La Jouissance par Valentin Nusinovici

La Jouissance

Valentin Nusinovici, Marseille, le 21 mai 2005

De quoi jouissons nous ? De quoi jouit le parlêtre ? C’est une question pratique et théorique qui implique un parcours un peu compliqué.

Lacan  a consacré une bonne part de son travail à cette question car c’est d’elle dont il  s’agit dans l’analyse. Quand  il introduit le terme de jouissance, il reprend à sa façon l’Au-delà du principe de plaisir de Freud. Que dit Freud ? Que le principe de plaisir certes régit le psychisme,  mais qu’au-delà de lui il y a la répétition. Les expériences traumatiques, spécialement celles de la petite enfance, se répètent bien qu’elles ne soient pas génératrices de plaisir. Et cette répétition dirige le sujet dans son existence. Cet au-delà du principe de plaisir est exemplifié en particulier par le fameux Fort-Da avec lequel l’enfant répète le départ de la mère, c’est-à-dire la première séparation subie, la première perte de l’objet, le premier ratage. Freud dit que l’expérience douloureuse est surmontée par sa répétition. Lacan va dire que cette répétition de la perte  produit de la jouissance. (ce qu’il nommera le «  plus-de-jouïr »)

Plaisir et jouissance ne s’opposent pas comme deux contraires. Si le principe de plaisir fait barrière à la jouissance, l’inverse n’est pas vrai, la jouissance peut aller jusqu’à la douleur mais elle ne fait pas barrière au plaisir (Lacan la définira même comme la répartition du plaisir dans le corps) Il a certes cherché à fonder un concept de la jouissance, mais cela ne l’empêche pas d’user du terme dans ses acceptions habituelles. Le concept chez lui ne cache jamais la sagesse de la langue !

Une formulation fondamentale de Lacan, que vous connaissez, se trouve dans les Ecrits, dans Subversion du sujet, c’est celle-ci : « la Jouissance est interdite à qui parle comme tel ». La jouissance est interdite au sujet en tant que celui-ci est barré, barré par la loi du langage, par la loi symbolique. A partir du moment où l’on parle,  plus exactement à partir du moment où les mots sont devenus des signifiants et ne sont pas des signes,  la parole va de signifiant en signifiant et ne peut que rater l’objet. Voilà pourquoi Lacan dit que la Jouissance (qu’il écrit là avec un grand J) est interdite à qui parle comme tel. Dans ce texte, il écrit Jouissance sur le Graphe, et la met en relation avec S de A barré S (A). On voit là que la jouissance est d’abord à penser comme une place, une place interdite.

Le manque dans l’Autre, S (A), c’est, entre autres manques, celui de la Jouissance (l’Autre étant ici aussi bien l’Autre réel, la mère d’abord, que, plus structuralement, l’Autre, lieu de la parole). La jouissance fait défaut à l’Autre  tout comme elle fait défaut au sujet, le problème étant  que c’est le sujet qui a la charge de cette place autour de laquelle son monde va s’organiser, puisque  l’Autre, en raison de ce manque qui le rend « inconsistant », ne saurait garantir cette place de la jouissance. D’ où les sacrifices, ceux des religions officielles comme des religions privées. L’homme passe son existence à sacrifier, pour maintenir cette place interdite, et c’est de ce sacrifice qu’il jouit !

Quand Lacan dit que la Jouissance est interdite à qui  parle comme tel, il joue sur l’équivoque : inter-dite, elle est dite entre les mots. On en prend quand même des « lichettes »,  le langage l’interdit, mais c’est par le langage et la parole qu’il y en a puisque c’est dans la répétition que la perte produit de la jouissance, comme nous l’avons signalé à propos du Fort-da.. Lacan développera une formalisation logique et topologique du plus-de-jouir.

Il ne faudrait pas penser que puisqu’elle est dite entre les mots la jouissance ne concerne pas le corps. Elle le concerne éminemment, elle ne concerne même que lui. « Il n’y a de jouissance que du corps », est l’affirmation matérialiste de Lacan, signifiant qu’il n’y a pas de jouissance éternelle. Et quand il dit qu’en parlant on jouit, ou encore que la pensée est jouissance, c’est toujours de la jouissance du corps dont il s’agit. Il est notre seul moyen de jouissance. Il faut donc le penser de façon non cartésienne : le penser comme non coupé de la pensée, ne faut pas le penser « au naturel », c’est-à-dire  indépendant du langage. Il n’y a que le corps animal qui soit « naturel ».

Le corps est pris dans le langage, dès avant la naissance, et il l’ « incorpore ». Comment se représenter cela? Le symbolique a sa consistance propre, en ce sens on peut dire qu’il y a un corps du symbolique. Lacan avance que c’est en incorporant le corps du symbolique que notre organisme devient « corps », un corps dont la jouissance est déterminée par le signifiant et qui n’a donc plus rien de naturel. Incorporer, il ne faut pas trop imaginariser ce terme, ce n’est pas avaler le symbolique, encore que la bouche tienne évidemment  un grand  rôle dans tout ce qui concerne le langage. Il y a quelque chose comme un marquage par le symbolique et le résultat de ce marquage est qu’une part du corps est « perdue », c’est la fonction de l’objet perdu que Lacan écrit petit a. La conséquence de cette perte c’est que la jouissance ne peut être entière, elle est marquée du sceau de la castration. Vous connaissez les quatre morceaux de corps qui représentent cette part de jouissance perdue.

