Patricia Le Coat – Qui était Daniel Paul Schreber ? (séminaire d’hiver ALI 2018)

Denkwürdigkeiten eines Nervenkranken,

„Mémoires d’un névropathe“

« Les mémorables pensées d’un malade des nerfs »

Cher Daniel Paul,

« Haben Sie herzlichen Dank für Ihre „Denkwürdigkeiten eines Nervenkranken“.

Selten haben wir ein vergleichbares Dokument gelesen. Was wollten Sie mit Ihren Schriften eigentlich bewirken?» Quel était votre première intention en écrivant ceci ? C’est bien curieux mais nous le lisons comme si vous l’aviez écrit pour nous, comme s’il nous était adressé. Denkwürdigkeiten …quel titre ! Denkmal, le mémorium …Une affaire tellement importante et extraordinaire qu’elle mérite de rester gravé dans nos mémoires. Vous vous qualifiez de : malade des nerfs ! Ah, les nerfs, les fibres nerveuses, ces tissus fibreux. Nous ne savons jamais comment ils nous orientent ! Continuer la lecture

Sur le « fantasme » du Président Schreber – par Choula EMERICH

Freud ne pose pas le même diagnostic pour la première et la seconde maladie du Président Schreber et nous allons en examiner le pourquoi.

La première maladie de Schreber s’étale sur une année environ, de l’automne 1884 à la fin de 1885. Il a alors été hospitalisé durant six mois, et sur cette maladie Freud pose le diagnostic de névrose hypocondriaque grave.

Une fois guérie, elle fut suivie de huit années que Schreber qualifie lui-même de très heureuses, et  durant lesquelles il dit avoir été comblé d’honneurs.

Une seule tache assombrissait ce tableau : la déception de son espoir d’avoir des enfants.

Au mois de Juin 1893 on annonça à Schreber sa future nomination à la présidence de la cour d’appel de Dresde. Il y prit effectivement ses fonctions le premier Octobre 93.

C’est durant ces trois mois d’intervalle, que se manifesta pour lui, pour la première fois, entre veille et sommeil, ce « fantasme » que Freud qualifie de désir féminin : « qu’il serait beau d’être une femme subissant l’accouplement ».

Que Schreber en appelle à la beauté pour qualifier son « fantasme », est de nature à nous inquiéter, s’il nous revient en mémoire la phrase de Lacan dans son séminaire « L’éthique de la Psychanalyse » : « la beauté est le dernier rempart que le sujet élève contre la mort ».

Freud ne s’y trompe pas, ce « fantasme » signe l’entrée dans la psychose du Président Schreber, toutefois, il souligne également l’incidence conjointe de deux autres facteurs :

—  sa nomination au poste de Président de la cour de justice de Dresde.

— son impossibilité d’accéder à la paternité.

Si Katan voit dans le « fantasme » de Schreber » la manifestation des tendances homosexuelles contre lesquelles le Moi de Schreber lutte et échoue.

Freud est loin de se ranger à cette simplification. Il ne manque certes pas, d’aborder cette question de la fonction et de l’incidence de la pulsion homosexuelle de Schreber. Mais lorsque Freud parle de la pulsion homosexuelle de Schreber qui se traduit par ce « fantasme » : « Qu’il serait beau d’être une femme subissant l’accouplement », c’est pour ajouter immédiatement, que s’il y a effectivement pour Schreber, une régression de la libido, ce n’est pas seulement une régression sur un objet homosexuel.

Cliniquement cette même régression se constate aussi bien dans les névroses que dans les perversions. Il ne s’agit pas pour Schreber d’un passage de l’objet d’amour qui était pour lui sa femme à celui du professeur Flechsig, l’objet de ses préoccupations homosexuelles.

Du dire de Freud,  il s’agit chez Schreber, de la manifestation d’une régression de la libido plus rétrograde, qui recule jusqu’au temps du narcissisme, temps où c’est le sujet et seulement le sujet qui reste investi comme objet.

Pour Freud, ce temps du « fantasme » Schreberien est, non pas un temps d’investissement d’un objet d’amour homosexuel,mais un temps de désobjectalisation.

C’est un temps où Schreber abandonne tous ses investissements libidinaux antérieurs, et où c’est son propre corps qui devient pour lui, l’objet de toutes ses interrogations et de toutes ses attentions.

Nous repérons qu’ici se pose, pour Freud la difficile question de la fonction de l’objet dans la psychose, et il ne s’y dérobe pas.

