Leçon V du séminaire R.S.I.de Lacan : Lituraterre par Isabelle Heyman (14 mars 2012)

Dès l’introduction du séminaire, Lacan pose la question suivante : d’avoir écrit le discours de l’analyste, qu’est ce que ça a comme effet dans le réel ?

Il pose au début de la V° leçon : « ce que je dis a des effets de sens. »

Il ré évoque, comme dans la leçon précédente, sa rencontre avec « le phénomène Lacan » à savoir les questions qu’on lui pose comme effet du discours qu’il tient.

Il parle de l’heureuse surprise de rencontrer quelque chose qui vous vient de vous.

Il soutient ensuite qu’il n’y a pas de rencontre de ce type avec lalangue anglaise, qui résiste à l’inconscient  et parle de ce qui fait obstacle dans la langue japonaise en se référant au texte «Lituraterre » écrit quatre ans plus tôt.

Je vais m’en tenir au début de la leçon et à ce texte Lituraterre.

Pour aller droit à ce que je vais développer, il est dit dans ce texte que ce qui s’inscrit ce n’est pas du signifiant mais de la lettre. C’est un premier temps pour moi afin de réfléchir à ce qu’élabore Lacan sur les effets, en retour, de la production d’une écriture sur le réel.

Voici comment c’est amené :

Ca débute par une interrogation sur ce que la psychanalyse pourrait bien apporter à la critique littéraire. Rien du côté de la psychobiographie, « il n’y a pas de savoir qui permette de déduire l’œuvre de la biographie » dit Lacan.

Il ne s’agit pas d’aller chercher le refoulé de la littérature, de l’œuvre. Il n’y a pas d’exhaustion possible de l’inconscient.

La critique du texte est chasse gardée du discours universitaire, « soit du savoir mis en usage à partir du semblant » c’est-à-dire à partir du signifiant et pas à partir de la lettre, en m’avançant un peu sur le développement ultérieur du texte.

La psychanalyse est un « savoir en échec » comme il y a des « figures en abîme » dit Lacan, elle ne peut aborder l’œuvre qu’à y montrer son échec.

Ce néologisme de lituraterre  rapproche deux mots d’étymologies distinctes : littoral (litura en latin) et litera la lettre.

En quoi la lettre ferait littoral.

« Entre centre et absence » dit Lacan, « entre savoir et jouissance, il y a un littoral qui ne vire au littéral qu’à ce que ce virage vous puissiez le prendre, le même, à tout instant. »

Il y a à fonder la lettre, sans cesse.

Le littoral consiste en « ce qui pose un domaine tout entier comme faisant à un autre, si vous voulez, frontière, mais justement de ceci, de ce qu’ils n’ont absolument rien de commun, même pas une relation réciproque. »

Pour en venir à situer la lettre par rapport au signifiant, « rien ne permet de confondre la lettre avec le signifiant » dit Lacan, « l’écriture n’est pas l’impression. »

« Entre la jouissance et le savoir la lettre ferait le littoral. »

Elle est l’instrument propre à l’inscription du discours

Comment l’inconscient commande-t-il cette fonction de la lettre ?

Qu’est ce qui du langage appelle le littoral au littéral ? Étant bien entendu que rien ne prouve que la lettre soit première par rapport au signifiant ; elle en est plutôt une conséquence.

Ce qui s’inscrit c’est le ravinement qu’exerce le signifiant sur le corps. C’est du côté de la jouissance. La lettre comme précipitation du signifiant (au sens chimique du terme). Lacan parle de rupture du signifiant et d’inscription dans le réel sous forme de ravinement. C’est ça la lettre. « L’écriture peut être dite dans le réel le ravinement du signifié ».

On a donc une inscription en deux temps : le trait et l’effacement ou ravinement de la trace.

La lettre comme trace de l’effacement, comme rature.

Olivier Grignon reprend ça dans « Le corps des larmes »:

Il appelle ça l’impact du réel du symbolique sur le corps : l’inscription se fait en deux temps. Le premier temps étant du côté de la jouissance de l’impact et le second dans la reconnaissance, l’inscription, la lecture de la trace.

Je le cite : « La jouissance crée la lettre qui, en retour, vient barrer la jouissance ; et dans l’entre-deux, il y a la double fonction de la marque, conductrice de volupté et origine du signifiant. »

Au début du texte Lituraterre, Lacan cite Joyce qui passe de « a letter », une lettre, à « a litter », une ordure. Ce qu’on sait en fin d’analyse dit-il. Je dirais cela ainsi : Ce n’était pas une lettre ce que j’ai déchiffré mais une ordure, la trace d’un ravinement.

La lettre est ainsi à mi chemin entre l’écrit et la parole, c’est ce que Lacan dit dans « L’instance de la lettre dans l’inconscient », elle est dépourvue de sens et se prête ainsi au déchiffrage et non pas au décodage.

