Leçon I du séminaire « Le sinthome » par Catherine Prudhomme

Cette première leçon fait le lien entre le travail en devenir dans le séminaire, soit les pistes que Lacan va emprunter, et le travail effectué dans le dernier séminaire R.S.I. qui se poursuit ici : Le symptôme, dans la triade Inhibition, Symptôme, Angoisse, localisé dans le nœud borroméen entre Symbolique et Réel, les trois nominations, seule la nomination symbolique sera reprise, et le nouage par le Nom du Père.

L’écriture du mot sinthome montre d’emblée le lien entre :

– L’écriture de Joyce et le rôle qu’elle a tenu dans sa structure, soit la fonction de l’écriture pour Joyce. L’écriture comme un effet du dit, du langage.

– et L’écriture de Lacan, écriture du nœud borroméen, élaboré à partir de sa pratique analytique, écriture primaire qui appelle un dit.

Lacan dit helléniser sa lalangue pour réinventer ce mot sinthome en fait ancienne graphie du symptôme, passage dû à Rabelais, sous tendu par la  science, la médecine. Cette nouvelle graphie sinthome fait apparaitre la chute (ptôme), le sin, la faute, au cœur de l’œuvre de Joyce ainsi que la nomination le saint homme en référence à l’admiration qu’avait Joyce pour saint thomas d’Aquin, sous la forme d’une discussion que l’on retrouve dans Portrait de l’artiste en jeune homme, autour de la claritas et du beau. Cette nomination de Joyce en Saint Homme éclaire cette identification à son symptôme que Lacan met en évidence dans le titre de sa conférence « Joyce le symptôme ».

L’écriture de Joyce, celle d’Ulysse et de Finnegans wake, par l’intermédiaire de la langue anglaise et non sa lalangue gaélique,  joue sur la langue, les langues, les homophonies, allant du sens au hors sens, devenant quasi illisible sinon à la lecture à haute  voix, jouissance à ciel ouvert. La langue pour Joyce n’a pas trouvé à s’ordonner dans le régime du Père dont c’est pourtant la mission celle de délivrer un sens, la jouis-sens phallique, à la langue. Mais cette langue a été recrée d’une certaine façon, ce devoir auquel Joyce se tient comme il l’exprime à la fin du Portrait, point de bascule vers une écriture plus singulière, «Je pars rencontrer la réalité de l’expérience et façonner dans la forge de mon âme  l’esprit incréé de ma race ». De renouer sa lalangue à sa langue cela amène son écriture qui fait tenir sa structure.

Avec le nœud borroméen, ce n’est pas seulement la parole qui a une fonction chez le sujet, ce nœud intéresse la manière par laquelle un sujet s’accommode de l’existence du langage. Lacan a promu le concept de parlêtre à la place du sujet dès lors qu’il ne repère plus celui-ci de la seule articulation du signifiant mais de l’articulation du nouage du Réel, Symbolique ,Imaginaire .Dans les névroses, cette articulation s’organise par un nouage entre les trois registres enserrant un trou, le nœud est borroméen, mais à la fin du séminaire R.S.I.lacan  introduit le Nom du Père pour renforcer ce nouage toujours borroméen. Ce nouage est différent dans les psychoses, soit d’une part, par la mise en continuité des trois registres : le nœud de trèfle, soit d’autre part, par l’impossibilité pour l’un de ces registres de se lier aux autres, donc ratage du nœud. Chez Joyce, la possibilité d’existence d’un symptôme psychotique a permis à Lacan de souligner que le rond de l’imaginaire ne se nouait pas aux ronds du symbolique et du réel. Par contre, l’absence avérée du développement d’un délire psychotique et l’originalité de l’écriture de Joyce amènent Lacan à considérer que l’écriture comme œuvre d’art avait une fonction particulière dans ce nouage ; elle ferait tenir les trois R.S.I. à la condition d’un quatrième rond. Mais ce nouage à quatre sera –t-il encore borroméen ,et le sinthome sera-t-il  le nom de ce quatrième rond ou bien le nom de cette équivalence du nom du père et du symptôme , ou bien encore le nom de cette identification au symptôme ? Pour Joyce, mal structuré sur du trois, dont l’imaginaire fuit de façon indépendante et qui agit en son insu, son écriture, création d’un objet condensateur de jouissance, son sinthôme, va consolider ce nouage lui permettant d’en faire un usage logique. Lacan parle de lapsus du nœud chez Joyce.

En ce début de séminaire, Lacan revient sur la nomination : «La nature ne se spécifie que d’être un potpourri de hors nature. » Elle est donc nommée c’est-à-dire appartenant aux trois registres R.S.I. L’unité du corps vivant le UN n’est plus supporté par la seule image et opération symbolique du passage par le A mais des trois dimensions, le réel participant de l’animation du corps vivant. Ainsi le parlêtre est donc ce passage relatif à un déplacement du sujet du signifiant au corps parlant. Ceci impliquant d’une part que le Un n’existe pas dans la nature, autrement dit qu’il  il n’y a pas de rapport naturellement sexuel, et d’autre part que pour comprendre le clivage entre nature et chaos, il nous faut saisir en quoi une part de réel est informé par le symbolique alors, qu’une autre part ne reçoit aucune information. Dans le séminaire R.S.I, « On ne remarque pas que l’idée  créationniste du fiat lux inaugural n’est pas une nomination. Que du symbolique surgisse le réel c’est ça l’idée de la création, n’a rien à faire avec le fait que dans un temps second, un nom soit donné. »

Ainsi dans la clôture des journées d’avril 75, « c’est à ce niveau qu’intervient la distinction du trou de l’urverdräng (non pas fiat lux mais fiat trou) et la nomination de ce trou. » Cela amène la question de la différence entre ce que Lacan nomme nomination symbolique où il repère l’activité de nomination par laquelle un nom est donné, par Adam, à chacun des animaux, et la nomination du réel qu’il impute au père nommant, ce dans R.S.I.

Lacan reprend   cette nomination   en pastichant Joyce dans Ulysse.  Joyce lequel par le nom de Joyce va nommer son père. Dieu charge Adam (jeu avec la dame chez Joyce) de nommer. Mais cette nomination ne peut se faire que dans lalangue, « l’Evie », Eve étant la première personne qui se sert de la langue pour parler au serpent, le serre-fesse, faille, phallus pour faire un faux-pas. La faute, sin du sintome, de la femme sera attribuée par Joyce à la femme, soit une autre façon de la désigner. La faute, le péché, sin du sinthome contre lequel Stephen règle sa conduite face à la défaillance du père. Donc il y a jeu entre la nomination et le jeu des signifiants A barré pour que ne cesse pas la faille. Le symptôme, comme on l’a vu antérieurement est  ce qui ne cesse pas de s’écrire. Pour Joyce, il en va un peu différement,ce que Lacan décrit en reprenant  la proposition logique « ce qui cesse de s’écrire » modalité du possible, Lacan  dit «  il faut y mettre la virgule , une petite verge  », ce que désigne la latin virgula, «  qui joue comme coupure, comme cesse de la castration. » Le sinthome. Le sinthome est une nomination, réponse au défaut d’un Autre du nom. C’est en raison de sa fonction connectrice  partagée du Nom du Père, réduit à sa fonction de nomination et du symptôme que Lacan peut finalement faire équivaloir le père et le symptôme, d’où l’équivalence sémantique entre symptôme et saint homme dont se fonde le terme de sinthome.

