainsi, la lecture sur le terrain des effets des nouvelles pratiques vient mettre en lumière un paradoxe : la recherche trop poussée d’autonomie déléguée peut mettre l’enfant dans une situation de plus grande vulnérabilité.
En revanche, la parole adressée à l’enfant sur la maladie apparaît plus fructueuse si elle vise à alimenter sa narrativité, immédiate ou différée. Des cas cliniques illustrent le travail réalisé avec des patients guéris devenus adultes. Le corps est affecté par le langage, par « les mots qui n’entrent pas dans la tête » et qui font maladie psychique quand la maladie biologique semble pourtant vaincue. Par contraste, ces signifiants qui n’ont pas été donnés, conduisent l’enfant devenu adulte à les chercher pour les intégrer dans une narrativité. La narration effectuée par ces adultes auprès de l’anthropologue a aidé à la recomposition de leur identité. Ainsi, le dialogue noué entre l’ancien patient et l’anthropologue a acquis une dimension clinique : le travail de mise en mots, fonctionnant comme une relecture de la trajectoire, a été riche en effets de sens et de liens.
La conclusion de cette thèse ouvre sur un questionnement méthodologique. Etre psychanalyste en même temps qu’anthropologue est-il un mode d’enclicage comme un autre ? En démontrant que l’approfondissement des rapports en dyades avec les sujets ethnographiés ne fait pas obstacle à la triangulation de l’information et à la compréhension des interactions, la thèse donne aussi à entendre ce qui peut en être d’une anthropologie lacanienne.

Et dans la psychose… le désir par Bernard Moullé

En cette rentrée de 2005, comme nous discutions à l’Ecole de Nancy du programme des séminaires publics pour cette année, je me suis aperçu qu’à propos du désir qui était le thème des interventions déjà présentées ou en gestation, il n’était pas question de la psychose. Alors, bêtement j’ai posé cette question « Qu’en est-il du désir dans la psychose ? »
Et j’ai essayé de me mettre au travail …
Je me suis aperçu alors que dans les présentations de malades auxquelles je participe depuis 13 ans, chaque mois à Paris, ce n’était pas en terme de désir qu’était élaboré le trait du cas.
Pourtant c’est en terme de fantasme et de désir que Freud aborde la question de la paranoïa.
Nous allons le suivre dans le commentaire qu’il fait de Schreber où il part de l’homosexualité et du narcissisme. Mais il s’attache essentiellement à différencier Névrose et Psychose et à faire ressortir le trait distinctif de la paranoïa qui tient au mécanisme de formation des symptômes. Ce mécanisme fait intervenir :
– la projection
– le refoulement
– le délire
Tout au long de son œuvre, Freud en inventeur de la psychanalyse, a posé des questions qu’il a laissées ouvertes. C’est ce que Lacan appelle des « pierres d’attente».
A partir de la grammaire freudienne du délire, Lacan va démontrer qu’il s’agit là d’une aliénation verbale. Puis il va situer la régression narcissique comme relation spéculaire et replacer le délire dans le circuit de la parole (Schéma L). Il continue d’autre part à suivre son fil qui est celui du signifiant. Partant de la parole du psychotique il démontre qu’il s’agit dans le délire de la décomposition de la fonction du langage.
Une autre pierre d’attente est la Ververfung freudienne que Lacan traduit par forclusion dont il fait le mécanisme distinctif de la psychose. Ce qui est forclos est un signifiant dont l’absence affecte tout le système signifiant. Cette absence se mesure à des effets bien précis que la clinique nous enseigne.
Nous terminerons sur ce que nous en livre Marcel Czermak et qu’il appelle la« déspécification des pulsions. »