Il y a une façon proprement lacanienne de penser le corps en tenant compte des trois registres de l’imaginaire, du symbolique et du réel. C’est le nœud borroméen. Le nœud situe le corps, l’inconscient (qui a comme support  ce qu’il nomme «  lalangue ») et un troisième rond qui les noue.  Le corps qui parle, dit Lacan dans «  La Troisième », est noué à l’inconscient par le réel dont il se jouit. . Cette expression – le corps est noué à l’inconscient par le réel dont il se jouit – est remarquable. «  Se jouir » est un tour littéraire moderne (H. Cixous : « une passion se jouit »,  Lacan : «  un corps se jouit »)  mais « se jouir de » est encore plus inhabituel. Il rappelle que la jouissance, déterminée par le langage,  dépend de la grammaire (ce que montrent déjà les formules de la pulsion). « Se jouir de » sonne comme « se jouer de », et évoque un savoir à l’œuvre, mais peut indiquer aussi que jouir d’un objet ne va pas sans jouir de soi. Notre jouissance des divers objets du monde, animés et inanimés, ne renvoie-t-elle pas au même réel constitué autour de l’objet perdu ?

L’objet « a », coincé au centre du nœud, est le «  noyau élaborable de la jouissance ». Ce noyau est élaboré par lalangue, c’est elle qui fait du réel – de ce qui est refoulé dans le réel : lettres, signifiants – un objet de jouissance dont notre corps  se jouit.

Lacan utilise une formule que je trouve très utile : le sujet barré, dit-il, sépare le corps de la jouissance. A l’Autre, nous l’avons déjà dit,  manque la jouissance, et au sujet  également Mais l’Autre ce n’est pas seulement le lieu des signifiants, c’est aussi le corps. Il est Autre parce que marqué par le symbolique et c’est de ce fait, nous l’avons dit aussi, qu’il a  perdu une part de sa jouissance. Dire que le sujet sépare le corps de la jouissance revient à dire que dès lors qu’il y a cette coupure qui constitue le sujet – coupure qui se manifeste dans la parole, plus exactement dans l’énonciation  – la jouissance du corps est tempérée par l’interdit. Il n’y a pas alors de manifestations pathologiques imputables à un excès de jouissance. A contrario, quand le discours se désubjectivise peuvent apparaître des manifestations somatiques. Ou bien des manifestations psychotiques dans lesquelles  l’excès de jouissance est patent. A cet égard le cas de Schreber est exemplaire.

Le complexe d’Oedipe aboutit à mettre une limite à la jouissance. La mère est interdite, pour le garçon son sexe est paralysé,  anesthésié, il doit se tenir tranquille. Ce n’est que plus tard qu’il pourra choisir parmi la série des objets féminins autorisés, l’interdit lui permettra d’aller courir ailleurs. Lacan ne situe pas simplement la loi comme interdictrice du désir. « La loi, dit-il, c’est le désir » Si la  mère est désirée c’est d’abord parce qu’elle est interdite.

Si l’on introduit maintenant le terme de jouissance sexuelle, on peut d’abord penser que  sans désir il n’y a pas de jouissance sexuelle, mais ce qui est sûr c’est qu’à  l’inverse, le désir ne garantit pas la jouissance. Issu de l’interdit, il est même d’abord une défense contre la jouissance: « tu peux toujours désirer, ça ne suffit pas pour atteindre l’objet de ton désir qui reste  interdit ». Cette défense, la névrose la cadenasse,  la jouissance n’étant  alors obtenue que par le biais du symptôme qui est bien une jouissance sexuelle, mais sans rencontre des corps. Ce que Lacan souligne, c’est que lorsque le désir n’est pas sur son versant névrotique d’inhibition une certaine transgression, qui est la marque de sa nature incestueuse,  est nécessaire à l’obtention de la jouissance.

Dire que le désir est une défense contre la jouissance revient à  dire qu’ il est arrêté par la barrière du principe de plaisir,  pour des raisons qui ne tiennent pas à la physiologie mais au complexe de castration.. Celui qui en donnant l’exemple, permet de ne pas s’arrêter à cette barrière, c’est le père, c’est là la fonction du père réel. Il y a de belles formules dans le Séminaire VII, l’Ethique de la psychanalyse, où Lacan présente La Chose comme une zone interdite par la barrière du principe de plaisir et la jouissance comme une avancée au delà. Il compare la loi à véhicule tout-terrain permettant cette avancée. Encore faut-il que le père en ait autorisé et même recommandé la conduite. La clinique démontre d’une part que l’interdit en soi ne suffit pas à permettre l’accès à la jouissance, le rôle du père étant déterminant, et d’autre part que l’absence d’interdit n’arrange rien. On voit des patients élevés dans une ambiance non seulement permissive mais complice où l’on se dit et se  montre tout, et qui baignent dans l’ennui et la morosité. D’un coté l’absence d’interdit ne permet pas que s’établisse le désir et de l’autre la carence du père réel  n’autorise pas la jouissance sexuelle. Il est  fréquent, et  peut-être de plus en plus, que ces deux conditions soient réunies.

Le phallus est la limite que la loi impose à la jouissance. Il  est ainsi  le signifiant de la castration et celui de la jouissance. La jouissance qu’il limite et qui n’est pas toute la jouissance, on va y revenir, est dite jouissance phallique. Cela concerne la jouissance sexuelle (mais pas toute jouissance sexuelle car il y a aussi une jouissance Autre), mais  aussi la jouissance langagière qui se trouve sexualisée par cette limite phallique.

