Frank Salvan, LES MORTS

LES MORTS

 Ce texte est une tentative de sensibilisation à la lecture de Joyce, à la connaissance de sa vie, son œuvre et leur entremêlement (si je puis dire).

J’ai tenu, à vous parler d’un des écrits de Joyce que je considère comme pivot dans son œuvre. Il s’agit de la dernière nouvelle de « Gens de Dublin » intitulée « Les morts ». Pourquoi ? Est-ce l’émotion éprouvée à la découverte de ce texte ? Ce que je savais de la vie de Joyce ? Avançant dans la lecture de Joyce et des lectures sur Joyce, j’ai depuis été conforté, par les points de vue de certains analystes, sur l’importance de ce texte.

De quoi nous parle-t-on dans ce récit ? :

A Dublin, une soirée à l’époque de Noël (certains analystes mentionnent l’épiphanie) dans la maison de deux sœurs, Kate et Julia qui vivent avec leur nièce Mary-Jane, se retrouvent amis et parents et surtout Gabriel, un neveu, Gretta, sa femme, couple sur lequel se fixe l’objectif dans la seconde partie de la nouvelle.

Discussions, danse, musique, chants, repas avec le discours d’usage obligé. L’attention est souvent portée sur Gabriel. Chargé du discours il manifeste à la fois fierté et inquiétude et son propos sera un bel hommage, quoiqu’un peu conventionnel, à l’hospitalité irlandaise. Mais Gabriel est parfois quelque peu distant. Nous reviendrons peut-être sur ce sentiment de malaise comme prémonitoire.

Puis l’attention se porte sur le couple Gretta- Gabriel au moment où les convives prennent congé de leurs hôtesses.

Je vous lis la fin de la nouvelle à l’instant où Gabriel au rez de chaussée, à la recherche de sa femme, l’aperçoit en haut de l’escalier et semble ne pas la reconnaître…

Remarquons la subtilité du récit à ce moment : Il ne la reconnaît pas, de ne l’avoir jamais connue et le dramatique est qu’il va apprendre à la connaître par la suite.

LECTURE

« Gabriel n’était pas allé à la porte avec les autres… c’est ainsi qu’il appellerait le tableau s’il était peintre » (Les Morts, p297 T1 Pleiade du milieu de page… fin de la page).

Petit commentaire avant de poursuivre.

Ce passage de la nouvelle est remarquablement illustré dans le film d’Angelica Huston intitulé « Gens de Dublin » qui traite de façon très fidèle au texte et à son esprit la dernière nouvelle « Les morts ».

Je reviens sur la phrase « Il se demanda ce qu’une femme, debout dans l’escalier, écoutant une lointaine musique, symbolise. »

Si je résumais en une formule lapidaire ce paragraphe je l’intitulerais « Contagion du désir ». En effet Gretta est sidérée par l’objet a voix à l’écoute du chant (la fille d’Aughrim) qui la replonge dans le souvenir de son amour et c’est l’objet a regard qui sidère Gabriel, à son tour. Lui aussi voudrait figer cet instant en une peinture qu’il intitulerait « lointaine musique »

Belle transmission et mutation de l’objet a. C’est la vision de sa femme désirante qui attise le désir de Gabriel.

Je me suis souvent demandé comment Gabriel pouvait ne pas reconnaître immédiatement Gretta parmi les convives de cette fin de soirée. Comme je vous l’ai déjà dit, la suite du récit va nous montrer que Gabriel ne connaissait pas vraiment Gretta. C’est tout l’art de Joyce que de créer ce moment d’incertitude.

Je résume la suite : remerciements, salutations et départ de Gretta et Gabriel ; ils se dirigent vers leur hôtel en compagnie d’autres convives.

En route Gabriel, empli de désir, se remémore des souvenirs tendres de sa vie avec Gretta. Je cite le passage d’un souvenir qui l’assaille :

« Dans une lettre qu’il lui avait alors écrite, il avait dit : Pourquoi de tels mots me paraissent si ternes et si froids ? Est ce parce qu’il n’est point de mot assez tendre pour être ton nom 

Telle une lointaine musique, ces mots qu’il avait écrits des années auparavant se portaient vers lui du fond du passé.»