Pour Freud (1) la cause occasionnelle de la maladie de Schreber fut une poussée de libido homosexuelle portée dès l’origine sur Flechsig, son médecin bienfaiteur qui l’avait guéri huit ans plus tôt. La lutte contre cette pulsion libidinale produisit le conflit générateur des phénomènes morbides. Mais pourquoi cette explosion se produit-elle après sa nomination comme président de la Cour d’Appel de Dresde ?
Freud s’il pose la question ne peut y répondre en l’absence de données biographiques plus précises. Il évoque la frustration de Schreber de n’avoir pas eu l’enfant désiré et sa crainte de voir sa lignée s’éteindre, ce qui aurait pu favoriser son fantasme d’être une femme, le replaçant par régression dans l’attitude féminine qu’il avait eue envers sons père dans ses premières années.
Mais ce complexe paternel n’est pas caractéristique de la paranoïa pour Freud. Le trait distinctif de la paranoïa est à rechercher dans la forme particulière que revêtent les symptômes. Cette forme tient au mécanisme qui les constitue :
« Ce qui est essentiellement paranoïaque dans ce cas c’est que le malade pour se défendre d’un fantasme de désir homosexuel, ait réagi précisément au moyen d’un délire de persécution de cet ordre. » (2)
Freud a constaté avec surprise par l’expérience de nombreux cas de paranoïaques rapportés par Jung et Ferenczi que « dans tous ces cas, la défense contre un désir homosexuel était au centre même du conflit morbide. » (2) Ce n’était pas ce que Freud attendait car « l’étiologie sexuelle n’est justement pas du tout évidente dans la paranoïa. » (2) Seule domine une frustration sociale. Mais à y regarder de plus prés ce qui blesse est lié aux composantes homosexuelles de la vie affective. Le délire met régulièrement en lumière la relation entre vie sociale et désir érotique.

Le Narcissisme.
Freud intègre ces données dans ses dernières théorisations, notamment celle du narcissisme qu’il situe entre l’auto-érotisme et l’amour objectal et définit ainsi :
« L’individu en voie de développement rassemble en une unité ses instincts sexuels qui, jusqu’à là, agissaient sur le mode auto-érotique, afin de conquérir un objet d’amour, et il se prend d’abord lui-même, il prend son propre corps, pour objet d’amour avant de passer au choix objectal d’une autre personne. » (3)
Sur le corps propre, ce seraient les organes sexuels qui exerceraient l’attrait primordial. Ainsi l’étape suivante conduit au choix d’objet doté des mêmes organes génitaux. Vient ensuite le choix d’objet hétérosexuel. Ces aspirations homosexuelles que l’on trouve au cours de ce processus se retrouvent ensuite employées à étayer les instincts sociaux. Les frustrations ou bien une intensification de la libido peut l’amener à revenir à des stades antérieurs de fixation.

Mécanisme de formation du symptôme.
Au centre de ce mécanisme Freud met la projection qu’il définit ainsi :
« Une perception interne est réprimée et, en son lieu et place, son contenu, après avoir subi une certaine déformation parvient au conscient sous forme de perception venant de l’extérieur. » (4)
Vous entendez qu’il n’y a aucunement une projection de l’intérieur vers l’extérieur. Freud le précise plus loin avec cette formule essentielle :
« Il n’était pas juste de dire que le sentiment réprimé au-dedans fût projeté au-dehors ; on devrait plutôt dire : « ce qui a été aboli au-dedans revient du dehors. » (5)
En 1924 dans « La perte de réalité dans la névrose et la psychose » Freud articule deux phases dans la névrose et la psychose. Pour la psychose dans le premier le moi se coupe de la réalité, dans le second il reconstruit une nouvelle réalité. A propos de Schreber il distingue deux moments : le refoulement et le délire qui correspondent à ces deux phases.
Deux phases :
1) Refoulement.
Par refoulement la libido se détache de personnes ou de choses auparavant aimées. Le point de fixation se trouve au stade du narcissisme. La régression parcourt le chemin qui va de l’homosexualité sublimée au narcissisme.
Dans « Névrose et Psychose », en 1924, Freud propose de trouver une alternative au terme de refoulement : « quel peut-être le mécanisme, analogue à un refoulement, par lequel le moi se détache du monde extérieur? » (6)
Il y a là, comme dans ce qui a été cité plus haut au sujet de la projection, ce que Lacan a appelé des « pierres d’attente chez Freud » qu’il saura utiliser.

2) Le Délire.
Freud le dit clairement : la formation du délire est une tentative de guérison, une reconstruction. Le processus de guérison supprime le refoulement et ramène la libido aux personnes même qu’il avait délaissées. Il s’accomplit par la voie de la projection.
L’hypothèse de Freud fait du fantasme de désir homosexuel : « aimer un homme » le centre du conflit dans la paranoïa de l’homme.
Il note qu’il est curieux de constater que « les principales formes connues de paranoïa puissent toutes se ramener à des façons diverses de contredire une proposition unique :
« Moi (un homme) je l’aime (lui, un homme) » ; bien plus, qu’ elles épuisent toutes les manières possibles de formuler cette contradiction. » (7)
La phrase : « Je l’aime (lui, l’homme) » est contredite par :