Il constate que cette fonction de l’objet, propre au fantasme du névrosé, vole ici en éclats.

Dans la psychose, l’objet ne peut plus s’appréhender comme suscitant l’amour ou le désir, puisque c’est le rapport même à l’objet qui a chu.

Et Freud repère bien qu’en lieu et place de ce rapport à l’objet se substitue une économie libidinale extrêmement complexe, mouvante, qui se manifeste sur deux plans :

—  dans l’imaginaire, par l’éclosion d’un délire,

—   et sur un autre plan, dans un autre lieu, que Lacan nous a appris à nommer le    Réel, l’apparition des voix de l’hallucination, où « ce qui a été aboli du dedans, revient du dehors ».

Et c’est, nous dit Freud, dans ce temps de désobjectalisation, que pour Schreber s’installe ce fantasme de désir féminin. Et il voit dans la survenue de ce fantasme, l’expression du profond conflit moral, dans lequel se trouvait alors Schreber.

Comment  Schreber aurait-il pu accepter sans révolte, l’idée qui s’imposait alors à lui, mais pour lui injurieuse, de sa transformation en femme ?

Comment aurait-il pu accepter l’idée de son éviration alors qu’il trouvait tellement plus digne d’être un homme ?

Mais, nous dit Freud, pour que puisse s’accomplir le dessein de Dieu, à lui révélé, s’imposa à lui l’idée délirante que son éviration devenait un mal nécessaire pour pouvoir devenir la femme qui manquait à Dieu, afin que rédempteur, il puisse engendrer une nouvelle humanité.

Il cesserait alors d’être immortel, et ayant accompli son destin de femme, il pourrait enfin mourir et gagner une félicité éternelle.

Freud nous restitue, par sa lecture attentive, le processus de Cottardisation alors à  l’oeuvre dans le discours de Schreber qui se manifeste dans sa croyance délirante d’être immortel. Mais c’est Lacan qui nous aura appris à repérer dans ce « fantasme » l’amorce de ce que sera la pente transsexuelle, dans toute psychose avérée.

Et Lacan s’en explique : il ne s’agit pas dans ce « qu’il serait beau d’être une femme subissant l’accouplement » du fantasme hystérique du conducteur de tramway qu’il rapporte dans son séminaire « Les structures freudiennes des psychoses » et qui s’articule dans un :

« suis-je un homme ou une femme » ou « qu’est-ce qu’être une femme » ou encore

« quelle est la fonction du père dans la procréation » ?

Schreber ne se demande pas, dans son délire, qu’est-ce qu’être une femme ? Il le sait et il se doit d’être une femme pour l’ordre d’un nouveau monde.

Et pour ce qui est de la fonction du père dans la procréation, c’est à Dieu qu’il la délègue, puisque c’est précisément dans cette fonction qu’il échoue. Et c’est en ce temps que s’impose à lui ce « qu’il serait beau d’être une femme subissant l’accouplement ».

Ce dit fantasme ne fut pas pour Schreber sans conséquences immédiates :

D’une part, cela l’obligera à un réaménagement complet de sa vie quotidienne par rapport à laquelle il va se trouver en défaut: il ne peut plus travailler, il ne peut plus dormir, il ne peut plus vivre avec sa femme. Et cela nécessitera un nouvel internement.

D’autre part, cela le conduira nécessairement à une complète réorganisation de son monde signifiant, comme en témoignera son rapport  la grundsprache et l’obligera à se forger une nouvelle conception du langage, du monde, des hommes, de Dieu et de son corps.

Le « fantasme » de Schreber s’éclaire alors d’une toute autre façon que le fantasme d’un névrosé.

Le fantasme permet à un névrosé d’osciller entre deux places S et a, pour soutenir sa position de désirant, chacune de ces places s’accompagnant d’une perte. Ou le parlêtre se soutient de sa division subjective mais alors il perd le rapport à l’objet qui cause son désir, ou il consiste en cet objet a, mais alors il se perd comme sujet divisé.

Dans les deux cas, s’il y a une perte Symbolique, c’est toutefois de son désir dont il s’agit.