J’insiste sur cet extrait car il s’agit d’une phrase que l’on trouve dans la correspondance de Joyce à Nora1. On voit là comment vie et écrit sont intimement mêlés dans l’oeuvre de Joyce. Il nous parle de lui au travers des pensées de son personnage, c’est ce qui fait la force et la beauté de la fin de cette nouvelle.

Les voici maintenant à l’hôtel, dans leur chambre,

Gabriel questionne Gretta sur sa tristesse. Eclatant en sanglots, elle dit :

« Oh je pense à cette chanson, La Fille D’Aughrim. »

Au travers du dialogue qui s’engage Gabriel va découvrir de réplique en réplique que Gretta aimait un jeune homme de santé délicate, Michael Furey, qui chantait souvent cette chanson. Il mourut peu de temps après son départ de Galway où elle vivait, pour Dublin. Et elle apprend à Gabriel, saisi d’une vague terreur à cette révélation, « je pense qu’il est mort pour moi ».

Je me suis permis de résumer de façon sommaire ces échanges d’une gradation subtile mais je vous invite à lire ces pages d’une grande finesse.

LECTURE de la fin de la nouvelle :

«  Ainsi il y avait eu dans son existence cet épisode romanesque : un homme était mort pour elle …

tandis qu’il entendait la neige tomber, évanescente, à travers tout l’univers, et, telle la descente de leur fin dernière, tomber, évanescente, sur tous les vivants et les morts. »

Je considère cette dernière nouvelle comme une œuvre pivot dans l’œuvre de Joyce ; elle est écrite à la fin des Gens de Dublin après l’échec de son séjour à Rome mais bien après les autres nouvelles du recueil. Et ceci à un moment où Joyce va assumer un statut d’exilé permanent. Il signe là un texte de grand écrivain. C’est à cette période qu’il réécrit « Stephen le Héros » pour en faire le « Portrait de l’artiste en jeune homme » ; il va écrire « Les exilés », « Ulysse » et « Finnegans Wake ».Toute son œuvre à venir pourra être considérée comme des chants de l’exil et Ellman son biographe présente « Les morts » comme le premier des chants de l’exil.

Lisant et relisant « les morts » je suis arrivé à penser cette nouvelle comme un rêve de Joyce. Son contenu serait le rêve manifeste et me substituant à Joyce, j’ai tenté de faire le travail du rêve pour découvrir deux ou trois choses de l’art de Joyce.

J’en commente quelques éléments.

  1. Ce travail (du rêve) nous permet d’identifier dans l’écrit les différents acteurs proches de l’entourage de Joyce (père, amis irlandais, en particulier l’importante Mrs Ivors puisque c’est elle qui renvoie à la référence symbolique à l’Ouest, le pays de Gretta, c’est à dire de Nora, le pays de l’Irlande authentique, en conflit avec le choix de l’exil vers le continent.

  2. Le chant « la fille d’Aughrim » renvoie au fantasme d’enfant mort. C’est un fantasme que l’on retrouve dans de grandes œuvres : Mort à Venise de Mann, Les affinités électives de Goethe, les Kinder Totenlieder de Mahler…

  3. Ce chant joue par ailleurs un rôle important dans le couple Nora-Joyce comme chez Gretta-Gabriel. Joyce était tourmenté par un amour d’adolescence de Nora, histoire similaire à celle de la nouvelle : mort du jeune Michael, ami de Nora, comme le Michael de la nouvelle. Le parallèle rêve – réalité est étonnant. En outre Joyce ressemblait au Michael de la réalité.2 Cet épisode de la vie de Joyce et Nora est plusieurs fois transposé dans les autres écrits de Joyce.

  4. Le personnage de Gabriel est une belle condensation de Joyce père (le discours de la réception est une réplique de ce que faisait le père de Joyce ) et de James Joyce lui même (épisode de la fille d’Aughrim).