a) le délire de persécution qui proclame très haut :
« Je ne l’aime pas, je le hais. »
Pour le paranoïaque cette contradiction ne peut devenir consciente sous cette forme. Pourquoi ? Et là, Freud pointe un des caractères fondamentaux de la paranoïa :
C’est que « le mécanisme de la formation des symptômes dans la paranoïa exige que les sentiments, la perception intérieurs, soient remplacés par une perception venant de l’extérieur. » Nous avons là les bases de la xénopathie.
Par « projection » « je le hais » se transforme en « il me hait. » Le sentiment interne qui est à l’origine apparaît comme conséquence d’une perception extérieure :
« Je ne l’aime pas, je le hais, parce qu’il me persécute. »
Ce persécuteur était auparavant un homme aimé.

b) l’érotomanie
« Ce n’est pas lui que j’aime, c’est elle que j’aime. »
La nécessité de la projection transforme cette proposition :
« Je m’en aperçois, elle m’aime. »
L’érotomanie part de la perception venue de l’extérieur : « elle m’aime. »
« Ce n’est pas lui que j’aime, c’est elle que j’aime parce qu’elle m’aime »

c) Le délire de jalousie.
Chez l’homme : « Ce n’est pas moi qui aime l’homme, c’est elle qui l’aime. »
Il soupçonne la femme d’aimer tous les hommes qu’il est lui-même tenté d’aimer. La projection n’est pas nécessaire puisque le changement de sujet fait que la perception intérieure est remplacée par une perception extérieure.
Chez la femme : « Ce n’est pas moi qui aime les femmes. C’est lui qui les aime. »
Freud rajoute qu’à une proposition qui comprend trois termes on pourrait croire qu’il n’y a que trois manières de la contredire : « Le délire de jalousie contredit le sujet, le délire de persécution le verbe, l’érotomanie l’objet. » (8) Mais il y en a une quatrième qui rejette entièrement cette proposition :
« Je n’aime pas du tout. Je n’aime personne. » C’est identique à : « Je n’aime que moi. » Ce qui donne le délire des grandeurs.

Lacan : l’aliénation verbale.
Lacan dans le séminaire III aborde la question du délire comme il apparaît, c’est-à-dire comme une parole. Comme telle elle est à situer à partir des quatre lieux du schéma L (S, A, a, á ).
En reprenant les propositions Freudiennes sur la constitution des délires paranoïaques, Lacan fait semble-t-il un lapsus (les différentes versions donnent la même chose sauf celle de J.A. Miller) :
« Cette distinction de l’Autre avec un A de l’autre avec un a, c’est dans cet écart, c’est dans l’angle ouvert de ces deux relations que toute la dialectique du désir doit être située, car la question est :

1)     « est-ce que le sujet vous parle ?
2)     de quoi parle-t-il ? » (9)

Le sujet psychotique parle de quelque chose qui lui parle. La structure de cet être qui parle au sujet et dont le sujet témoigne est ce dont il s’agit dans la paranoïa. L’aliénation dans la psychose est à un autre niveau que l’aliénation imaginaire habituelle, il ne s’agit pas simplement d’identification.
La structure de cet être qui parle au sujet c’est le S tel que l’analyse l’entend, cet inconscient qui parle dans le sujet au-delà du sujet et même quand le sujet ne le sait pas ; ça en dit plus qu’il ne croit. C’est un S + .
Mais ça ne suffit pas pour caractériser la psychose. Comment ça parle, quelle est la structure du discours paranoïaque ?
C’est pour répondre à cette question que Lacan reprend les hypothèses de Freud mais il le fait en situant le message, son auteur et son porteur et le lieu du code (A).
Au niveau du message la proposition « je l’aime » revient au S en tant que signification selon les trois formes du délire apportées par Freud c’est-à-dire selon trois formes d’aliénation à l’autre dans le délire.
Lacan part du délire de jalousie : « c’est elle qui l’aime ». On fait porter le message par un autre, par un petit autre : c’est l’ego qui parle par l’alter ego qui dans l’intervalle a changé de sexe. C’est une aliénation invertie.
Il ne s’agit pas d’une projection comme celle, névrotique que l’on retrouve dans la jalousie ordinaire et qui consiste à imputer à l’autre ses propres désirs d’infidélité. Freud a bien fait la différence.
Ce n’est pas le même mécanisme que celui-là, psychotique, où c’est l’alter ego auquel le sujet délirant s’est identifié par une aliénation invertie, c’est-à-dire sa propre femme (par exemple), que ce sujet délirant fait la messagère de ses sentiments à l’endroit, non pas même d’un autre homme, mais d’un nombre d’hommes indéfini, car le délire de jalousie est indéfiniment répétable.
Dans le cas du délire d’érotomanie (« ce n’est pas lui que j’aime, c’est elle qui m’aime ») c’est une aliénation divertie car un certain message parvient mais ce n’est plus à celui auquel il s’était adressé que le délirant érotomane s’adresse. Cette aliénation divertie du message s’accompagne d’une dépersonnalisation de l’autre, d’un « autre tellement dépersonnalisé qu’il est grandi aux dimensions même du monde. »
Dans le délire de persécution c’est beaucoup plus proche de la dénégation. C’est une aliénation convertie : l’amour est devenu haine. L’altération profonde de tout le système de l’autre : sa démultiplication, le caractère extensif en réseau des interprétations sur le monde, montre la perturbation proprement imaginaire portée à son maximum.
Lacan repère donc le délire en distinguant quatre places dans le circuit de la parole (Schéma L) :