Mais note Lacan, pour Joyce la position de la femme, liée à la faute, serait une position d’exception particulière, non pas pas-toute, le pas tout écarté de la logique aristotélicienne mais plutôt du côté de « mais pas ça ».Le tout mais pas ça, de Socrate qui se voulant dans cette position d’exception donc immortelle, ne veut pas que sa femme vienne assister à sa mort. « Le mais pas ça, c’est ce que j’introduis sous mon titre de cette année le sinthome » faisant apparaitre que pour Joyce le sinthome pourrait faire exister le rapport sexuel. Cela ouvre des conséquences importantes :  jusque-là quand Lacan disait la femme est le symptôme de l’homme, cela conservait cet impossible du rapport sexuel sous tendu par : La femme n’existe pas et elle n’est pas-toute dans le rapport phallique.

Le sinthome apparait comme une construction  par le travail d’écriture de Joyce, entre le sinthome madaquin et le sint’home rule, du religieux au politique, comme un choix, un autre rapport à la Vérité, une hérésie. Hérétique du Nom du Père mais soumettant son hérésie à L’Autre. Il faut en passer par l’Autre pour qu’il y ait réalisation du sinthome, Lacan parle d’une soumission à la confirmation de l’Autre. « La bonne façon est celle qui, d’avoir bien reconnu la nature du sinthome, ne se prive pas d’en user logiquement c’est-à-dire d’en user jusqu’à atteindre son réel, au bout de quoi il n’a plus soif. »

Le symptôme de Joyce crée artificiellement un Nom-du Père qui fait défaut, il ne s’agit pas d’une forclusion du Nom-du Père mais d’une autre façon d’atteindre le Réel. Joyce décrit son père comme un père carent : « Etudiant en médecine, champion d’aviron, ténor, acteur amateur,  politicien braillard, petit propriétaire terrien, petit rentier, grand buveur, bon garçon, conteur d’anecdotes, secrétaire de quelqu’un, quelque chose dans une distillerie, percepteur de contributions, banqueroutier et actuellement laudateur de son propre passé ». De même sur sa manière d’être père « je te parle en ami Stephen, jouer les pères rigides ce n’est pas mon genre. Je ne crois pas qu’un fils doive craindre son père. Non je te traite comme ton grand-père me traitait quand j’étais jeune. Nous étions deux frères plutôt que père et fils »

Le sinthome de Joyce est cette suppléance au Père, suppléance du phallus, et Lacan ajoute que comme il avait un phallus un peu lâche, c’est son art qui a suppléé à la fonction phallique, son art comme vrai répondant de son phallus.

Joyce soutient le père, il va être chargé de père, projet qu’il énonce à la fin du livre Le Portrait : « façonner dans la forge de mon âme la conscience incréé de ma race » Joyce se fait un nom lequel soutient le père, et ce qui a fondé son S1 c’est la notoriété de son nom, S1 qui ne tient que par les appuis de l’Imaginaire et du Réel. La particularité de Joyce de son symptôme ou plus précisément sinthome c’est qu’il est le produit d’un art, d’un savoir-faire, l’inconscient n’intervenant pas dans sa fabrication, Lacan dira Joyce est désabonné de l’inconscient. Qu’en est-il alors du S2 ?

Lacan propose de mettre en relation le nœud à quatre et l’inscription dans le discours du Maître.

Lacan revient sur L’imaginaire. L’Imaginaire serait un sac non pas infatué d’un Un mais un sac vide, l’ensemble vide où l’Un trouve son origine dans les mathématiques modernes, c’est le réel qui est ici en jeu.

Chez Joyce l’Imaginaire ne serait lié au symbolique que par le réel. On peut illustrer cela par :

– Le déplacement de L’imaginaire de sens. Dans son écriture le sens évacué, évidé  se déverse au niveau phonologique, donnant du sens décalé, du hors-sens. C’est du niveau de la lettre.

– L’analyse de la scène de la raclée, narration où Stephen coincé contre des barbelés reçoit une raclée de Héron et ses deux amis. Se remémorant la scène, Stephen, dans l’après-coup « se demandait pourquoi il ne portait pas malice à ceux qui l’avait tourmenté. Il n’avait pas oublié un seul détail de leur lâcheté mauvaise, mais leur souvenir n’éveillait en lui aucune colère. Toutes les descriptions d’amour et de haine farouches qu’il avait rencontrée dans les livres lui paraissaient, de ce fait, dépourvues de réalité. Même cette nuit-là, pendant qu’il s’en retournait en titubant par la Jones’road, il avait senti qu’une certaine puissance le dépouillait de cette colère subitement tissée aussi  aisément qu’un fruit se dépouille de sa peau tendre et mûre ». Il n’y a pas morsure du signifiant sur le corps, mais ce n’est pas du côté de la perversion car il n’y a pas trace de jouissance dans le récit, mais il y a écriture.

– Les épiphanies, où la langue est en semi-extériorité. Le signifiant à l’extérieur produit un effet sur le corps. Joyce reçoit ces signifiants pour en faire quelque chose, un écrit. Les sons, fragments sonores qui se détachent de la langue prennent une valeur d’extériorité (scène du réfectoire, de l’infirmerie) de même le regard, ces lettres inscrites sur le bureau, Joyce écrit, il décide d’épiphaniser. Lacan rappelle que les pulsions ne sont que l’écho dans le corps du fait qu’il y ait un dire.

On voit donc là et dans l’écriture de Joyce comment c’est par le réel, réel de la lettre que tiennent ensemble Symbolique et Imaginaire

C’est par l’objet voix que Joyce rejoint ce qui permet à la pulsion de faire le tour du vide, d’en passer par l’Autre avant de revenir, trajet de la pulsion qui permet à Joyce de se faire artiste.

Donc l’imaginaire serait noué mais alors cela implique que S2, lieu du savoir inconscient, non opérationnel chez Joyce, à la place de l’Autre dans le discours du Maître, soit divisé en symbole et sinthome, division qui permet le nouage à quatre.

Le symbolique se trouve divisé entre le symbole qui selon Lacan en remet sur l’imaginaire et un symptôme qui vise le réel.