  5. Le rêve révèle des conflits inconscients qui agitent l’esprit de Joyce au moment où il est prêt à s’exiler définitivement : choisir la vie en Europe et sa modernité ou faire le voyage vers l’Ouest, le pays authentique de Gretta-Nora, pays de l’amour absolu, même si la mort arrive tôt pour achever le voyage. Dans une lettre à Nora restée à Trieste pendant un court séjour de Joyce à Dublin, il lui écrit : « Je pars pour Cork demain matin mais je préférerais aller vers l’ouest, vers ces étranges lieux dont les noms me font trembler quand tes lèvres les prononcent, Oughterard, Clare-Galway, Coleraine, Oranmore, vers ces champs sauvages du Connacht où Dieu a fait pousser « ma belle fleur sauvage des haies, ma fleur bleu sombre trempée de pluie » ». 3

  6. Pour illustrer le caractère onirique de la nouvelle, je finirai par l’épisode du bruit sur la vitre que j’ai souligné pendant la lecture. Gretta l’évoque dans le récit de son adieu à Michael qui mourra quelques jours plus tard et Joyce le reprend à la toute fin du récit quand Gabriel épuisé, en larmes, s’endort. Cette fois, c’est la neige qui provoque ce bruit à l’instant où Gabriel a cru voir au travers de ses larmes le fantôme de Michael entouré d’une cohorte de morts. La neige recouvre morts et vivants et apaise le conflit mort – vivant qu’avait attisé sa frustration de n’avoir pas vécu un amour aussi absolu que celui qu’a vécu sa Gretta-Nora.

J’ai ainsi choisi de présenter ce texte majeur qui clôt Dubliners comme un rêve et j’ai essayé de repérer quelques éléments du travail du rêve.

Cependant, les nombreux éléments personnels de la vie de Joyce évoqués dans la nouvelle, et repris plusieurs fois dans son œuvre à venir, suggèrent de considérer « Les morts » comme une tentative d’autoportrait de l’auteur, je pense à un titre qui pourrait être « Portrait de l’artiste en amant ». C’est aussi une lecture possible.

1 James Joyce Lettres à Nora P 64-66 et note de fin.

2 Ibid.,Lettre du 3 décembre 1909 p 132-137 et R. Ellmann : Joyce 1 p.293 TEL Gallimard

3 Ibid., Lettre du 11 décembre 1909 p.150 dernier §;

Leçon I du séminaire « Le sinthome » par Catherine Prudhomme

Cette première leçon fait le lien entre le travail en devenir dans le séminaire, soit les pistes que Lacan va emprunter, et le travail effectué dans le dernier séminaire R.S.I. qui se poursuit ici : Le symptôme, dans la triade Inhibition, Symptôme, Angoisse, localisé dans le nœud borroméen entre Symbolique et Réel, les trois nominations, seule la nomination symbolique sera reprise, et le nouage par le Nom du Père.

L’écriture du mot sinthome montre d’emblée le lien entre :

– L’écriture de Joyce et le rôle qu’elle a tenu dans sa structure, soit la fonction de l’écriture pour Joyce. L’écriture comme un effet du dit, du langage.

– et L’écriture de Lacan, écriture du nœud borroméen, élaboré à partir de sa pratique analytique, écriture primaire qui appelle un dit.

Lacan dit helléniser sa lalangue pour réinventer ce mot sinthome en fait ancienne graphie du symptôme, passage dû à Rabelais, sous tendu par la  science, la médecine. Cette nouvelle graphie sinthome fait apparaitre la chute (ptôme), le sin, la faute, au cœur de l’œuvre de Joyce ainsi que la nomination le saint homme en référence à l’admiration qu’avait Joyce pour saint thomas d’Aquin, sous la forme d’une discussion que l’on retrouve dans Portrait de l’artiste en jeune homme, autour de la claritas et du beau. Cette nomination de Joyce en Saint Homme éclaire cette identification à son symptôme que Lacan met en évidence dans le titre de sa conférence « Joyce le symptôme ».

L’écriture de Joyce, celle d’Ulysse et de Finnegans wake, par l’intermédiaire de la langue anglaise et non sa lalangue gaélique,  joue sur la langue, les langues, les homophonies, allant du sens au hors sens, devenant quasi illisible sinon à la lecture à haute  voix, jouissance à ciel ouvert. La langue pour Joyce n’a pas trouvé à s’ordonner dans le régime du Père dont c’est pourtant la mission celle de délivrer un sens, la jouis-sens phallique, à la langue. Mais cette langue a été recrée d’une certaine façon, ce devoir auquel Joyce se tient comme il l’exprime à la fin du Portrait, point de bascule vers une écriture plus singulière, «Je pars rencontrer la réalité de l’expérience et façonner dans la forge de mon âme  l’esprit incréé de ma race ». De renouer sa lalangue à sa langue cela amène son écriture qui fait tenir sa structure.