S:      le sujet qui parle qu’il le sache ou non.
á:       le petit autre imaginaire, l’autre en tant que le sujet est avec lui dans la relation imaginaire et que cet autre est à la racine, la base de
a :      son moi individuel.
A:      l’Autre avec un grand A

C’est de ce lieu que le sujet reçoit son message sous forme inversée.
Le message du sujet : « Tu es mon maître » est une nomination qui reconnaît et institue l’Autre absolu.
Le sujet, S s’entend le dire en a.
En retour il s’y fait reconnaître en recevant cette réponse en S (elle est constituée en A) :
« Je suis ton élève. »

C’est à partir de la distinction de ces quatre places que l’on peut commencer à faire la différence entre névrose et psychose.
« Je viens de chez le charcutier »
C’est une présentation de Lacan : un délire à deux. Une fille et sa mère se font hospitaliser en même temps. La fille en sortant de chez elle, dans le couloir, rencontre ce « vilain homme marié » qui était l’amant de sa voisine. Elle se plaint qu’il lui a dit un gros mot, mais ce gros mot, elle ne veut pas le répéter. Elle avoue cependant qu’elle a dit quelque chose : « Je viens de chez le charcutier. » Il aurait dit « Truie. » Elle entend là son message. C’est bien son propre message mais non pas reçu sous forme inversée.
Lacan fait remarquer que certains malades qui se plaignent d’hallucinations auditives faisaient manifestement des mouvements de la gorge et des lèvres, c’est-à-dire les articulaient eux-mêmes.
« Truie » a été entendu dans le réel. Qui parle ? C’est la réalité constituée, selon la remarque précédente, de sensations et de perceptions. Quand l’Autre parle ce n’est pas simplement l’autre de la réalité, l’individu qui articule. L’Autre est au-delà de cette réalité.
Quand une marionnette parle, ce n’est pas elle qui parle, c’est quelqu’un derrière. La patiente ne dit pas que c’est quelqu’un d’autre derrière le personnage du voisin qui parle : elle en reçoit sa propre parole, mais non pas inversée. Sa propre parole est dans l’autre qui est elle-même, le petit autre, son reflet dans le miroir, son semblable. « Truie » est donné du tac au tac.
Que la parole s’exprime dans le réel, veut dire qu’elle s’exprime dans la marionnette. Il n’y pas d’Autre au-delà du partenaire.

Schéma L :    á : le monsieur dans le couloir
A : pas de A
a : ce qui dit « je viens de chez le charcutier »
S : c’est de S que l’on dit : « Je viens de chez le charcutier »
a (la patiente qui parle) reçoit son message de á. Ce qu’elle dit concerne cet au-delà qu’elle est elle-même en tant que S et dont elle ne peut parler que par allusion.
Il n’y a que deux façons de parler de S :
-Soit de s’adresser à A et d’en recevoir le message sous forme inversée
-Soit d’indiquer son existence sous la forme de l’allusion.
Elle est paranoïaque en tant que A est exclu. Dans le délire, A étant exclu, tout ce qui concerne le sujet est réellement dit au lieu de l’autre. Le circuit se ferme donc sur les deux petits autres qui sont la marionnette en face d’elle, qui parle et dans laquelle résonne son message à elle, et elle-même qui, en tant que moi, est toujours un autre et parle par allusion.
Elle ne sait pas ce qu’elle en dit. Elle ne sait pas qu’elle dit, que c’est un cochon découpé qui vient de chez le charcutier. A cet autre à qui elle parle, elle dit :
« Moi la truie, je viens de chez le charcutier. Je suis déjà disjointe, corps morcelé, délirante et mon monde s’en va en morceaux comme moi-même. » (10)
Qui a parlé en premier ? C’est « Truie » qui conditionne « Je viens de chez le charcutier. » Ce n’est plus l’allocution « Je viens de chez le charcutier » qui serait articulée et construite comme la réponse à un message venu de l’Autre (comme nous l’avons vu pour la parole pleine). Depuis le petit autre, c’est au contraire « la réponse (« Truie ») qui présuppose et induit tout à la fois l’allocution. » ( selon Joël Dor) (11)