En citant Pierre-Christophe Cathelineau : « Lacan parle d’une division du savoir qui coïnciderait avec celle du symbole et du symptôme. Il est plausible d’y reconnaître  la division qu’institue la pensée médiévale entre les vérités de Foi et les vérités de raison, celles qu’on accepte et celles qu’on démontre. C’est le nouage de ces deux savoirs en une seule tresse, qui constitue la division du symbole et du symptôme. Le rond est successivement appelé sinthome ou symptôme. Lacan le désigne comme une version du Père, une père-version. Sans doute, il y a une différence entre la révélation comme savoir et le savoir rationnel qui répond à cette révélation par le Saint Homme (Saint Thomas). Ainsi le Saint Homme apparait-il à la frontière de la Trinité chrétienne pour en faire tenir par la raison les trois dimensions, en y ajoutant une quatrième, celle du sinthome. C’est du moins l’assertion que je souhaite soutenir. »

« En quoi l’art, l’artisanat peut-il déjouer ce qui s’impose du symptôme ? – à savoir la vérité ». Lacan reprend le discours du maître, où la vérité est la division subjective du sujet. Cette vérité est déjouée par cet artifice qu’est l’art. Joyce soutient le père et déjoue par cette suppléance la vérité de la faillite paternelle. Symptôme et symbole ne forme qu’un faux trou, cela s’entend par le fait que le symbole que propose l’artiste, c’est son symptôme, identifiable à son œuvre, donc selon Lacan Joyce en rajouterait sur S1 et déjouerait la vérité de sa division à travers la production de son œuvre, l’artiste avec son œuvre illustre son nom.

Le mythème du nœud borroméen : Récit et hérésie Commentaire sur le séminaire de Jacques Lacan RSI par Isabelle DHONTE – Paris le 30 août 2012

Le titre de mon intervention, peu orthodoxe, met en avant la difficulté que j’ai rencontrée à me saisir du nœud borroméen sans me référer aux théories de FREUD sur les pulsions et à quelques autres séminaires de LACAN qui précèdent celui-ci.

 

Nous savons que ce séminaire  chamboule les concepts, ce à quoi LACAN nous a habitués, mais il va plus loin. Nous assistons à une nouvelle mise en perspective de la clinique.

En effet, LACAN taille dans tout ce qui constituerait un savoir : «  parce que ce n’est pas ça ! ».

 

Avec le nœud borroméen, la clinique de LACAN s’appuie, me semble-t-il, sur une clinique d’articulations et de mouvements propre aux pulsions : pulsions de vie et pulsions de mort.

Il renoue avec ce que FREUD avait appelé dans Inhibition, symptôme, angoisse « l’alliage des pulsions».

 

C’est ainsi que je poserai une hypothèse de lecture :

La mise à plat du nœud borroméen permet une écriture qui est celle de la mise en fonction de la pulsion.

La pulsion s’y inscrit dans le paradoxe fondamental  du discours de l’analyste.

Ce paradoxe est pour LACAN le rapport à l’ek-sistence d’un parlêtre.

 

Dans une première partie, je vais reprendre certains points qui, pour moi, explicitent  le nœud dans la leçon IV du 21 janvier 1975 (p. 56) puis, j’indiquerai sur ce nœud comment son nouage relève du discours de l’analyste. Ce sera la seconde partie.

 

Un préalable.

 

Pourquoi dire : «  la mise en fonction de la pulsion » et non pas la mise en fonction de la jouissance puisque LACAN n’inscrit pas explicitement la pulsion ?

 

Rappelons-nous que c’est à partir d’une demande dans l’analyse que LACAN s’empare du nœud borroméen et ce, avec une jubilation qu’il ne cache pas. C’est le point de départ.

Vous connaissez, cette formule qu’il propose en 3 temps qui sont 3 mouvements en apparence contradictoire ;

–          je te demande

–          de me refuser

–          ce que je t’offre

Nous avons là, l’amour ou l’a-mur, c’est-à-dire l’amour affiché du symptôme, un symptôme inscrit dans le marbre en quelque sorte. En effet, que vient offrir l’analysant dans l’analyse si ce n’est son symptôme ?

 

Quand il reprend cette formule, dans le séminaire Encore, LACAN insiste sur ce qu’il a d’abord, laissé de côté : Je te demande de me refuser ce que je t’offre … parce que ce n’est pas ça !  Quatrième temps : parce que ce n’est pas ça ! C’est un cri en même temps qu’une objection. C’est un cri qui objecte. Ce cri, vous m’accorderez qu’il ne peut être que de l’ordre d’une pulsion. LACAN exprime les choses ainsi :

« Ce n’est pas ça ! C’est le cri par où se distingue la jouissance obtenue de celle attendue ». Il y a là une distance de structure dans la jouissance.

« C’est là, nous dit Lacan, où la répétition fait loi, là où se situe la dit-mension freudienne ».

C’est alors, et donc à partir de ce cri que Lacan corrige et complète la traduction de Trieb, pulsion, non seulement par dérive, suivant en cela la traduction anglaise drive, mais par dérive de la jouissance.

 

« La dérive de la jouissance » voilà comment se couplent la pulsion et la jouissance.

 

Nous pouvons entendre deux sens désormais classiques depuis le séminaire Les Non-dupes errent.

D’abord, le sens de la dérive de ce qui « erre », qui quitte la rive ou ses rivets. C’est une poussée par rapport à un, ou, à des points fixes qu’on peut supposer être l’implication d’un père, figure des limites qu’impose l’interdit. Dans ce séminaire, LACAN rappelle cette erre ou cette dérive.

 

Dans une logique signifiante, le second sens de dérive, en prolongeant la métaphore marine : une dérive donne une certaine stabilité dans la conduite. En anglais on dit « conduire », drive, une voiture.

 

Il y a un double sens et un double mouvement : Pousser et être poussé, conduire et être conduit. Nous retrouvons la problématique du sujet de l’inconscient. « Ça ne va pas », on n’a pas la maîtrise mais cela nous tient… et on y tient !

 

Il semble qu’il y ait une erreur dans la leçon X (du 15 avril 75), l’anglais ne traduit pas Trieb par instinct. Dans L’Ethique, LACAN s’appuyait, déjà, sur la traduction anglaise drive.

Page 154 il faudrait lire « l’instinct, comme on s’obstine à traduire de (en) l’anglais le mot Trieb ». Les anglais ne sont pas fautifs sur ce point.

 

Peut-être est-ce un lapsus de LACAN puisque dans cette même leçon X, il réaffirme que quand bien même on traduirait par instinct: « l’instinct veut dire ceci, dit-il, c’est qu’il a fallu qu’on aille à du réel pour avoir un pressentiment de l’inconscient ». Aller à du réel : nous avons ce mouvement qui nous pousse vers les limites de l’inconscient.

Il ajoute « Et au sens où corps veut dire consistance, l’inconscient dans une pratique, donne corps à l’instinct».

 

Autrement dit, c’est par la pratique que nous pouvons toucher  ce qu’il en est du corps comme corps pulsionnel ou corps de jouissance.

Nous sommes loin de l’automatisme et de la simplicité que nous attribuons d’ordinaire au terme d’instinct et nous sommes loin d’être guidé naturellement vers la satisfaction de nos besoins. Voilà l’enjeu du conflit dans une analyse.

 

Ce qui nous ramène à nos deux énoncés d’une demande dans une analyse : le premier dans sa si particulière logique traduit la dérive du désir figé de la névrose obsessionnelle tandis que le second « ce n’est pas ça ! » exprime la dérive du désir insatisfait de la névrose hystérique. Il y a, dans ces séquences lorsqu’elles sont supportées par un sujet, à entendre l’angoisse inhibant du symptôme.