Lorsque tel de mes patients se plaint du fantasme qui le porte à toujours se trouver partagé entre un ici et un ailleurs, lorsqu’il se plaint de toujours s’imaginer être, entre un homme et une femme, que ce soit dans l’exercice de sa sexualité avec sa compagne ou dans la course aux bains douche où dans l’anonymat de l’obscurité et de la vapeur il peut se laisser prendre sexuellement par un quelqu’un dont il ne veut rien savoir et surtout pas le nom, après quoi court-il ? si ce n’est après le fantasme d’être entre son père et sa mère pendant l’accouplement, ce qu’il peut énoncer sans en entendre l’incidence sur sa position subjective, à savoir : aurait-il à se compter comme homme ou comme femme ? Aurait-il à condescendre à une jouissance phallique toujours en défaut ou à renoncer à cette jouissance phallique  pour s’engager sur la pente d’une jouissance Autre, infinie, qu’il voit étalée, depuis sa prime jeunesse, chez son père héroïnomane, toujours à la limite de l’overdose ?

Ce n’est pas du tout de cela dont il s’agit dans le « fantasme » schrebérien. Il aurait lui, trouvé la réponse à cette question. Il n’y a pas, dans l’énoncé de Schreber  trace d’une attention que lui porterait un semblable, ici en place d’Autre réel, que ce soit le père , la mère ou une femme.

Ni petit autre ni grand Autre tels que nous pouvons les déplier dans l’écriture du fantasme d’un névrosé.

Nous nous trouvons avec l’énoncé de Schreber face à ce qu’il appelle, lui-même, une idée, que nous, nous pouvons qualifier de délirante.

« Qu’il serait beau d’être une femme en train de subir l’accouplement »  est un énoncé qui porte trace de nulle angoisse, de nulle division.

C’est un énoncé où il semble que pour lui, tout serait à gagner à s’imaginer soi-même  cet objet autre, une femme passive et toute jouissance  dans une situation où l’initiative viendrait d’un grand Autre qui serait Dieu, puisque c’est lui qui veut cela de Schreber.

Sauf, que pour y accéder, il y aurait pour Schreber, à concéder une perte, non pas symbolique mais dans le Réel, perte de ce sexe qui le fit homme et apte à l’exercice et au désir sexuel.

Car, c’est à devoir renoncer à la jouissance phallique, et à la possibilité de pouvoir se compter comme homme, que le conduit ce dit fantasme, avec comme bénéfice, si c’en est un, celui de pouvoir s’adonner à la béatitude, à la volupté de pouvoir se contempler, seul, face au miroir, le buste nu et paré de colifichets.

Il n’a plus besoin de l’autre, il lui suffit, dit-il, grâce à la volupté spirituelle qu’il a accumulée,

« du moindre effort d’imagination pour se procurer un bien-être sensuel, donnant un avant-goût assez net, de la jouissance sexuelle de la femme pendant l’accouplement ».

Telle est sa jouissance : jouissance d’une image travestie contemplée, volupté spirituelle sensuelle, c’est son propre corps qui devient alors cet objet a.

Non pas corps narcissique investi par Eros et le Phallus, corps glorieux ou défaillant selon les circonstances, mais corps enveloppe, contours, pensée, corps qui se doit d’être autre qu’il n’est, afin de pouvoir susciter, non pas le désir de l’autre sexe, mais le désir de Dieu.

Ce que nous appelons alors fantasme dans la psychose paraît alors rassembler la concaténation de certaines idées-forces  qui se déploieront ultérieurement dans les moments féconds du délire : idées mystiques, de mégalomanie, pente à la Cottardisation  ou au transsexualisme.

En cela, ce dit « fantasme » se rapproche étonnamment de la structure des phénomènes élémentaires mis en lumière par de Clérembault et peut- être gagnerions nous en sa compréhension à le considérer ainsi, et comme une des modalité d’entrée dans certaines psychoses.

Charles Melman dans Les structures lacaniennes des psychoses, aborde la question de ce « fantasme » schrebérien.

Il en fait une image qui surviendrait dans un temps où pour un sujet le fantasme se défait, donnant ainsi à entendre, ce qui, de ce fantasme, en serait la vérité scellée.

Il perdrait alors sa valeur de fantasme, pour devenir un voeu du sujet, vœu qui pourrait alors se déplier : « qu’ il serait beau d’être une femme subissant l’accouplement », qu’il serait beau que l’Autre ne soit pas un lieu vide, qu’il serait beau de pouvoir jouir de son propre corps, féminisé.

Ce que Lacan conceptualisait comme « le pousse à la femme » à l’oeuvre dans la psychose.

Toute l’évolution de la maladie de Schreber confirme le bien-fondé de cette interprétation et nous ne pouvons qu’y souscrire entièrement.