Régression narcissique.
Ce à quoi se limite le circuit de la parole dans le délire c’est ce circuit imaginaire que Lacan a caractérisé comme relation spéculaire.
La régression narcissique de la libido que Freud situe comme première phase de la psychose n’est pas à comprendre dans le registre chronologique. Pour Lacan elle est topique et consiste en cette relation imaginaire, source de la tension agressive qui serait sans issue si ne s’y superposait un ordre symbolique, un ordre de la parole, celui de ce qui s’appelle le père, non pas le géniteur mais le nom du père.
La régression narcissique de la libido provoque un changement de plan dans le délire :
« Le désir qui avait à se faire reconnaître se situe sur un plan très fondamentalement changé par rapport à ce qu’il s’agit de reconnaître, il y a transfert de plan. »
« Le retrait de la libido des objets représente une désobjectalisation de ce qui va se présenter dans le délire. »
Dans la névrose le retour du refoulé se fait au lieu même où il a été refoulé (dans le symbolique) mais sous un masque : le désir refoulé, nous dit Freud se fait représenter par un substitut qui s’impose au moi par le retour du compromis, dans le symptôme. ( Névrose et Psychose). Ce compromis Lacan l’appelle duplicité du signifiant : un conflit passé inconscient est le signifiant dont le signifié est le conflit actuel.
Dans la psychose, le désir refoulé fait retour mais ailleurs, dans un autre lieu, transcrit dans un autre registre, le registre imaginaire, mais sans masque. Il est exclu du compromis symbolisant de la névrose et se traduit par un déchaînement imaginaire. Le désir est lisible mais sans issue. Nous l’avons aperçu dans l’exemple précédent (et nous y reviendrons pour conclure).
Mais cette différence entre névrose et psychose n’est pas suffisante car la psychose n’est pas simplement le développement d’un rapport imaginaire au monde.
Lacan propose de la situer au niveau de l’aliénation verbale et c’est la parole du psychotique qui nous l’enseigne.
D’abord, le sujet psychotique dit qu’il y a de la signification. Il ne sait pas laquelle, mais elle vient au premier plan, elle s’impose à lui. Cependant elle ne renvoie à rien si ce n’est à une signification essentielle par laquelle le sujet est concerné.
Le langage délirant a une saveur particulière. Certains mots prennent une densité qui se retrouve parfois dans la forme même du signifiant : néologisme (par exemple « galopiner »).
Schreber cite des mots clés originaux dits par les rayons divins : « adjonction de nerfs. » Ce sont des mots pleins qui se différencient pour Schreber lui-même des mots du langage commun. Il les écrit entre guillemets. La signification de ces mots ne s’épuise pas dans le renvoi à une autre signification (comme c’est le propre de la signification). C’est une signification irréductible. Le mot fait poids en lui-même. C’est une signification qui renvoie avant tout à LA signification en tant que telle.  C’est une énigme pour le sujet.
Dans ce phénomène il y a deux pôles, deux formes qui signent le délire :
1) L’intuition délirante : elle est pleine, comblante. Le mot y apparaît dans son originalité.
2) La formule : c’est la forme que prend la signification quand elle ne renvoie plus à rien : la ritournelle.
Tout au long de ce séminaire de 1955 à 1956, Lacan va détailler et examiner ces décompositions de la fonction du langage dans le phénomène délirant.
Chez Schreber par exemple, le phénomène des phrases interrompues met au grand jour la fonction de la phrase qui trouve sa signification avec sa ponctuation.