 

L’inhibition, le symptôme et l’angoisse, nous pouvons avancer que ce sont des concepts limites liés au concept de pulsion en ce sens qu’ils se situent, aussi, dans cet entre-deux entre psyché et soma. Ce sont des « bords ». Ils apparaissent comme des processus de résistance aux mouvements pulsionnels, des modalités de refoulement ou plus exactement des modalités du retour du refoulé.

 

Dans l’écriture du nœud borroméen que LACAN présente en début de séminaire, il est important de repérer ceci : les cordes que forme ce nœud s’inscrivent et se tracent avec les affects liés aux pulsions. Ces affects enserrent et l’objet et les jouissances dont ils sont le cadre.

 

Si, comme pour nombre de séminaires, LACAN  commence par un commentaire de FREUD, ici,  Inhibition, symptôme, angoisse, ce qui l’est beaucoup moins, c’est qu’il conclut ce séminaire par cette même référence.

 

En toute fin de séminaire, l’inhibition, le symptôme et l’angoisse sont ordonnés, sous l’égide des non-dupent errent (NDP), aux catégories du réel, du symbolique et de l’imaginaire, de la façon la plus claire. Cependant, LACAN opèrera sur le nœud initial un quart de tour vers la gauche de l’ISA., et, décidera de continuer son travail l’année suivante sur ce point essentiel : « la substance à donner au nom du père ». C’est dire que la question sur la dérive de la jouissance ou sur l’erre des non-dupes errent, restera ouverte.

 

Voilà un premier point. La pulsion est dérive de la jouissance. Ces dérives apparaissent sous les affects de l’inhibition, du symptôme et de l’angoisse. Ces dérives ne sont pas errances, elles ont pour cadre les catégories du réel, du symbolique et de l’imaginaire qui se détachent du Nom du Père.

 

La difficulté qui apparaît tout de suite pour notre travail, c’est cette mise en série des concepts sous une forme métonymique : la pulsion est impliquée dans la jouissance, cette jouissance a pour trait l’inhibition, le symptôme ou l’angoisse et les noms du père qualifient cette erre du RSI.

Il y a des livres écrits comme cela qui montrent une évolution des concepts freudiens et lacaniens. Or, ce n’est pas ça ! Ils se superposent, se voilent l’un derrière l’autre, et, y-a de l’un qui en quelque sorte se défausse. Nous verrons comment dans le nouage.

 

En fait, nous devons renoncer à une chaîne métonymique  qui nous amènerait vers un savoir absolu et nous résoudre à ces chemins qui nous lient à nos aspirations. Pour appuyer cela LACAN, peut-être dans une proximité de travail avec Jean WALH (mort en 74), épouse la critique de KIERKEGAARD vis-à-vis d’HEGEL.

 

Si nous nous écartons ainsi définitivement de cette dialectique, pourquoi LACAN n’est-il pas plus explicite quant au rôle des pulsions et de leurs déplacements ? Peut-être parce que, si les effets de la pulsion peuvent être repérables, l’objet central de la pulsion n’est plus le même.

 

Ce pourrait être le récit de la désincarnation de l’objet au-delà de « la passion du corps » (p 61)

 

Ainsi, LACAN recueille l’objet de la pulsion chez FREUD. Comme vous le savez, FREUD y voyait des stades.

LACAN abandonne cette théorie au profit d’un lien intime avec l’altérité. Il isole, d’abord, 4 objets en rapport avec les orifices du corps : le sein, le regard, la voix, les fèces ; ce sont les objets petit a, objet cause du désir.

 

Cette définition de l’objet est l’exemple type de la difficulté rencontrée. Ce n’est pas un hasard si, dans ce séminaire, LACAN s’emploie à souligner l’ambigüité de l’expression. Il ne faut pas entendre cette « définition » dans une succession temporelle. Il y a un retournement. Ce qui est poursuivi dans le désir, est ce qui le cause. « Ce qui cause, cause toujours ». L’objet est-il, en définitive, cause du désir ou cause de la jouissance ? Il y a là un clair-obscur qui est peut-être explicité dans le séminaire Le Transfert.

 

LACAN pointe que le traumatisme de la naissance n’est pas dans la séparation avec la mère mais dans ce qui est voilé par les objets a : une  « aspiration  en soi d’un milieu foncièrement Autre ». Aspiration, c’est-à-dire espoir et engloutissement, désir et jouissance : un alliage.

Cette précision de LACAN nous amène à la lettre comme lieu de cette aspiration.

Nous avons  avec la dés-incarnation de l’objet une désincarnation du corps, un corps affecté par le trou enserré dans le signifiant. Car, la question n’est plus : qui je suis ? Mais comment je pense être ? Il y a, à cet endroit, une faille, un abandon du savoir.

 

Dès lors, pouvons-nous tenir comme principe de sa clinique, cette affirmation de LACAN dans la leçon IV ?

 

«A partir du langage s’inscrit, dit-il, cette abstraction radicale qui est l’objet que j’écris de la figure d’écriture a et dont rien n’est pensable, à ceci près que tout ce qui est sujet, sujet de pensée qu’on imagine être Etre, en est déterminé ». Leçon IV du 21 1 73 p. 61.

 

Paradoxe fondamentale entre ce rien de pensable et ce tout ce qui est sujet de pensée. Différence radicale où se « dé-pense » l’énergie pulsionnelle.

 

Il semble bien que nous ayons franchi un pas essentiel par rapport à l’objet de la pulsion vu par FREUD … et pourtant « ça tourne ! ».

 

Tout d’abord parce que la pulsion est mémorielle. Elle est mémorielle en soi puisqu’elle revient toujours sur ses pas. C’est pourquoi, me semble-t-il, LACAN nous ramène, aussi, sur les chemins de la pulsion. Il est constant dans son approche de l’inconscient comme ce qui se referme. Rien ne s’établit. Il n’y a pas d’inconscient dévoilé. Il n’y a que des ratages qui disent quelque chose de l’inconscient.

 

Qu’il nous suffise de nous rappeler la définition que LACAN donne dans le séminaire Les Quatre concepts de la psychanalyse :

«  La tension de la pulsion est toujours boucle et ne peut être désolidarisée de son retour sur la zone érogène. Son but est d’avoir manqué le coup et donc de pouvoir faire retour en circuit ».

Ces boucles enserrent « cette figure d’écriture » qu’elles visent pour la rater parce que « ce n’est pas ça ». Aspiration et objection.

 

On n’entre pas dans l’analyse par le discours qui serait celui d’un quelconque savoir universitaire sur le symptôme, ni à partir du symptôme comme maître vers une guérison. Le discours de l’analyste c’est autre chose. C’est être au plus près de ce frayage de la jouissance.

 

Dérive de la jouissance, aspiration en soi d’un milieu Autre, voilà les quelques points qu’il m’a paru important d’aborder avant la lecture du nœud borroméen dans la leçon IV. Cela va nous conduire à faire 4 observations.

 

Première observation : le chemin de la pulsion

 

Maintenant, nous pouvons suivre tout simplement ce chemin de la pulsion indiqué par FREUD c’est à dire les croisements et les superpositions entre I.S.A, et, la restructuration opérée par LACAN avec les catégories du réel, de l’imaginaire et du symbolique.