D’où l’inscription singulière de la lettre pour chacun, d’où la pluralité des lectures dont aucune n’épuise le sens.

L’écriture, dans le cadre littéraire, de cette inscription singulière de la lettre va avoir des effets en retour sur la langue.

Avec la question du passage des lettres de l’inconscient du sujet à la production d’une œuvre par ce même sujet, là où comme le disait Lacan un peu plus tôt, la psychanalyse se montrait un « savoir en échec ».

Comme autre conséquence, la production d’une nouvelle écriture ouvre à de nouvelles possibilités de déchiffrage, c’est ce que dit Melman dans le livre compagnon du séminaire.

Cela rejoint le propos de Lacan au début du séminaire : quel effet dans le réel de l’écriture du discours de l’analyste ? Et le début de la leçon V où il parle de « l’heureuse surprise de rencontrer quelque chose qui vous vient de vous » à propos du phénomène Lacan et des questions qu’on lui pose comme effet du discours qu’il tient.

Quelque chose fait il retour pour Lacan de l’écriture de ses propres lettres ? Je ne peux pas m’empêcher de penser qu’il y a dans sa recherche autour de l’écriture de mathèmes successifs, chacun s’enchâssant dans le précédent, une tentative d’écriture de ses propres lettres. Cela culmine dans l’écriture du nœud borroméen qu’il situe hors de tout modèle, hors de l’imaginaire.

Dans la suite de la leçon V, Lacan fait un détour par la langue japonaise et plus précisément la lettre :

Malgré la duplicité de la prononciation et de l’écriture, le jeu et le maniement de l’inconscient ne se font pas.

En me référant toujours à Lituraterre, dans l’écriture japonaise, le caractère a un nom c’est l’« oniomi » et se lit d’une certaine façon c’est le « kouniomi ».

« C’est la lettre et non pas le signifiant qui fait appui de signifiant » dit Lacan. Ce qui change le statut du sujet : le référant fondamental n’est plus seulement le signifiant.

Il y a trop d’appuis dit Lacan.

Il n’y a rien à défendre du refoulé « puisque le refoulé lui-même trouve à se loger de cette référence à la lettre. »

«  Le sujet est divisé comme partout par le langage mais un de ses registres peut se satisfaire de la référence à l’écriture, et l’autre de l’exercice de la parole. »

Il y a une spéciale accentuation du trou qui fait face au symbolique: la jouissance Autre. »

Ce qui mettrait JA du côté de la jouissance de la lettre, du réel de la lettre.

La leçon se poursuit par des considérations sur la reine Victoria et sa jouissance qui a fortement à voir avec la jouissance Autre. C’est une partie qu’a plus particulièrement travaillée Guilaine Chagourin. Puis Lacan en vient à cerner les effets de sens dans le réel question qu’a mise au travail Nathalie Rizzo.

A propos de la langue anglaise : dans « Clartés de tout » de Jean-Claude Milner Ed Verdier 2011 p37 :

« La langue natale de la psychanalyse était la langue allemande. On sait combien Freud a tardé à quitter Vienne ; pendant longtemps j’ai pensé que c’était parce qu’il ne se rendait pas compte de la situation ; je pense aujourd’hui que ses raisons étaient beaucoup plus graves, plus profondes. Il savait qu’en quittant Vienne pour Londres, il amenait la psychanalyse à changer de langue. Que la langue allemande ne soit plus la langue de la psychanalyse, et que ce soit l’anglais. C’était une décision très lourde de conséquences et ces conséquences étaient parfaitement claires à ses yeux. Il les acceptait, contraint et forcé ».

« Quelles conséquences ? Au sortir de la guerre, Lacan écrit un article sur la situation de la psychiatrie qui combattait la tyrannie ; quelques années plus tard il écrit sur la criminologie. A considérer l’ensemble de ces textes, on discerne qu’une question décisive est posée : au nom des nécessités de la guerre contre la tyrannie, la psychiatrie anglaise s’est mise au service de l’appareil d’état ; la psychanalyse devait elle suivre ce chemin ? Devait-elle à son tour se mettre au service, non seulement de l’Etat démocratique, mais de la société démocratique tout entière ? Bientôt la question se poserait aux Etats-Unis, où elle se redoublerait d’une complication supplémentaire : le lien supposé indissoluble entre démocratie et forme-marchandise rassemblant la Grande Bretagne, l’Amérique du Nord et le Commonwealth, tout l’espace de la langue anglaise à ce moment donnerait licence à une demande de plus en plus insistante dont la psychanalyse aurait de plus en plus de mal à se dégager. Demande de service social d’une part et demande de marchandisation d’autre part. Du coup la question de la perpétuation de l’entreprise freudienne était posée ; là est la clé du discours de Rome : la langue allemande était encore marquée par la fracture nazie, la langue anglaise se prêtant au règne de la demande sociale et marchande, se pourrait-il que l’essentiel passe par les langues romanes, et en particulier la langue française ? …  »