Avec le nœud borroméen, ce n’est pas seulement la parole qui a une fonction chez le sujet, ce nœud intéresse la manière par laquelle un sujet s’accommode de l’existence du langage. Lacan a promu le concept de parlêtre à la place du sujet dès lors qu’il ne repère plus celui-ci de la seule articulation du signifiant mais de l’articulation du nouage du Réel, Symbolique ,Imaginaire .Dans les névroses, cette articulation s’organise par un nouage entre les trois registres enserrant un trou, le nœud est borroméen, mais à la fin du séminaire R.S.I.lacan  introduit le Nom du Père pour renforcer ce nouage toujours borroméen. Ce nouage est différent dans les psychoses, soit d’une part, par la mise en continuité des trois registres : le nœud de trèfle, soit d’autre part, par l’impossibilité pour l’un de ces registres de se lier aux autres, donc ratage du nœud. Chez Joyce, la possibilité d’existence d’un symptôme psychotique a permis à Lacan de souligner que le rond de l’imaginaire ne se nouait pas aux ronds du symbolique et du réel. Par contre, l’absence avérée du développement d’un délire psychotique et l’originalité de l’écriture de Joyce amènent Lacan à considérer que l’écriture comme œuvre d’art avait une fonction particulière dans ce nouage ; elle ferait tenir les trois R.S.I. à la condition d’un quatrième rond. Mais ce nouage à quatre sera –t-il encore borroméen ,et le sinthome sera-t-il  le nom de ce quatrième rond ou bien le nom de cette équivalence du nom du père et du symptôme , ou bien encore le nom de cette identification au symptôme ? Pour Joyce, mal structuré sur du trois, dont l’imaginaire fuit de façon indépendante et qui agit en son insu, son écriture, création d’un objet condensateur de jouissance, son sinthôme, va consolider ce nouage lui permettant d’en faire un usage logique. Lacan parle de lapsus du nœud chez Joyce.

En ce début de séminaire, Lacan revient sur la nomination : «La nature ne se spécifie que d’être un potpourri de hors nature. » Elle est donc nommée c’est-à-dire appartenant aux trois registres R.S.I. L’unité du corps vivant le UN n’est plus supporté par la seule image et opération symbolique du passage par le A mais des trois dimensions, le réel participant de l’animation du corps vivant. Ainsi le parlêtre est donc ce passage relatif à un déplacement du sujet du signifiant au corps parlant. Ceci impliquant d’une part que le Un n’existe pas dans la nature, autrement dit qu’il  il n’y a pas de rapport naturellement sexuel, et d’autre part que pour comprendre le clivage entre nature et chaos, il nous faut saisir en quoi une part de réel est informé par le symbolique alors, qu’une autre part ne reçoit aucune information. Dans le séminaire R.S.I, « On ne remarque pas que l’idée  créationniste du fiat lux inaugural n’est pas une nomination. Que du symbolique surgisse le réel c’est ça l’idée de la création, n’a rien à faire avec le fait que dans un temps second, un nom soit donné. »

Ainsi dans la clôture des journées d’avril 75, « c’est à ce niveau qu’intervient la distinction du trou de l’urverdräng (non pas fiat lux mais fiat trou) et la nomination de ce trou. » Cela amène la question de la différence entre ce que Lacan nomme nomination symbolique où il repère l’activité de nomination par laquelle un nom est donné, par Adam, à chacun des animaux, et la nomination du réel qu’il impute au père nommant, ce dans R.S.I.