De même nous observons que chaque cercle contourne l’objet, figure de la lettre, pour revenir à la zone érogène du désir. Ces retours entretiennent la jouissance.

Enfin, est très bien indiquée la poussée ou la dérive qui permet ce tournant en « hélice » et ce renversement de la pulsion auquel s’ajoute le possible retournement du nœud devant/ derrière. Ne pourrait-on voir dans cette labilité de la topologie du nœud, cette capacité de la pulsion à se partialiser ? C’est une question.

 

 

Seconde observation : en se jouant des objets a comme voile et dévoilement de cette  aspiration d’un milieu Autre. Ou l’Aletheia de l’Autre.

 

Regardons ce nœud en le projetant en 3 dimensions – comme dans cet emboitement des concepts que nous avons repéré- il se présenterait comme une mise en perspective de 3 triangles, à la manière du prisme d’un kaléidoscope.

 

Les 3 cercles RSI s’inscrivent dans un premier triangle sur un premier plan, puis, les 3 jouissances (2+1 de la jouis-sens) forment un second triangle en arrière plan, et enfin, « la figure d’écriture a » en perspective infinie.

 

Ce serrage en perspective, nous évoque le diaphragme d’un appareil photographique ou de l’iris de l’œil.  C’est le travail d’aller-retour de l’œil et du regard comme dans le tableau des Menines. LACAN évoque ce travail.

 

Si c’est un trou, nous pourrions aussi voir dans ces mouvements contraires de contractions et de relâchements, quelque chose comme les ondes péristaltiques qui se bloquent quand on a l’estomac ou les intestins « noués », comme le disent si bien nos vieilles expressions.

 

Ou au contraire comme le rappelle dans sa clinique des psychoses Marcel CZERMAK : qui est déshabité de ces ondes, n’est plus qu’un tube, un trou sans fond, avec les conséquences de dérèglements corporels qui s’en suivent au niveau de la confusion des orifices et de leur fonction.

 

On peut avoir la gorge nouée, ça coince du côté de l’orifice – orifice vient de ora la bouche – et alors c’est la bouche ou la voix qui sont entravées. Ça ne passe plus, ça ne tourne pas rond ! Ou au contraire, on continue à suçoter ou à mâchonner de façon compulsive.

 

Vous voyez, on y case facilement les objets cause du désir : le regard, la voix, les fèces et le sein. Mais…  «  Ceci n’est pas un corps ! ». Ce sont des trous sur lesquels le parlêtre s’arrime. Il s’arrime sur ce qui se referme !

 

Et LACAN va brandir un dernier objet lié à la détresse vitale et qui est le trou de la mort, objet irreprésentable. Il ne me semble pas que LACAN ait été aussi loin dans ce qui lie les jouissances : pulsion de vie et pulsion de mort.

 

Si nous percevons notre corps comme corps pulsionnel ou corps de jouissance, comment les pulsions s’organisent-elles ? Comment une dysharmonie en soi permet-elle que ça marche ?

 

Pour cela, il faut un champ et un ordre.

Le champ, nous venons de le repérer. Le paradoxe, c’est qu’il s’organise à partir des orifices. C’est le champ de l’imaginaire : ce qui se pense être ou se dé-pense. Mais de quel ordre ça se soutient ? C’est le dire de LACAN à partir de la pratique de l’analyse qui rend compte de la nécessité et de l’ordre d’un nouage.

 

Troisième observation : le nouage et le trou.

 

Le nouage borroméen, LACAN l’opère, dans un premier temps, avec la catégorie du Réel. Le nœud borroméen est-il l’acte par lequel le réel passe dans chaque cercle ? Non. En effet, si la corde du réel passe 2 fois sous le cercle de dessous et 2 fois au-dessus du cercle positionné dessus, il ne passe pas « dans », il ne crochète pas l’un et l’autre ou l’un à l’autre.

 

Mais le réel charrie un certain type de négativité, à savoir que le réel « nait » ou n’est « pas-sans » passer dans les champs de l’imaginaire et du symbolique.

De là, en utilisant le registre juridique : du fait d’être un passant, le réel a une jouissance de passage mais pas la propriété. Il n’a donc pas une qualité supplémentaire. Mais la conséquence de cette jouissance est de valider le recouvrement des 2 premiers cercles par le coinçage.

 

En effet, dès lors que le nouage opère, c’est-à-dire que le R passe, les termes mêmes de RSI changent de « consistance »  puisqu’ils sont affectés par ce passage. Ce sont alors des signifiants, ils ek-sistent à eux-mêmes et aux autres ronds.

On peut dire que le nouage mute le dire du langage.

 

 

Il y a  le réel de l’imaginaire, RI,  le RS, et y aurait-il un R de l’ek-sistence soit le RR ?

Ce dernier est le trou central qui, si les 3 cercles avaient la consistance d’un disque, serait le centre de la plénitude puisqu’ils s’y superposeraient. (Ce serait cette compacité que nous retrouvons chez les psychotiques et à laquelle ils tentent d’échapper.)

Mais, ce n’est pas le cas, même si la tension est bien de venir exécuter cette opération de comblement.

 

Reste la tentation d’y inscrire un « Un » qui se présenterait comme la vérité « Une » et dont se pourvoient la religion, la philosophie et la science.

Je sais bien qu’il y a, là, des élaborations pour y inscrire un impossible mais quand même… Nous voyons que c’est du trou que s’initie le mouvement circulaire des affects, que ce trou est la cause première et inerte du mouvement : Acte pur, Moteur immobile, raison dans la foi…

Je sais bien mais quand même, c’est le lieu d’une aspiration en soi d’un milieu foncièrement Autre : espoir et engloutissement.

 

Quatrième observation : les jouissances

 

Dans la mise à plat, elles sont enserrées 2à2 entre 2 champs « comme » des cercles d’EULER mais ici l’empiètement n’est pas un mélange. Il y a le R sur le S pour la jouissance phallique et le R sous l’I pour la jouissance Autre. Si le nœud pivote, ce qui est sur passe dessous. Cliniquement on peut imaginer que l’angoisse, l’inhibition ou un symptôme peuvent venir accompagner ce mouvement.

Dans le texte de La troisième LACAN dit que l’objet a sépare les jouissances, en effet mais c’est aussi leur lien.

 

Nous voyons dans cette écriture un 3ième terme issu de ce que la jouissance comporte comme cri entre la jouissance attendue et celle obtenue, « ce n’est pas ça ! ». Il y a dans la jouissance le caractère d’une soustraction que vous pouvez appeler privation, frustration ou castration et qui réside dans cet impossible accès à la figure de la lettre.

 

La jouissance est donc à lire avec l’ensemble de la lunule où se place le caractère singulier de la frontière avec la figure de la lettre. C’est là où s’affiche l’a-mur du transfert, c’est-à-dire l’association du corps et de la jouissance dans l’analyse.