Chez l’homme la jouissance sexuelle rencontre évidemment des limites d’ordre physiologique ;  comme le dit Lacan  l’instrument lâche toujours trop tôt sur le chemin de la jouissance. Mais  le signifiant prime sur la physiologie qu’il influence pour une bonne part. La limite à la jouissance il faut donc l’entendre  comme une limite qui concerne la chaîne signifiante. Les signifiants nous mènent vers la jouissance (qu’ils soient effectivement articulés dans la parole ou non) mais celle-ci est interdite parce que le phallus interdit la saisie de l’objet et  cet échec programmé commande la répétition. Le fantasme étant constitué autour de cet objet toujours raté, la jouissance phallique apparaît liée au fantasme inconscient.

Le signifiant phallique constitue  une limite inatteignable parce qu’il est le refoulé originaire dont  la levée est impossible. Tous les signifiants y  renvoient. Quoiqu’il se dise, c’est la signification phallique qui est en jeu. C’est pourquoi  ce n’est pas seulement la jouissance sexuelle qui est (éventuellement) phallique, la jouissance langagière l’est également. Les signifiants, dit Lacan, copulent dans l’inconscient et cela nous pousse à baiser.

Il faut maintenant nuancer ce qui vient d’être dit. Il n’y a pas que la signifiance phallique. Chez l’obsessionnel ce n’est pas au phallus que renvoient les signifiants, c’est à l’objet anal. Celui-ci , n’étant  pas véritablement refoulé fait  mastic entre les signifiants, selon l’expression de Cixous. Il y a des obsessionnels qui  nomment cet objet et même, si l’on peut dire, qui nagent dedans, qui en rêvent (pour l’homme aux rats l’étron est ce qui unit le sujet à l’autre, en bouchant le trou qui, de structure, les sépare)  et d’autres qui n’en  parlent  pas du tout, mais chez lesquels on entend que c’est cet objet qui donne sa signifiance à la chaîne.

Et puis il y a la jouissance Autre que Lacan dit être au-delà du phallus, au-delà de la castration,  ce qui implique que la castration a opéré pour le sujet en question. C’est une jouissance « supplémentaire » par rapport à la jouissance phallique. Elle caractérise la position féminine : les femmes ne sont pas toutes dans la castration, pas toutes dans la jouissance phallique. Voici le tableau de la sexuation.

A gauche, le sujet, barré par la castration et par le refoulement du signifiant phallique, vise l’objet petit a situé du côté droit On retrouve là les deux termes du fantasme et cela définit la position masculine. L’objet a vectorise le désir et représente la jouissance. Du coté droit du tableau qui définit la position féminine, il n’y a pas de signifiant qui soit le support de cette position, sinon on pourrait écrire La Femme. Ce qui peut s’écrire c’est seulement La barré lequel est en rapport avec grand phi à gauche et avec S de grand A barré à droite. (dans Subversion du sujet, on l’avait  vu, la jouissance, qui n’était pas encore distinguée comme  phallique ou comme  Autre était mise en rapport avec S de grand A barré).

Il y a donc cette jouissance Autre, infinie, caractéristique de la position féminine. Elle s’éprouve (bien que ce ne soit pas toujours le cas) et elle peut s’illustrer- vous vous souvenez de ce qui l’illustre sur la couverture du Séminaire XX :, l’extase de Sainte Thérèse selon le Bernin –  mais elle ne peut se dire. «  La féminité la dérobe ». Il n’y a pas de dire qui puisse l’expliciter, qui en serait spécifique. Car l’ensemble de signifiants qui la supporte n’a pas de référent. Contrairement à ce qui se passe pour la jouissance phallique, les signifiants ne sont pas vectorisés par un objet oral, anal ou autre. Ceci a l’intérêt d’indiquer que le phallus ne vectorise pas toute parole, toute pensée, toute jouissance. C’est là un apport de Lacan qui modifie l’écoute de l’analyste, qui l’ouvre à la dimension Autre.

Cette jouissance Autre qui divise une femme (puisque celle-ci a déjà affaire à la jouissance phallique) n’est pas forcément bien supportée. Elle n’est pas, contrairement à la jouissance phallique, subjectivée, ce qui peut être déroutant. C’est pourquoi Lacan dit qu’une femme est toujours un peu folle… de pas être folle-du-tout. La jouissance sexuelle masculine au contraire est homogène à la position du sujet et narcissisante, à condition qu’il y ait eu castration. A l’inverse, chez un psychotique elle peut ne pas être toléré. Elle ne l’est pas non plus, au départ, chez le petit Hans, faute de castration.

Un enfant, en tant qu’objet a,  peut être pour une mère le bouchon qui fait remède à la division qu’elle éprouve à être située entre deux jouissances. C’est une modalité de défense ordinaire qui la soulage de sa position dans le fantasme de l’homme, à savoir d’être elle-même  pour lui l’objet petit a.