Lacan reprend   cette nomination   en pastichant Joyce dans Ulysse.  Joyce lequel par le nom de Joyce va nommer son père. Dieu charge Adam (jeu avec la dame chez Joyce) de nommer. Mais cette nomination ne peut se faire que dans lalangue, « l’Evie », Eve étant la première personne qui se sert de la langue pour parler au serpent, le serre-fesse, faille, phallus pour faire un faux-pas. La faute, sin du sintome, de la femme sera attribuée par Joyce à la femme, soit une autre façon de la désigner. La faute, le péché, sin du sinthome contre lequel Stephen règle sa conduite face à la défaillance du père. Donc il y a jeu entre la nomination et le jeu des signifiants A barré pour que ne cesse pas la faille. Le symptôme, comme on l’a vu antérieurement est  ce qui ne cesse pas de s’écrire. Pour Joyce, il en va un peu différement,ce que Lacan décrit en reprenant  la proposition logique « ce qui cesse de s’écrire » modalité du possible, Lacan  dit «  il faut y mettre la virgule , une petite verge  », ce que désigne la latin virgula, «  qui joue comme coupure, comme cesse de la castration. » Le sinthome. Le sinthome est une nomination, réponse au défaut d’un Autre du nom. C’est en raison de sa fonction connectrice  partagée du Nom du Père, réduit à sa fonction de nomination et du symptôme que Lacan peut finalement faire équivaloir le père et le symptôme, d’où l’équivalence sémantique entre symptôme et saint homme dont se fonde le terme de sinthome.

Mais note Lacan, pour Joyce la position de la femme, liée à la faute, serait une position d’exception particulière, non pas pas-toute, le pas tout écarté de la logique aristotélicienne mais plutôt du côté de « mais pas ça ».Le tout mais pas ça, de Socrate qui se voulant dans cette position d’exception donc immortelle, ne veut pas que sa femme vienne assister à sa mort. « Le mais pas ça, c’est ce que j’introduis sous mon titre de cette année le sinthome » faisant apparaitre que pour Joyce le sinthome pourrait faire exister le rapport sexuel. Cela ouvre des conséquences importantes :  jusque-là quand Lacan disait la femme est le symptôme de l’homme, cela conservait cet impossible du rapport sexuel sous tendu par : La femme n’existe pas et elle n’est pas-toute dans le rapport phallique.

Le sinthome apparait comme une construction  par le travail d’écriture de Joyce, entre le sinthome madaquin et le sint’home rule, du religieux au politique, comme un choix, un autre rapport à la Vérité, une hérésie. Hérétique du Nom du Père mais soumettant son hérésie à L’Autre. Il faut en passer par l’Autre pour qu’il y ait réalisation du sinthome, Lacan parle d’une soumission à la confirmation de l’Autre. « La bonne façon est celle qui, d’avoir bien reconnu la nature du sinthome, ne se prive pas d’en user logiquement c’est-à-dire d’en user jusqu’à atteindre son réel, au bout de quoi il n’a plus soif. »

Le symptôme de Joyce crée artificiellement un Nom-du Père qui fait défaut, il ne s’agit pas d’une forclusion du Nom-du Père mais d’une autre façon d’atteindre le Réel. Joyce décrit son père comme un père carent : « Etudiant en médecine, champion d’aviron, ténor, acteur amateur,  politicien braillard, petit propriétaire terrien, petit rentier, grand buveur, bon garçon, conteur d’anecdotes, secrétaire de quelqu’un, quelque chose dans une distillerie, percepteur de contributions, banqueroutier et actuellement laudateur de son propre passé ». De même sur sa manière d’être père « je te parle en ami Stephen, jouer les pères rigides ce n’est pas mon genre. Je ne crois pas qu’un fils doive craindre son père. Non je te traite comme ton grand-père me traitait quand j’étais jeune. Nous étions deux frères plutôt que père et fils »

Le sinthome de Joyce est cette suppléance au Père, suppléance du phallus, et Lacan ajoute que comme il avait un phallus un peu lâche, c’est son art qui a suppléé à la fonction phallique, son art comme vrai répondant de son phallus.

Joyce soutient le père, il va être chargé de père, projet qu’il énonce à la fin du livre Le Portrait : « façonner dans la forge de mon âme la conscience incréé de ma race » Joyce se fait un nom lequel soutient le père, et ce qui a fondé son S1 c’est la notoriété de son nom, S1 qui ne tient que par les appuis de l’Imaginaire et du Réel. La particularité de Joyce de son symptôme ou plus précisément sinthome c’est qu’il est le produit d’un art, d’un savoir-faire, l’inconscient n’intervenant pas dans sa fabrication, Lacan dira Joyce est désabonné de l’inconscient. Qu’en est-il alors du S2 ?

Lacan propose de mettre en relation le nœud à quatre et l’inscription dans le discours du Maître.

Lacan revient sur L’imaginaire. L’Imaginaire serait un sac non pas infatué d’un Un mais un sac vide, l’ensemble vide où l’Un trouve son origine dans les mathématiques modernes, c’est le réel qui est ici en jeu.