 

Ainsi, nous pouvons remarquer :

1) la lunule de la jouissance Autre est formée de l’espace indiqué JA avec comme contre-point cet espace de a. La jouissance émerge d’être barrée de cet accès à l’impossible de a par la barre du Symbolique. Pour l’hystérie cela souligne et redouble le non accès à une vérité dans le langage. « Ce n’est pas ça ! ».

 

2) Tandis que pour la jouissance phallique, c’est la barre de l’imaginaire qui prend cette place de tiers et qui rabat le désir en jouissance. C’est sur cette barre imaginaire où nous pouvons inscrire la phobie du petit Hans. P 40

Rappel ; JA est hors langage et la Jφ est hors corps.

 

3) Pourquoi le sens n’est-il pas dit « jouis-sens » comme cela a toujours été le cas ?

La lunule du sens est identique, dans sa formation, aux autres lunules des jouissances, elle est prise entre S et I et le tiers est le R qui barre l’accès à la trace. C’est important comme repérage pour l’interprétation. Le sens se confronte d’emblée au hors-sens du réel.

 

Dans cette configuration, cette jouis-sens a une place médiane entre le R et l’inconscient.

Alors pour sortir de cette question entre le sens et la jouissance ce serait d’y poser, là, le « ens », l’étant du sujet, son étant qui émerge dans l’énonciation ou l’interprétation.

 

En conclusion :

Comment peut-on placer les 4 termes du discours de l’analyste sur le nœud borroméen?

 

Pour ma part, je poserai en boucle le discours de l’analyste tournant dans le sens de l’aiguille d’une montre :

A partir du centre où je place la figure de la lettre petit a→ sens ; lieu d’un sujet barré→SI (Jφ) séparé de S2 (JA).

 

Cette écriture rend compte du troumatisme de la naissance comme aspiration et de la pulsion comme dérive de la jouissance. Ce sont les traits fondamentaux et nécessaires au mouvement même du discours. Le frayage du discours de l’analyste vient en épouser la structure, il en soutient l’écriture.

 

C’est la clinique quotidienne de la cure. Comment sont reçues les interprétations ? Quels en sont les effets ? Comment ne pas voir la manifestation de ces cordes RSI dans les affects de l’Inhibition, du symptôme ou de l’angoisse ?

 

Dans ce séminaire, LACAN avance ouvertement son dire comme point d’appui. Dès sa première jubilation : Le nœud lui va comme bague au doigt ! dit-il. Tout au long de ce séminaire il inscrit ce « je » : « L’ek-sistence émerge pour que, moi, j’en fasse quelque chose qui s’inscrit autrement… qui se définisse du nœud » p. 96. C’est une clinique lacanienne. LACAN assume cette place puisque à partir de ce dire, cette clinique porte un nom. Mais un nom qu’il interroge pour l’analyse en annonçant pour l’année suivante un travail sur la question de la substance à donner aux NDP.

 

Leçon V du séminaire R.S.I.de Lacan : Lituraterre par Isabelle Heyman (14 mars 2012)

Dès l’introduction du séminaire, Lacan pose la question suivante : d’avoir écrit le discours de l’analyste, qu’est ce que ça a comme effet dans le réel ?

Il pose au début de la V° leçon : « ce que je dis a des effets de sens. »

Il ré évoque, comme dans la leçon précédente, sa rencontre avec « le phénomène Lacan » à savoir les questions qu’on lui pose comme effet du discours qu’il tient.

Il parle de l’heureuse surprise de rencontrer quelque chose qui vous vient de vous.

Il soutient ensuite qu’il n’y a pas de rencontre de ce type avec lalangue anglaise, qui résiste à l’inconscient  et parle de ce qui fait obstacle dans la langue japonaise en se référant au texte «Lituraterre » écrit quatre ans plus tôt.

Je vais m’en tenir au début de la leçon et à ce texte Lituraterre.

Pour aller droit à ce que je vais développer, il est dit dans ce texte que ce qui s’inscrit ce n’est pas du signifiant mais de la lettre. C’est un premier temps pour moi afin de réfléchir à ce qu’élabore Lacan sur les effets, en retour, de la production d’une écriture sur le réel.

Voici comment c’est amené :

Ca débute par une interrogation sur ce que la psychanalyse pourrait bien apporter à la critique littéraire. Rien du côté de la psychobiographie, « il n’y a pas de savoir qui permette de déduire l’œuvre de la biographie » dit Lacan.

Il ne s’agit pas d’aller chercher le refoulé de la littérature, de l’œuvre. Il n’y a pas d’exhaustion possible de l’inconscient.

La critique du texte est chasse gardée du discours universitaire, « soit du savoir mis en usage à partir du semblant » c’est-à-dire à partir du signifiant et pas à partir de la lettre, en m’avançant un peu sur le développement ultérieur du texte.

La psychanalyse est un « savoir en échec » comme il y a des « figures en abîme » dit Lacan, elle ne peut aborder l’œuvre qu’à y montrer son échec.

Ce néologisme de lituraterre  rapproche deux mots d’étymologies distinctes : littoral (litura en latin) et litera la lettre.

En quoi la lettre ferait littoral.

« Entre centre et absence » dit Lacan, « entre savoir et jouissance, il y a un littoral qui ne vire au littéral qu’à ce que ce virage vous puissiez le prendre, le même, à tout instant. »

Il y a à fonder la lettre, sans cesse.

Le littoral consiste en « ce qui pose un domaine tout entier comme faisant à un autre, si vous voulez, frontière, mais justement de ceci, de ce qu’ils n’ont absolument rien de commun, même pas une relation réciproque. »

Pour en venir à situer la lettre par rapport au signifiant, « rien ne permet de confondre la lettre avec le signifiant » dit Lacan, « l’écriture n’est pas l’impression. »

« Entre la jouissance et le savoir la lettre ferait le littoral. »

Elle est l’instrument propre à l’inscription du discours

Comment l’inconscient commande-t-il cette fonction de la lettre ?

Qu’est ce qui du langage appelle le littoral au littéral ? Étant bien entendu que rien ne prouve que la lettre soit première par rapport au signifiant ; elle en est plutôt une conséquence.

Ce qui s’inscrit c’est le ravinement qu’exerce le signifiant sur le corps. C’est du côté de la jouissance. La lettre comme précipitation du signifiant (au sens chimique du terme). Lacan parle de rupture du signifiant et d’inscription dans le réel sous forme de ravinement. C’est ça la lettre. « L’écriture peut être dite dans le réel le ravinement du signifié ».

On a donc une inscription en deux temps : le trait et l’effacement ou ravinement de la trace.

La lettre comme trace de l’effacement, comme rature.

Olivier Grignon reprend ça dans « Le corps des larmes »:

Il appelle ça l’impact du réel du symbolique sur le corps : l’inscription se fait en deux temps. Le premier temps étant du côté de la jouissance de l’impact et le second dans la reconnaissance, l’inscription, la lecture de la trace.

Je le cite : « La jouissance crée la lettre qui, en retour, vient barrer la jouissance ; et dans l’entre-deux, il y a la double fonction de la marque, conductrice de volupté et origine du signifiant. »

Au début du texte Lituraterre, Lacan cite Joyce qui passe de « a letter », une lettre, à « a litter », une ordure. Ce qu’on sait en fin d’analyse dit-il. Je dirais cela ainsi : Ce n’était pas une lettre ce que j’ai déchiffré mais une ordure, la trace d’un ravinement.