Le terme d’acte, tellement important chez Lacan, a le rapport le plus étroit avec la question de la jouissance. Cela se repère déjà à ceci que dans le séminaire  la Logique du fantasme Lacan introduit l’acte analytique parallèlement à l’acte sexuel. L’acte sexuel est celui qui mettrait en rapport les deux pôles opposés de  la jouissance phallique et de la jouissance Autre. Il est pour le moins problématique puisqu’il n’y a pas de signifiant spécifique de la jouissance Autre. L’acte analytique est celui qui isole l’objet petit a contre l’idée d’une jouissance qui serait unifiante.

Lacan a souvent souligné que les modalités de la jouissance varient avec le temps, les cultures, les religions, l’économie. Quand il disait dans l’Ethique, comme je l’ai déjà signalé, que pour s’avancer dans la direction de La Chose la loi était nécessaire comme l’est un  véhicule tout-terrain,  il ajoutait qu’au moins jusque là il en avait été ainsi. Il dira plus tard, dans  Télévision que le capitalisme avait mis le sexe au rancart et parlera de  la précarité de notre mode de jouissance « qui dorénavant  ne se situe  que du plus jouir ».

Le plus de jouir, ce terme qu’il forge en référence à la  plus-value de Marx, et à la  prime de plaisir de Freud (cf.  Le Mot d’esprit) fait  merveilleusement entendre, selon que l’on accentue ou pas le s, qu’il n’y en a plus (l’objet est perdu) ou qu’il y aura de la jouissance. C’est sans doute pourquoi Lacan utilise le terme à propos de l’objet a du fantasme, objet refoulé, aussi bien qu’à propos d’objets de la réalité.

Melman parle dans son livre L’homme sans gravité d’une « nouvelle économie psychique », il y  oppose  jouissance phallique et jouissance de l’objet, l’objet étant entendu non dans le sens de l’objet refoulé, perdu, mais au sens de l’objet de la réalité. Il s’agit des drogues, des images, de l’objet voix qui  nous est diffusé sans pitié, des objets alimentaires, de tous les déchets dont nous ne pouvons plus nous débarrasser. Alors que l’économie capitaliste produit de plus en plus d’objets pour stimuler la demande, le refoulement est en perte de vitesse. L’exhibition de la jouissance prévaut sur l’idéal qui commande le refoulement L’inconscient qui est le discours de l’Autre ne peut que s’en trouver modifié. La jouissance à laquelle on a affaire, souligne Melman est la jouissance de l’excès.

Le rôle de la science dans cette évolution est évidemment majeur : un éminent chercheur disait récemment  dans  le Monde que le nouveau challenge scientifique, maintenant que le problème de  la procréation est réglé, est la maîtrise de la sexualité. Le Viagra c’est encore peu de chose, des médicaments vont être inventés qui feront beaucoup mieux, qui la feront marcher cette machine ! Il est vrai qu’on peut agir, et très efficacement, sur la machine organique. Mais du coup le sujet, qui a rapport avec le corps et non avec l’organisme, va se retrouver radicalement étranger à ce qui se passe ! Ce qui fait la spécificité de notre sexualité (dans le registre phallique) c’est que le sujet y est concerné du fait de la castration –  ce trou dans l’inconscient que sexualise le refoulement du phallus. Melman dit qu’il se pourrait qu’à l’avenir l’inconscient  ne soit plus sexualisé, qu’il cesse alors d’être investi et qu’ il n’y ait plus de transfert.

Si  Jouir à tout prix est le sous-titre de son livre, c’est que ce n’est plus essentiellement de la jouissance sexuelle dont il s’agit, son instrument  ne tiendrait pas le coup pour un tel programme. Pour ce qui est du reste de l’organisme, la limite est davantage susceptible d’être repoussée. Si on accoutume l’organisme à jouir à tout prix, la jouissance sexuelle cesse d’être la jouissance de référence, comme elle l’était traditionnellement et bien sûr du temps de Freud, elle devient une jouissance parmi d’autres. Quand le refoulement prévaut, le corps est  Autre, du coup et comme les religions l’ont toujours enseigné, on n’est pas propriétaire de son corps. Il est un des lieux où se tient le phallus et s’il y un propriétaire du corps c’est ce dernier, c’est donc à lui qu’on sacrifie. Aujourd’hui on s’éprouve de plus en plus  propriétaire de son corps et la loi, qui s’adapte à l’évolution des mœurs, le confirme. Lacan disait que le désir de l’homme c’est l’enfer ! Cela restait son désir car il n’allait pas au bout de son fantasme. Melman dit que la tendance serait de ne plus s’arrêter en chemin, ce qui signerait la victoire de la pulsion de mort.

Il faut  rappeler le terme de satisfaction, très présent chez Freud, Befriedigung, qui contient la racine Fried, la paix. Freud compare la satisfaction du sujet masculin après l’amour à celle du bébé repu après la têtée (peut-être ne se prosternait-il pas tant que le dit Lacan devant la jouissance phallique ?) Lacan  dit que la satisfaction de l’orgasme tient à ce qu ‘on ne s’aperçoit pas de ce qui manque (du trou castratif entre les deux partenaires). Ce qui ne signifie pas qu’il y ait alors acte sexuel (au sens de Lacan) puisque la mise en rapport des deux jouissances impliquerait, au contraire, la prise en compte de la castration.

L’insatisfaction subjective peut fort bien accompagner la jouissance. L’insatisfaction subjective de la névrose va de pair avec la jouissance du symptôme. De ce qui se dessine de la nouvelle économie psychique tout indique qu’elle ne favorisera pas la satisfaction subjective. Melman insiste sur le fait que la jouissance excessive qu’elle promeut ne peut aller que dans le sens de l’abrutissement,  voire de l’annihilation du sujet.