Chez Joyce l’Imaginaire ne serait lié au symbolique que par le réel. On peut illustrer cela par :

– Le déplacement de L’imaginaire de sens. Dans son écriture le sens évacué, évidé  se déverse au niveau phonologique, donnant du sens décalé, du hors-sens. C’est du niveau de la lettre.

– L’analyse de la scène de la raclée, narration où Stephen coincé contre des barbelés reçoit une raclée de Héron et ses deux amis. Se remémorant la scène, Stephen, dans l’après-coup « se demandait pourquoi il ne portait pas malice à ceux qui l’avait tourmenté. Il n’avait pas oublié un seul détail de leur lâcheté mauvaise, mais leur souvenir n’éveillait en lui aucune colère. Toutes les descriptions d’amour et de haine farouches qu’il avait rencontrée dans les livres lui paraissaient, de ce fait, dépourvues de réalité. Même cette nuit-là, pendant qu’il s’en retournait en titubant par la Jones’road, il avait senti qu’une certaine puissance le dépouillait de cette colère subitement tissée aussi  aisément qu’un fruit se dépouille de sa peau tendre et mûre ». Il n’y a pas morsure du signifiant sur le corps, mais ce n’est pas du côté de la perversion car il n’y a pas trace de jouissance dans le récit, mais il y a écriture.

– Les épiphanies, où la langue est en semi-extériorité. Le signifiant à l’extérieur produit un effet sur le corps. Joyce reçoit ces signifiants pour en faire quelque chose, un écrit. Les sons, fragments sonores qui se détachent de la langue prennent une valeur d’extériorité (scène du réfectoire, de l’infirmerie) de même le regard, ces lettres inscrites sur le bureau, Joyce écrit, il décide d’épiphaniser. Lacan rappelle que les pulsions ne sont que l’écho dans le corps du fait qu’il y ait un dire.

On voit donc là et dans l’écriture de Joyce comment c’est par le réel, réel de la lettre que tiennent ensemble Symbolique et Imaginaire

C’est par l’objet voix que Joyce rejoint ce qui permet à la pulsion de faire le tour du vide, d’en passer par l’Autre avant de revenir, trajet de la pulsion qui permet à Joyce de se faire artiste.

Donc l’imaginaire serait noué mais alors cela implique que S2, lieu du savoir inconscient, non opérationnel chez Joyce, à la place de l’Autre dans le discours du Maître, soit divisé en symbole et sinthome, division qui permet le nouage à quatre.

Le symbolique se trouve divisé entre le symbole qui selon Lacan en remet sur l’imaginaire et un symptôme qui vise le réel.

En citant Pierre-Christophe Cathelineau : « Lacan parle d’une division du savoir qui coïnciderait avec celle du symbole et du symptôme. Il est plausible d’y reconnaître  la division qu’institue la pensée médiévale entre les vérités de Foi et les vérités de raison, celles qu’on accepte et celles qu’on démontre. C’est le nouage de ces deux savoirs en une seule tresse, qui constitue la division du symbole et du symptôme. Le rond est successivement appelé sinthome ou symptôme. Lacan le désigne comme une version du Père, une père-version. Sans doute, il y a une différence entre la révélation comme savoir et le savoir rationnel qui répond à cette révélation par le Saint Homme (Saint Thomas). Ainsi le Saint Homme apparait-il à la frontière de la Trinité chrétienne pour en faire tenir par la raison les trois dimensions, en y ajoutant une quatrième, celle du sinthome. C’est du moins l’assertion que je souhaite soutenir. »

« En quoi l’art, l’artisanat peut-il déjouer ce qui s’impose du symptôme ? – à savoir la vérité ». Lacan reprend le discours du maître, où la vérité est la division subjective du sujet. Cette vérité est déjouée par cet artifice qu’est l’art. Joyce soutient le père et déjoue par cette suppléance la vérité de la faillite paternelle. Symptôme et symbole ne forme qu’un faux trou, cela s’entend par le fait que le symbole que propose l’artiste, c’est son symptôme, identifiable à son œuvre, donc selon Lacan Joyce en rajouterait sur S1 et déjouerait la vérité de sa division à travers la production de son œuvre, l’artiste avec son œuvre illustre son nom.