La lettre est ainsi à mi chemin entre l’écrit et la parole, c’est ce que Lacan dit dans « L’instance de la lettre dans l’inconscient », elle est dépourvue de sens et se prête ainsi au déchiffrage et non pas au décodage.

D’où l’inscription singulière de la lettre pour chacun, d’où la pluralité des lectures dont aucune n’épuise le sens.

L’écriture, dans le cadre littéraire, de cette inscription singulière de la lettre va avoir des effets en retour sur la langue.

Avec la question du passage des lettres de l’inconscient du sujet à la production d’une œuvre par ce même sujet, là où comme le disait Lacan un peu plus tôt, la psychanalyse se montrait un « savoir en échec ».

Comme autre conséquence, la production d’une nouvelle écriture ouvre à de nouvelles possibilités de déchiffrage, c’est ce que dit Melman dans le livre compagnon du séminaire.

Cela rejoint le propos de Lacan au début du séminaire : quel effet dans le réel de l’écriture du discours de l’analyste ? Et le début de la leçon V où il parle de « l’heureuse surprise de rencontrer quelque chose qui vous vient de vous » à propos du phénomène Lacan et des questions qu’on lui pose comme effet du discours qu’il tient.

Quelque chose fait il retour pour Lacan de l’écriture de ses propres lettres ? Je ne peux pas m’empêcher de penser qu’il y a dans sa recherche autour de l’écriture de mathèmes successifs, chacun s’enchâssant dans le précédent, une tentative d’écriture de ses propres lettres. Cela culmine dans l’écriture du nœud borroméen qu’il situe hors de tout modèle, hors de l’imaginaire.

Dans la suite de la leçon V, Lacan fait un détour par la langue japonaise et plus précisément la lettre :

Malgré la duplicité de la prononciation et de l’écriture, le jeu et le maniement de l’inconscient ne se font pas.

En me référant toujours à Lituraterre, dans l’écriture japonaise, le caractère a un nom c’est l’« oniomi » et se lit d’une certaine façon c’est le « kouniomi ».

« C’est la lettre et non pas le signifiant qui fait appui de signifiant » dit Lacan. Ce qui change le statut du sujet : le référant fondamental n’est plus seulement le signifiant.

Il y a trop d’appuis dit Lacan.

Il n’y a rien à défendre du refoulé « puisque le refoulé lui-même trouve à se loger de cette référence à la lettre. »

«  Le sujet est divisé comme partout par le langage mais un de ses registres peut se satisfaire de la référence à l’écriture, et l’autre de l’exercice de la parole. »

Il y a une spéciale accentuation du trou qui fait face au symbolique: la jouissance Autre. »

Ce qui mettrait JA du côté de la jouissance de la lettre, du réel de la lettre.

La leçon se poursuit par des considérations sur la reine Victoria et sa jouissance qui a fortement à voir avec la jouissance Autre. C’est une partie qu’a plus particulièrement travaillée Guilaine Chagourin. Puis Lacan en vient à cerner les effets de sens dans le réel question qu’a mise au travail Nathalie Rizzo.

A propos de la langue anglaise : dans « Clartés de tout » de Jean-Claude Milner Ed Verdier 2011 p37 :

« La langue natale de la psychanalyse était la langue allemande. On sait combien Freud a tardé à quitter Vienne ; pendant longtemps j’ai pensé que c’était parce qu’il ne se rendait pas compte de la situation ; je pense aujourd’hui que ses raisons étaient beaucoup plus graves, plus profondes. Il savait qu’en quittant Vienne pour Londres, il amenait la psychanalyse à changer de langue. Que la langue allemande ne soit plus la langue de la psychanalyse, et que ce soit l’anglais. C’était une décision très lourde de conséquences et ces conséquences étaient parfaitement claires à ses yeux. Il les acceptait, contraint et forcé ».

« Quelles conséquences ? Au sortir de la guerre, Lacan écrit un article sur la situation de la psychiatrie qui combattait la tyrannie ; quelques années plus tard il écrit sur la criminologie. A considérer l’ensemble de ces textes, on discerne qu’une question décisive est posée : au nom des nécessités de la guerre contre la tyrannie, la psychiatrie anglaise s’est mise au service de l’appareil d’état ; la psychanalyse devait elle suivre ce chemin ? Devait-elle à son tour se mettre au service, non seulement de l’Etat démocratique, mais de la société démocratique tout entière ? Bientôt la question se poserait aux Etats-Unis, où elle se redoublerait d’une complication supplémentaire : le lien supposé indissoluble entre démocratie et forme-marchandise rassemblant la Grande Bretagne, l’Amérique du Nord et le Commonwealth, tout l’espace de la langue anglaise à ce moment donnerait licence à une demande de plus en plus insistante dont la psychanalyse aurait de plus en plus de mal à se dégager. Demande de service social d’une part et demande de marchandisation d’autre part. Du coup la question de la perpétuation de l’entreprise freudienne était posée ; là est la clé du discours de Rome : la langue allemande était encore marquée par la fracture nazie, la langue anglaise se prêtant au règne de la demande sociale et marchande, se pourrait-il que l’essentiel passe par les langues romanes, et en particulier la langue française ? …  »

 

Leçon 1 des non-dupes-errent Marie-Pierre Bossy

En quelque sorte, c’est là une introduction à la topologie du nœud borroméen que Lacan nous propose dans ce début du séminaire des non-dupes-errent (NDP).

Dans la première leçon du 13 novembre 1973, il est question d’une définition du sujet en rapport avec un déchiffrage. Nous avions en tête la définition d’un signifiant représentant un sujet pour un autre signifiant, là il introduit le terme de déchiffrage. « L’inconscient constitue le sujet, il le déchiffre » dit-il, puis « un savoir dont le sujet peut se déchiffrer ». On pourrait dire par l’opération d’un transfert. Le sujet apparaît par l’opération d’une interprétation de ce chiffrage déceler dans ce savoir, savoir inconscient.

M. Czermack posait la question « est-ce qu’il y a une écriture dans le sujet ? Est-il chiffré ou pas », c’est la question. C. Melman de répondre : « le chiffre est manifestement à l’œuvre dans l’inconscient, l’inconscient connaît le un »

Pour avoir travaillé avec des professeurs des écoles, cette question du nombre un, en maternelle et au CP en particulier, cette question est à la base d’un apprentissage dit fondamental. Cet apprentissage vers l’écriture peut se faire (peut-être même, doit se faire) par le biais d’un apprentissage à un déchiffrement adéquate, en conflit ou pas avec son savoir inconscient. Inconscient qui, comme le précise Melman, connaît le un. C’est ce qui pourra faire problème pour un enfant dans son apprentissage scolaire, si son savoir inconscient vient en opposition avec ce savoir constitué et enseigné.

Alors, revenons à ce terme de chiffre et de déchiffrement avec cette remarque en ce qui concerne les initiales, initiales inscrites sur les draps, chiffres et lettres sont synonymes.