Lacan, dans le séminaire sur la Logique du fantasme, se demande comment la jouissance est maniable à partir du sujet. Il prend l’exemple du pervers et dit que celui-ci restitue à l’Autre sa jouissance, qu’il vise à  le compléter de la jouissance qui lui manque. Voilà un type de maniement de la jouissance à partir du sujet. Melman préfère  tenir  compte dans la perversion du rapport à l’objet positivé, non  inscrit sur fond de manque. Partant de là il inclue les addictions dans le cadre des perversions puisque c’est bien dans ces cas la réalité de l’objet qui compte.

La boulimie a pris aujourd’hui une extension fantastique et on peut se demander où intervient le sujet dans cette modalité de jouissance en rapport avec la pulsion orale .Dans la pulsion – acéphale – le sujet est absent, c’est l’objet qui commande. Mais le sujet anticipe la crise boulimique dont il va s’absenter. Acheter  ce qu’il  faut est si facile et quel plaisir de trouver tout à disposition dans une grande surface ! C’est ce que dit une patiente qui le matin écrit un mot à son mari pour lui dire sa joie de le retrouver le soir et de passer un moment avec lui. C’est  le sujet qui s’exprime, un sujet un peu hystérique. Mais le soir ce n’est pas ce qui se produit : le mari, fort de la promesse du matin l’attend dans la chambre à coucher, et elle  reste au salon. Pas dans la cuisine, mais au salon, avec tout ce qu’elle a prévu  d’ingérer et un livre, et  très vite c’est l’insatisfaction là où la  satisfaction semblait promise. « La nourriture m’accapare » dit-elle ! L’objet se met à commander : «  il  faudrait que ça ne s’arrête pas ». La seule limite c’est ce que l’estomac peut supporter. Mais si l’objet commande,  ce n’est pas sans son accord : elle lit, d’autres regardent la télévision,  j’en connais une qui prend des somnifères avant de commencer. Est-ce que cette somnolence est une façon de se laver les mains de ce qui va se passer, favorise-t-elle une activité inconsciente ? Je ne saurais répondre.

Melman avait parlé de l’innocence de l’oralité. C’est bénin de manger des paquets de biscuits, on se tient à l’écart du sexe. Mais il y a le vomissement et là le sujet est impliqué. C’est un acte volontaire, l’organisme ne peut pas tout faire tout seul,  il  faut bien l’aider: « je ne garde pas, je rends et je ne prends pas de poids » ! Il y a de quoi se sentir coupable à utiliser des trucs pareils, même si cela peut sembler une façon de rendre quelque chose à l’Autre. Question majeure dans ce type de cas : celle de la séparation d’avec l’Autre. Mais le vomissement ne rend rien à l’Autre car ce n’est pas un acte, c’est un comportement – on se libère de ce qu’on a sur l’estomac – ce n’est pas subjectivé.

Pour finir, quelques mots concernant l’analyste. Il faut d’abord souligner le rapport étroit que fait Lacan entre jouissance et éthique. Ce n’est pas un hasard  s’il choisit d’introduire le terme de jouissance  lorsqu’il traite de L’Ethique de la psychanalyse. L’éthique de l’analyse, c’est ce qu’enseigne la structure. Elle impose à l’analyste une place et il manifeste son désir d’analyste en la tenant. C’est là son acte. A cette place, il est un semblant du petit a de l’analysant, ce qui implique que son petit a  à lui soit laissé hors de jeu , et ce qui a pour conséquence  que de l’objet petit a de l’analysant il ne peut en jouir. Dans l’analyse il n’est question que de jouissance, cela ne veut pas dire qu’on en parle explicitement. Quand on ne parle que de cela, il y a plusieurs cas de figure. Le cas le plus rare est celui du vrai pervers : il ne parle de la jouissance que pour s’en vanter, lui sait ce qu’est la bonne jouissance. C’est rare parce qu’il ne vient pas souvent en analyse et si c’est pour vanter sa  jouissance et faire du prosélytisme, l’analyse est engagée d’une telle façon que cela ne devrait pas aller bien loin. Ensuite, il y a des cas d’addiction et des cas, si l’on peut s’exprimer ainsi, de la nouvelle économie psychique, c’est-à-dire des cas moins typiques de névrose ; ils viennent parler de leur jouissance, mais sans s’en vanter, plutôt pour se plaindre de l’esclavage qu’elle représente. Le pervers lui ne se plaint pas de son esclavage, Lacan dit qu’il s’offre loyalement à la jouissance de l’Autre. Les névrosés, lorsqu’ils se plaignent de leur symptôme, c’est de leur jouissance dont ils parlent. C’est cette modalité de jouissance qu’ils nous demandent de corriger, tout en y tenant mordicus.

Dans La Troisième, en 1974, Lacan appelle symptôme « ce qui vient du réel » (dans le nœud borroméen la corne du symptôme part du rond du réel vers celui du symbolique). Le symptôme est une irruption de  jouissance phallique et on voit bien grâce au nœud que si on lui fournit du sens, il peut se développer. Il s’agit de le grignoter en lui ôtant du sens. C’est le travail sur lalangue – un travail qui produit une jouissance qui est celle de la lettre – qui peut permettre de gagner sur le symptôme et sur la jouissance phallique qui le soutient.