Ce qui caractérise le psychotique c’est que son rapport au signifiant est profondément altéré. Alors que pour la névrose la chaîne des signifiants et le flux des signifiés (schéma de Saussure) tiennent par quelques points de capiton qui font une boucle, une unité signifiante et assurent la signification, cela ne tient pas pour le psychotique. Le signifiant rencontré le laisse dans la plus complète perplexité. Signifiant et signifié suivent des chemins séparés.
Les psychoses démontrent ceci : dans un préalable (logique) à toute symbolisation il est possible qu’une part de la symbolisation ne se fasse pas.
Dans une étape antérieure à la dialectique de la névrose qui est celle du refoulement et du retour du refoulé, il y a quelque chose de primordial pour l’être du sujet qui n’entre pas dans la symbolisation et qui est, non pas refoulé mais rejeté, forclos et qui, au sens freudien est rejeté de l’intérieur et va reparaître à l’extérieur, dans le réel. (Le réel se définit d’être différent du symbolique).
Il y a dans la psychose quelque chose qui ne fait pas l’objet d’une Bejahung primitive (admission) mais tombe sous le coup d’une Ververfung.
Il va y avoir une dichotomie entre ce qui aura été admis, soumis à Bejahung et qui aura divers destins et ce qui aura été rejeté (Verworfen) et qui en aura un autre. Mais il y a un profond fossé entre ce qui a été admis dans la symbolisation primitive et ce qui en a été rejeté.
Les phénomènes psychotiques démontrent que pour produire de tels effets, ce qui manque est un signifiant primordial qui tient la clé de la signification. Ce signifiant, Lacan ne le nommera qu’après tout ce cheminement, à la fin du séminaire sur les psychoses. Ce signifiant c’est ce qui s’appelle « être père » que Lacan nomme « Nom-du-père ». C’est justement sa fonction de permettre la nomination. Nous notons que c’est au moment où Schreber est nommé Président de la Cour d’Appel qu’il commence à délirer.
Le Nom-du-père est produit par la métaphore paternelle qui met un nom à la place du signifiant phallique. Elle consiste en un jeu de substitution dans la chaîne signifiante.
D’après Marc Darmon :
Le sujet identifie dans un premier temps l’inconnue X, la cause du désir de la Mère, au phallus auquel il s’identifie alors. « La métaphore paternelle est l’opération par laquelle un Nom vient se substituer à cette première symbolisation. » (13). Il y a élision du Désir de la Mère. Alors, le sujet peut renoncer à être l’objet du désir de la mère, à s’identifier au phallus et s’identifier au père. Il peut y renoncer dans la mesure où il y gagne une traite sur l’avenir, une promesse qui oriente son désir et le rend possible. La formule indique que si le signifiant phallique est présent dans l’Autre, c’est à l’état de refoulé.
Le Nom-du-Père vient symboliser ce phallus originairement refoulé et instituer un objet cause du désir.
C’est cette métaphore qui permet au sujet d’accéder à la signification phallique et règle son désir. Son absence a des effets bien particuliers dans la psychose : par exemple l’automatisme mental.
Quand  de l’Autre vient l’appel d’un signifiant qui ne peut être reçu, le sujet se trouve en face d’un trou. Il perd la sécurité significative coutumière et pour ne pas se déshumaniser il présentifie le menu commentaire de la vie (ce que Lacan a appelé la phrase symbolique) qui fait le texte de l’automatisme mental. Il est accompagné par le commentaire perpétuel de ses gestes et de ses actes. Le langage parle tout seul.