Allons voir du côté de l’étymologie ce terme de chiffre. On trouve « écriture secrète », « code », ce qui appelle à être décodé.

Ce qui arrête ce déchiffrage, ça va être le sens, c’est-à-dire qu’à partir d’un code, un certain décodage va se proposer, on va y comprendre quelque chose ! Enfin ! De l’énigme au sens, c’est de l’ordre de la dimension, dit mansion, la demeure de l’imaginaire. Cette dimension imaginaire comme arrêt du déchiffrage. On s’arrête enfin de déchiffrer. « Ça se voit très bien dans la science mathématique », nous dit-il « l’imaginaire c’est toujours une intuition de ce qui est à symboliser ».

Quant à l’intuition du côté de l’étymologie, on trouve : « image réfléchie dans un miroir », « regarder attentivement et au figuré », « se représenter par la pensée ». On y entend le côté imaginaire ce qui n’a pas été sans me surprendre.

Je vais m’attacher particulièrement à « regarder attentivement et au figuré » qui me semble être une attitude première en mathématique.

Pour exemple, voici un exercice de mathématique :

« Pour couvrir une surface carrée, on utilise des carreaux blancs et des carreaux de couleurs pour le pourtour de la surface. »

Pierre dit « pour cette surface il m’a fallu 6592 carreaux colorés. »

André dit « 6594. »

Première question : qui a raison et pourquoi ? La deuxième : quel est le nombre de carreaux qui forme le côté de ce carré ? Quel est le nombre de carreaux coloriés et non coloriés ?

Pour pouvoir répondre à cette question il y a un temps d’énigme où ces grands nombres, tous ces chiffres, nous plongent dans l’énigme, dans les écritures secrètes dont nous parlions à propos de l’étymologie du terme chiffres. Pour répondre à cette question il y aura un temps où l’on va chercher une intuition pour arriver à une écriture. C’est-à-dire se représenter la situation. L’imaginer. Et savoir peut-être aussi que la réponse attendue n’a aucun intérêt, et donc ne pas se laisser sidérer par une écriture secrète recelée dans le chiffre. Il s’agit de se représenter la situation, et intuitivement de tenter une écriture que l’on peut établir par la suite.

Pierre a raison puisque 6592 est un multiple de 4, et André a tort puisque 6594 n’est pas un multiple de 4. Cette réponse tient compte de l’écriture du périmètre d’un carré (P = 4 x le côté).

L’écriture recherchée pour la deuxième question est : n²=(n-2)² + 4(n-1)

n² : nombres de carreaux pour la surface,

(n-2)² : nombre de carreaux non colorés,

4(n-1) : nombre de carreaux colorés.

Revenons au texte ; Lacan précise « une fois l’intuition posée [il advient] quelque chose de mathématiquement enseignable ». Ce n’est pas sans évoquer les mathèmes de Lacan. Par exemple en travaillant la question de la pulsion, $ <> D, cette écriture est effectivement pour le moins un véritable chiffrage. Un chemin de l’écriture à la lecture est nécessaire et toujours à reprendre. C’est à propos de l’espace vectoriel dont les calculs fonctionnent comme des machines « qu’il faut revenir, comprendre pour savoir où l’utiliser » dit-il. Face à l’écriture, à ce chiffrage, l’imaginaire, c’est-à-dire comprendre, nécessite de refaire la boucle. On refait le chemin à chaque fois. De $ <> D, d’écrire la pulsion comme le <> entre le sujet et la demande nécessite une lecture reprise à chaque fois à partir d’une écriture posée : le mathème.

Et puis, la compréhension sera à mettre de côté pour poursuivre ce qui va en découler.

Ce qui à travers cet exercice fait de nous un mathématicien ça a été de se placer d’un certain point de vue, propre à se situer dans un espace où chaque point se détermine d’un coinçage entre imaginaire, réel, symbolique. Un coinçage tel que nous avons imaginé le réel du symbolique (Lacan dit le réel que véhicule le symbolique). Si on ne se place pas dans cette articulation-là, on ne le résout pas.

Ces points par le coinçage définissent l’espace comme celui que l’être parlant habite.

L’espace de l’être parlant, se définit alors non pas selon les coordonnées cartésiennes, mais selon des points de coinçage, au coincement des trois dits mantions imaginaire, réel, symbolique. Ce qui laisse à s’interroger sur le type de point que ça définit (Lacan mettra l’objet a au lieu du coinçage). Pour conclure, psychanalyse, religion, mathématique s’organisent, vont s’inscrire dans la série lévogyre.

Lacan nous dit que la religion est ce qui réalise le symbolique de l’imaginaire. Les mathématiques sont « le premier pas pour la psychanalyse ce par quoi nous est dessiné un nouveau passage » qui consiste à s’apercevoir ce qu’il y a de réel dans le symbolique. Ce qu’il y a de réel dans le symbolique, n’est-ce pas la structure ? Puisqu’il faut imaginer cette structure. Imaginer le réel dans le symbolique. Puisqu’il faut l’imaginer, n’est-ce pas là que les non-dupes errent ? C’est ce que nous dit Lacan dans cette première leçon pour initier son séminaire.

Donc psychanalyse, mathématique et religion se retrouvent dans la série lévogyre du nœud borroméen. Cette topologie du nœud borroméen est une formidable ouverture pour se déplacer de la question de l’Œdipe. Je vous renvoie à la première leçon du séminaire de C. Melman dans « Refoulement et déterminisme des névroses » où il développe à partir d’un propos qu’il a tenu qui s’intitule « Œdipe contre Lacan » ; « en effet pour notre culture, la présence du complexe d’Œdipe vient de ce qu’il nous révèle quant à notre rapport au père ; culture fondamentalement religieuse monothéiste. »

Ce rapport à la castration, du fait que le père mort est là qui nous attend dans le réel, nous contraint du même coup à s’interdire de savoir quant à la cause véritable de notre désir, sous peine d’inceste puisque « à la cause du désir » est mis « la mère », donc nous contraint au refoulement de notre propre désir.

Lacan nous offre là, avec le nœud borroméen une topologie du coinçage et non de la coupure. C’est-à-dire entendre la castration du côté de notre rapport à la structure. Il s’agit de se repositionner dans un espace « que je définis comme étant l’espace habité par l’être parlant » où chaque point est la résultante du nœud en R S I (et non l’intersection des coordonnées, ce qui reste dans un rapport à la coupure). L’élaboration lacanienne se propose comme une logicisation de l’œuvre de Freud. Dans ce sens « scientifique », déchiffrer le réel recélé dans le symbolique. C’est ça, coller à la structure. Recueillir quelque chose qui serait là, pré-inscrit, c’est aussi le travail de la cure que d’y lire les signifiants inscrit dans une chaine où s’y révèle le sujet. On peut rejoindre cette question qui a été posée « la psychanalyse serait-elle la science du sujet ? » En remarquant qu’à partir du moment où Lacan a introduit le nœud borroméen, il n’a plus parlé du sujet. Il n’en avait plus la nécessité.