Discussion

Edmonde Luttringer :

Ce que tu m’as apporté d’essentiel, c’est un éclaircissement sur ce que tu appelles des paradoxes qui sont pour moi des contradictions permanentes dès que l’on parle de jouissance : « seul un corps jouit », « il n’est plus question du corps » !

Valentin Nusinovici :

Lacan dit des choses qui vont contre notre appréhension ordinaire et nous ne sommes pas spontanément lacaniens. Il nous dit d’abord qu’un  corps ce n’est pas ce que l’on voit et que c’est parce que nous sommes captifs de l’imaginaire que nous ne pouvons concevoir un être vivant qu’à l’intérieur de son corps .C’est évidemment de cette façon que la médecine l’aborde, mais nous, nous devons tenir compte de sa prise dans le symbolique et de la partie perdue qui en est  la conséquence, car c’est cette partie perdue ; ce petit a qui commande son fonctionnement. Peut-être que  les contradictions c’est ce qui heurte notre imaginaire.

E.L.

Tu amènes que ce qui est interdit est désiré – La mère est interdite mais elle ne peut pas être désirée – mais tu dis que de toute façon c’est toujours la mère qui est désirée quand on va désirer d’autres femmes.

V.N.

J’espère que ce n’est pas trop limpide, parce que si cela l’est trop ça ne fonctionne plus.

E.L.

A un moment donné, à propos de la jouissance Autre, tu parles de quelque chose par rapport au signifiant. Je pense qu’à propos de la jouissance Autre on ne peut pas parler de signifiant. Tu dis que cette jouissance Autre c’est un ensemble de signifiants qui ne sont pas bornés par le phallus. Ce n’est pas un ensemble de signifiants, ce n’est pas possible. Pour moi c’est un ensemble vide, parce que si tu mets des signifiants dans la jouissance Autre elle pourrait se parler or elle ne peut pas se parler.

V.N.

Tu as raison ! Mais je vais te rappeler un autre paradoxe : Lacan dit que la jouissance phallique est hors corps et la jouissance Autre hors langage. La jouissance phallique n’est éprouvable que dans le corps. Pourquoi l’appelle-t-il hors corps ? Parce que le phallus ne vient pas du corps, le phallus est un signifiant. Bien sûr que le pénis, représentant du phallus fait partie du corps mais, en un certain sens, il est coupé du corps. Par l’opération de la castration, il en devient une partie séparée – cf. le petit Hans –Et sa jouissance est une jouissance parasitaire, ce que les psychotiques nous disent parfois.  Pour la jouissance Autre il y a aussi un paradoxe : elle est  hors langage donc elle ne peut être dite mais comment peut-elle avoir rapport avec S de grand A barré si ce n’est par des signifiants. Ce qui la met hors langage c’est que ces signifiants n’étant pas vectorisés par une signification spécifique, la jouissance ne peut être dite. Je ne vois pas ce  qui pourrait la supporter si ce n’est des signifiants. Ce qui est possible et je vais dans ton sens, c’est que en tant que jouissance elle ne soit pas inscrite dans l’inconscient, mais je ne vois pas comment cette avancée, pour reprendre le terme de Lacan vers la jouissance, elle pourrait s’appuyer sur autre chose que des signifiants

E.L.

C’est le vide prouvé !

V.N.

Là, non, c’est de la topologie, on ne peut pas marcher dans le vide prouvé, c’est le seul point sur lequel je ne peux pas céder. ( ?)

Elisabeth Olla

Si on ne se place pas du côté de la topologie mais uniquement du côté du tableau, du côté gauche qui est le tableau de la position subjective masculine il y a le sujet et vous dites dans votre exposé que d’éprouver cette jouissance Autre la femme peut être déstabilisée du côté d’une position subjective en tant que sujet. Ce qui divise ce sujet barré c’est quand même bien un signifiant dû à la perte d’un objet et du coup, la femme du côté droit du tableau, il n’y est pas ce sujet.

E.L.

Et du côté de la jouissance Autre encore moins.

V.N.

Une femme n’est pas sujet du côté droit, je suis d’accord. Elle est des deux côtés, elle est quand même sujet, elle a quand même bien un fantasme.

E.L.

Restons dans la jouissance Autre !

V.N.

Topologiquement on dit que l’on a affaire d’un côté à un ensemble borné et de l’autre à un ensemble ouvert. Ensemble de quoi ? Je ne vois pas autre chose qu’un ensemble de signifiants !

E.L.

Pourquoi ne serait-ce pas un ensemble vide ?

V.N.

L’ensemble vide a affaire avec le refoulement originaire du phallus, avec la place du sujet de l’énonciation.

E.L.

La jouissance Autre je ne la met pas du côté de la répétition. La jouissance phallique elle, est nouée à la répétition du trauma, mais la jouissance Autre je ne la mets pas du côté de la répétition [de signifiants].

V.N.