Une solution ? La métaphore délirante.
Par l’interprétation délirante le sujet psychotique tente de pallier  ce défaut dans le symbolique. Mais il doit alors soutenir lui-même la signification en lieu et place du signifiant phallique qui fait défaut. C’est ce que fait Schreber qui assume d’être la femme de Dieu en acceptant l’éviration. Lacan résume cette métaphore délirante en ces termes : « Faute de pouvoir être le phallus qui manque à la mère il lui reste la solution d’être la femme qui manque aux hommes. »
Vous pouvez constater que Schreber est bien loin d’un choix d’objet homosexuel et de lutter contre des désirs homosexuels. Il s’agit d’un « pousse à la femme » dans la psychose.
Pour le psychotique le défaut de cette métaphore paternelle qui règle le désir humain rend son désir problématique.

Qu’en est-il de son objet ?
Ce qui est forclos c’est le signifiant « Nom-du-Père » et son signifié la castration. La castration étant rejetée nous avons affaire à un sujet non divisé qui se trouve confronté à l’autonomie de l’objet qu’il reçoit directement de l’extérieur.
Que le sujet psychotique ne soit pas divisé par la castration, Lacan dans l’Ethique de la Psychanalyse, le reprend sous ce terme d’ « Unglauben », d’incroyance que Freud a employé pour qualifier le rapport du paranoïaque à la réalité psychique. La chose, comme dans le discours de la science, y est rejetée au sens de la Verwerfung. Ce n’est pas le contraire de la croyance mais c’est un mode propre du rapport de l’homme à son monde et à la vérité.
Dans le séminaire XI il l’explicite par la solidification de S1 et de S2 qui s’holophrasent : « Cette solidité, cette prise en masse de la chaîne signifiante primitive, est ce qui interdit l’ouverture dialectique qui se manifeste dans le phénomène de la croyance. » (14) Dans la paranoïa « règne ce phénomène de l’Unglauben. Ce n’est pas n’y pas croire, mais l’absence d’un des termes de la croyance, du terme où se désigne la division du sujet. »(15)
Du fait de cette absence de division subjective, de cette holophrase entre S1 et S2, il n’y a pas de chute de l’objet. Nous allons en mesurer les conséquences dans la clinique que nous rapporte Marcel Czermak dans son livre « Patronymies ». (16) :
« Je suis arrivée ici parce que j’avais un ami que je voulais voir. De ce fait-là, il m’avait proposé de venir le voir devant sa porte, le soir, en déposant un petit paquet et c’est ce que j’ai fait depuis deux ans, chaque soir. Malheureusement, il ne m’a jamais ouvert la porte » raconte Coco.
A travers la porte, la voix de son ami lui a dit : « Bouffe, la Goulette, tâche de ne pas oublier, gifle, gifle » puis, « J’ai mal au ventre » et enfin « L’œuf, je ne pourrai le solutionner. » « Comme il m’avait dit Bouffe la Goulette, explique-t-elle, je m’étais dit : je vais lui apporter un peu de nourriture. Je mettais des gâteaux, je mettais des petites choses dedans pour remplir le paquet… » Ici, elle est lui, l’autre.
Qu’attend-elle de son ami ?
« Je veux me marier religieusement » dit-elle. Lui ne le veut pas et le lui a signifié clairement à deux reprises.
« Si j’ai pas voulu écouter ses deux lettres, c’est parce que j’avais d’abord envie de continuer à aller à sa porte, voir ce qui se passerait. »

L’objet.
Si la plupart des objets de la pulsion sont là, Marcel Czermak souligne que cette patiente « ne les met pas en jeu à la manière d’un névrosé mais qu’elle est à la fois voix, regard, fèces, etc. Elle est elle-même objet a. »(17)
Quinze ans auparavant, Coco avait fait un épisode anorexique passé inaperçu, qui a pour Marcel Czermak, dans l’après-coup, valeur de phénomène élémentaire de la psychose. C’est vraisemblablement le refus d’un nouvel ami qui lui a fait perdre l’appétit. Car elle veut se marier à l’église et sa demande ne supporte pas de refus. Elle ne dit rien ni du désir ni de l’amour.
« Je-veux-me-marier-religieusement », est une holophrase et a la fonction d’un objet à saisir et à incorporer. Sa demande est sans au-delà (puisque la castration est impossible). Elle est fondue avec elle-même, Coco. «  La demande D, elle, devient objet a qu’elle est. On pourrait dire que a demande. » (18)
Un autre patient, Hard, illustre aussi cela. Les couleurs lui formulent un message : elles lui ordonnent de boire ? C’est son regard, objet a qui commande.
Marcel Czermak formule: « Alors que dans la névrose, la pulsion, acéphale,  contourne l’objet et le manque, ici dans la psychose, à la fois l’objet est saisi et il transforme le sujet en objet. » (19)