Remarquons cependant que lorsque le fantasme se défait dans la névrose, et c’est cliniquement fort fréquent, cela n’entraîne pas le même genre de conséquence.

Lorsque la jeune homosexuelle, au bras de sa dame, croise son père, nous sommes là également dans un temps de défection du fantasme, qui entraîne lui,  un passage à l’acte, une éviction du sujet de la scène, pas l’éclosion d’un délire.

Cela ne nous soulage donc pas d’avoir à rendre compte de ce qu’on appelle fantasme dans la psychose. Car nous avons aussi à  remarquer leur étonnante fixité aussi bien dans leur énoncé que dans leur maintien dans la durée, et ce, contrairement à la labilité du fantasme dans la névrose par exemple dont l’énoncé se modifie au cours du travail analytique, fantasme qui peut même être abandonné au profit d’un autre fantasme mettant en cause un autre type d’objet a.

Nous savons que chez Schreber, cette idée délirante, qu’il s’agisse de l’énoncé même de son « fantasme » ou de sa conséquence directe, son rôle de rédempteur, ce sera le seul point délirant qui restera après ce qu’il sera convenu d’appeler sa guérison.

Nous avions constaté cette même fixité de l’énoncé et cette même persistance d’une idée délirante chez certains patients que nous avons entendus à Sainte Anne.

Par exemple, cet énoncé : « je suis une femme. Dans mon quartier tout le monde m’appelle Amanda ».

Et si ce patient, se faisait appeler Amanda, et se disait femme, il pouvait avec ses allures tranquilles, faire son marché, en plein été, en grosses chaussures de montagne et en bonnet pointu à pompons rouges : nul besoin de mascarade, nul besoin de jouer à la femme, la femme, il l’était.

Certains propos de Schreber sont aussi interprétés par Freud comme des métaphores.

Par exemple, il voit dans les « les oiseaux du ciel » évoqués par Schreber, une allusion aux jeunes filles de Vienne, écervelées et piaillantes, nous dirions en français, des étourneaux.

Si ces oiseaux viennent à fonctionner sur un mode métaphorique, ne serait-ce pas du côté de celui qui entend et non pas du côté de celui qui parle ?

Cela m’a amenée à questionner le terme de « métaphore délirante » que Lacan utilise pour qualifier le « fantasme » de Schreber.

Si la fonction de la métaphore c’est de produire du sujet, ce terme n’est-il pas malvenu à propos de la psychose ?

En effet, son « fantasme » n’entraîne pas pour lui une création de sens ou une nouvelle signification. Il ne prend pas non plus valeur d’interprétation, toutes ces incidences seraient à repérer dans le registre du Symbolique.

Or, ce qu’énonce Schreber ne peut s’entendre dans le registre du Symbolique. Les conséquences de son énoncé c’est dans le Réel que pour lui, elles interviennent ou qu’elles auraient à intervenir : il  s’affuble réellement de colifichets devant son miroir, il attend réellement son éviration par les rayons divins, il se dit la femme de Dieu, ce n’est pas du « discours courant,  ni de la ritournelle » : cet énoncé est le point pivot autour duquel s’organisera tout son délire, tout son rapport au langage et à la jouissance.

Alors, si le terme de « métaphore délirante » ne convient pas mieux que celui de « fantasme » pour qualifier ce type d’énoncés, comment les nommer ?

L’appellation de « phénomène élémentaire » rend mieux compte de la différence de clinique, dans ces deux champs de la pathologie que sont la névrose et la psychose, mais  cet énoncé représente seulement  un des éléments co-variants de la structure psychotique.

Nous pourrions reprendre le terme que proposait Charles Melman  et les appeler des vœux.

En effet, le vœu fait partie du champ de tout parlêtre, qu’il soit délirant ou pas, et sa connotation liée au souhait, au désir, le rend propre  à rendre compte des divagations humaines.

Je pourrais également proposer les termes de « point fixe » en tant que le point fixe vient organiser pour un sujet  la représentation du monde sur laquelle il peut certes s’appuyer mais aussi se fourvoyer.

Ces différentes nominations présenteraient l’intérêt de mieux traduire la réalité clinique que ces énoncés nous soumettent. En cela, elles me paraissent plus satisfaisantes que le terme de fantasme qui parle lui, des névroses ou des perversions. Ces nominations, plus affinées, nous invitent à plus de justesse dans notre lecture de ces problématiques énoncés.