Peut-être que je me trompe ! Ce qui m’a fait aller dans ce sens là, c’est que le premier repère structural de Lacan concernant la jouissance c’est S de grand A barré, c’est-à-dire le signifiant pour quoi tous les autres signifiants sont représentés. La jouissance phallique est marquée par une discontinuité ; pour la jouissance sexuelle cela tient au fonctionnement de l’appareil masculin, mais le signifiant aussi est discontinu. Cette jouissance est limitée et discontinue. La jouissance féminine ne l’est pas, elle n’est ni limitée ni discontinue. Ce qui nous mène à la jouissance ce sont les signifiants. De plus c’est toujours le même Autre, la femme n’a pas affaire à deux Autres. Darmon le schématise ainsi : d’un côté l’Autre est borné par le phallus, et du coté S de grand A barré il est infini. Une femme a rapport à ces deux cotés et cela, je crois par des signifiants. Pour la  répétition je suis d’accord, elle concerne le fantasme et donc la jouissance phallique.

E.L.

Dès que tu parles de jouissance sexuelle, tu es sous l’égide du phallus.

V.N.

Dans la jouissance sexuelle féminine, il y a de la jouissance Autre comme de la jouissance phallique. Je pense que l’on peut exemplifier la jouissance féminine par celle du rapport sexuel, mais pas seulement, parce que la sexualité ce n’est pas exclusivement  la rencontre des corps. Lacan dit que poser la question de la jouissance féminine c’est déjà ouvrir la porte à tous les actes pervers, pousser à établir un savoir de cette jouissance-là c’est déjà pousser à la perversion. C’est peut-être pour ça qu’il  n’en a pas dit plus et il a toujours dit que les femmes elles-mêmes ne pouvaient pas en dire plus…

E.L.

Peut-être qu’on en sait plus mais qu’on ne peut pas en dire plus.

V.N.

Ah oui, il y a ce savoir

E.L.

C’est ça qui est intéressant. Melman dit qu’elle s’entend mais qu’elle ne peut pas se dire. Elle s’entend en tant qu’Autre.

J’aime beaucoup ce que tu as amené sur la position de l’analyste, il faudrait l’écrire et l’afficher dans son cabinet.

Autre chose aussi, quand tu dis que le corps est le lieu de l’inscription des signifiants, j’ai envie de donner un exemple que je trouve assez juste. C’est le cas d’une jeune fille atteinte de rectocolite hémorragique – ce sont de petites perforations de l’intestin – Dans le travail que j’ai fait avec cette jeune fille il y avait dans sa vie une grand-mère qui était une abomination, un tyran. Je lui dis que cette femme elle en parle comme d’une vrille et elle me répond qu’on l’avait surnommée Toperilla mot d’origine judéo espagnole qui veut dire vrille. J’ai vraiment eu l’impression que c’était ce signifiant là qui était venu lui trouer le corps, pour moi c’était évident. C’est ce travail là qui l’a aidé à s’en sortir.

V.N.

C’est très intéressant. J’avais entendu dire par Jean Guir, l’un des premiers à avoir travaillé la psychosomatique dans la lignée lacanienne, combien il était était important de tenir compte des modalités de jouissance chez les grands-parents.

La psychose est l’illustration du cas où le corps n’est pas séparé de la jouissance ; Dans le déclenchement de certaines maladies organiques, on peut constater dans la période précédent la maladie quelque chose comme une abolition de la  subjectivité. On a l’impression que du côté du sujet ça ne tient pas et que, pour citer à ma façon la formule de Lacan : le sujet ne sépare plus le corps de la jouissance. Dire qu’une maladie c’est une irruption de jouissance dans le corps c’est peut-être une facilité, mais ça a à voir avec cela. Ce que tu apportes là est très intéressant, parce que la jouissance de l’Autre dans ce cas là,  c ‘est bien d’abord la jouissance  d’un Autre réel auquel le sujet a eu à faire, et c’est cela qui a influencé sa position de sujet et donc  le rapport du corps à la jouissance.

E.L.

Elle était sa préférée avec ce que cela entraîne d’exigences de cette grand-mère dans la toute

puissance. Elle était réduite à la merci de cette femme odieuse.

V.N.

J’avais toujours eu l’impression jusqu’à présent, dans les cas que j’ai vus,  que c’était la mère qui avait le rôle essentiel.

E.L.

La mère était la belle fille qui pour ne pas contrarier le mari supportait tout. Quant au mari, c’était le fils totalement soumis à la toute puissance maternelle.

V.N.

La « grand-mère paternelle », c’est presque une holophrase réalisée, d’être la grand-mère paternelle, cela ne laisse pas d’espace.

Ghislaine Chagourin

A la fois ça part dans le signifiant, le signifiant brille !

E.L.

Toperilla ! Elle a fait un bond sur sa chaise quand je lui ai dit qu’elle en parlait comme d’une vrille. « Toperilla, c’est comme ça qu’on l’appelle » !

G.C.

Par rapport à l’ensemble des signifiants dont vous parliez tout à l’heure, j’avais gardé à l’esprit que la jouissance Autre était rattachée quelque part à la jouissance phallique.

V.N.

Elle l’implique, c’est une jouissance supplémentaire. Lacan citant Tirésias : deux fois plus de jouissance, mais elle est divisée.

E.L.

Je ne sais pas ce qu’il en est de cette jeune fille. Elle n’avait pas eu l’occasion de rencontrer un garçon, ce n’était pas possible. Cette rectocolite compliquait les choses. Les crises avaient commencé au retour de vacances avec la grand-mère. Elle était dans un tel état que sa mère avait dû venir chez moi pour repérer sur le chemin les bistrots où elle pouvait s’arrêter pour aller aux toilettes. La première chose qu’elle avait faite chez moi avait été de repérer les toilettes.

V.N.