La poussée.
Pour le névrosé c’est une excitation interne. Pour le psychotique c’est un impératif reçu d’une voix extérieure qui dicte un passage à l’acte.
Marcel Czermak qui a passé en revue les quatre termes de la pulsion qui selon Lacan, le rappelle-t-il, ne peuvent apparaître que disjoints, ces quatre termes, la poussée, le but, l’objet et la source sont ici, dans la psychose confondus.(nous n’avons cité que l’objet et la poussée).
Il en conclut qu’ il ne s’agit pas de pulsion dans la psychose.  Il s’agit plutôt d’un passage à l’acte.
Les ronds R et I sont indistincts car S a sauté. En conséquence il y a confusion des objets, les orifices du corps sont interchangeables, il y a confusion du sujet et de l’autre.
« Cette confusion des objets, des orifices, des registres n’est qu’une autre manière de dire l’impossible de la métaphore paternelle dans la psychose. » (20)
L’objet a n’est plus soustrait par la découpe phallique induite par l’opération du Nom-du-Père. Or, ce qui spécifie une pulsion c’est l’objet chu. Dans la psychose les pulsions sont donc « déspécifiées ».
Marcel Czermak cite l’exemple de l’oralité déspécifiée dans la psychose : c’est celle de l’Autre, d’un lieu atemporel et féroce. Il y a ces patients qui mangent indifféremment leurs excréments, des mégots, des pierres, des épingles à nourrice, qui boivent leurs urines ou des détergents. La pente des psychoses est qu’il n’y a plus qu’un trou unique qui aspire et recrache : le trou dans l’Autre.
« Il n’y a plus de S(A), plus de $ à a, plus de $ à D » (21). Les objets sont libérés, le sujet s’équivaut à l’objet qui s’équivaut à une demande impérative.
« Le psychotique ne joue pas. Il est jouet et joué ».
C’est ainsi que Marcel Czermak spécifie les rapports du psychotique et de l’objet.
Ceci nous permet de mesurer les effets de l’impossibilité de la métaphore paternelle dans la psychose. A entendre ces patients nous pouvons en recevoir le plus vif enseignement sur la constitution de la structure et ce qui règle le désir de chacun de nous.

Bernard Moullé

Bibliographie
1 .  Rey A.(sous la direction de), Dictionnaire historique de la langue française , Dictionnaires Le Robert,  2000.
2.   Freud  S., La Dynamique du Transfert , 1912,  La Technique PsychanalytiqueP.U .F., 1977 . (p.52)
3.  Lacan  J., La Direction de la Cure et les principes de son pouvoir , Les Ecrits, Paris, Le Seuil, 1966.( p. 587 )
4.  Freud  S., Observations sur l’amour de transfert , 1915,  La Technique Psychanalytique, P.U.F.,1977.(p.121)
5. ibid (p.124)
6. ibid (p.122)
7. ibid (p.123)
8. ibid (p.124)
9.  ibid (p.129)
10.  Jeanvoine M.,  L’espace-temps du transfert, Séminaire 2002-2003, Association Lacanienne Internationale, Inédit.
11. Lacan J.,  Séminaire XI , Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse,Le Seuil, 1973.(p ;243)
12. ibid (p.241)
13. Bergès J., Balbo G., Psychothérapies d’enfant,enfants en psychanalyse, érès, 2004.(p.34)
14.Lacan J., L’acte psychanalytique,(1967-68)Association Lacanienne Internationale, Publication hors commerce, 1997 .(p..87)
15.  Jadin J.M.., Côté Divan, Côté Fauteuil, Albin Michel, 2003.
16. ibid (p.238)
17.  ibid (p.242)
18. ibid (p.243)
19. ibid (p.243)
20..Lacan J., Séminaire I, Les Ecrits Techniques de Freud, Le Seuil, 1975.(p.127)
21.ibid (p.127)
22. Lacan J.,  Le symbolique, l’imaginaire et le réel, 1953, Bulletin de l’Association Freudienne,n.1
23.  Darmon M.,  Essais sur la topologie lacanienne, éditions de l’Association Lacanienne Internationale, 2004.(p.353 à358)
24. Lacan J.,Le symbolique, l’imaginaire et le réel, opus cité, (p.13)
25. Lacan J. Les Ecrits Techniques de Freud, opus cité, (p.255)
26. Freud S., Die Traumdeutung, P.U.F., 1967.(p. 478, 479)
27. ibid (p.464)
28. Lacan J.,Les Ecrits Techniques de Freud, opus cité,(p.269,270)
29. Freud S., Fragment d’une analyse d’hystérie, I905, Cinq Psychanalyses, P.U.F., 1970.(p.86)
30.  Allouch J., Lettre pour Lettre , Erès , 1984.(p.165 et 166)
31.  Moullé B., Dessin et latence de l’écriture,  Confluences, Décembre 2000.(p.13)
32. Jadin J-M., Côté divan, côté fauteuil, opus cité
33. Lacan J.,  Les Ecrits Techniques de Freud, opus cité, p.270