C’est très beau que ce soit la mère qui ait repéré, « maternalisé » le chemin, ce n’est pas fréquent que cela se produise. Souvent les personnages clés n’autorisent pas ce genre de déplacement chez un analyste,  souvent ils ne sont pas d’accord, cela les met trop en cause.

E.L.

Elle n’est venue qu’après la mort de la grand-mère. Son père, sa mère, tout le monde était d’accord. Elle a pu venir quelques années et les crises se sont espacées. Quand elle est partie cela faisait deux ans qu’elle n’en avait plus eu. Elle avait pu faire une rencontre amoureuse et les choses s’étaient bien passées.

V.N.

Dans sa conférence de Genève, Lacan interrogé sur la psychosomatique, dit qu’il faudrait que ces patients apprennent quelque chose de leur jouissance et de ce qu’elle implique. Faut il quand on parle là de jouissance, la rapporter à ce qu’ils éprouvent du fait de leur affection? Oui et non. Il y a peut-être une jouissance en rapport avec se qui se passe de douloureux dans le corps, mais on ne peut  limiter la question à cela. A coté d’une éventuelle jouissance liée à l’affection, il y a l’économie générale de la jouissance de cette personne. D’ailleurs il y a des maladies psychosomatiques dans lesquelles il n’y a pas de lésion qui soit douloureuse. Melman évoque, à propos justement de la recto-colite,  un organe qui jouirait de lui-même, sans qu’il y ait là de subjectivation. Je pense que notre action concerne le sujet, parce que, je me répète, le sujet est ce qui sépare le corps de la jouissance. Peut-il comprendre ce qui s’est passé ? Il y a des cas où il comprend, parfois c’est grâce à une interprétation pleine de sens, parce que du sens on en fabrique ! ,

E.L.

Dans le cas particulier de cette patiente, le fait de sa rectocolite l’a livrée encore plus à sa grand-mère puisqu’elle ne pouvait pas sortir, elle était encore plus à sa merci. Son père livrait un véritable culte à sa mère au point qu’après sa mort il avait érigé sa chambre en un véritable mausolée dans lequel il allait se recueillir. Il aurait mieux fait de … ! Cette fille donnait le sentiment qu’à la fois elle avait trouvé une maladie qui lui permettait d’être encore plus à la merci de la grand-mère dans une sorte de jouissance masochiste et en même temps elle avait quelque chose qui la faisait se vider, comme pour ôter toute prise à la grand-mère, d’une manière assez paradoxale.

V.N.

Les paradoxes de Lacan sont actifs, ils nous mobilisent subjectivement. Des situations comme celle ci sont gelées parce que le sujet reste dépendant de l’Autre. Cette dépendance totale de l’Autre il l’éprouve comme nécessaire et insupportable, chaque fois qu’il essaie de se séparer il risque de rechuter et s’il revient en arrière, il étouffe. Là où nous pouvons être efficaces c’est au niveau de la dialectisation de la séparation, de ce qui est perdre dans un engagement personnel et de ce qui est à gagner. Les addictions posent un problème semblable de non séparation.

Ghislaine Chagrin

Ce que vous disiez de la boulimie et notamment la question de la séparation me ramène à une patiente boulimique qui a mis très longtemps à parler de sa boulimie. Un jour elle m’a dit que ce dont elle rêvait, c’est qu’entre son estomac et sa bouche il y ait une poche qu’elle puisse détacher, la vider et la remettre. La séparation pourrait se faire par cette poche.

V.N.

Ce qui est intéressant c’est cette idée de dérivation, les voies de la jouissance sont déjà tellement fixées que s’il devait y avoir une dérivation quelconque ce serait une dérivation signifiante. Tant que c’est présenté sur le mode imaginaire c’est peu opérant, cela nous indique quelque chose qui symboliquement ne se fait pas.

G.C.

Et qui se détache en plus ! C’est vraiment la tête, la poche et l’estomac.

G. Nusinovici

Cela me fait penser à une patiente que j’ai eu il y a de nombreuses années qui a failli plusieurs fois mourir de crises d’asthme. Elle me disait : « je fais des crises d’asthme pour que ma mère vive ». Par la suite j’ai eu la mère en analyse et elle disait : « je ne vis que grâce aux crises d’asthme de ma fille parce que je rejoue sa mort, c’est mon moteur vital ». Derrière tout cela il y avait pour cette mère l’image de sa propre mère tenant dans ses bras sa sœur qui venait de mourir et lui ayant toujours reproché qu’elle, l’enfant chétif, aurait du mourir alors qu’elle a perdu le beau bébé. Elle était restée sur l’image de cette femme se promenant dans une pièce avec son enfant mort dans les bras et elle rejouait cette scène avec sa fille agonisant dans ses bras puisqu’elle n’appelait le SAMU qu’à la dernière minute. Dans son discours c’était : « elle étouffe, comme à Buchenwald … ». C’est un réanimateur de garde qui m’a appelée un jour, c’est assez rare qu’on appelle le psychanalyste, pour me dire que si je ne faisais pas quelque chose, il ne la sauverait pas une autre fois. J’ai alors dit à la mère que j’arrêtais de voir sa fille et que je la verrai elle, qu’elle ferait une analyse et je l’ai faite allonger. A partir de là tout est rentré dans l’ordre, sa fille était sauvée. L’image de la grand-mère était là, fixée ! Je pense qu’il s’agit d’une femme perverse.