La muse, l’ange et le démon par Marc Morali

Marc Morali, le 8 juillet 2011

« L’Art est le charme d’un semblant de vérité »

La belle définition d’Alain Badiou vise l’Art en général, et cerne pourtant au plus près le sens de ce mot espagnol, Duende, intraduisible en langue française, qui témoigne de l’apparition de l’inouï, de l’invisible et de l’indicible. Garcia Lorca nous en donne une étude poétique et lumineuse dans une conférence publiée en 1930, intitulée «  la théorie et le jeu du Duende ».

Dans la tradition espagnole, étymologiquement, Duende désigne le « dueno de la casa », un esprit — feu follet, démon ou lutin — qui se manifeste de façon toute particulière dans les régions andalouses, à l’occasion d’un rassemblement familial et amical, où il est de coutume de chanter et danser, dans la mise en scène typique, la juerga flamenca.

C’est au moment où l’émotion est à son comble, dans une connivence totale entre le soliste et la salle, qu’apparaissent des attitudes spectaculaires évocatrices de l’envoûtement. Comme l’écrit Garcia Lorca, « tout le monde en ressent les effets, l’initié comme le profane ». Mais il ne faut chercher ici « ni carte ni ascèse, (…), et rejeter toute la douce géométrie apprise ». Le Duende survient dans un espace de conscience au plus proche de l’acte perceptif, comme manifestation supposée d’une essence, d’un Réel. A l’évidence, nos outils émoussés ne pourront jamais réduire cette expérience à une simple manifestation d’hystérie collective. Il nous faut donc déchiffrer la complexité des propos de Garcia Lorca.

« Tous les arts sont susceptibles de Duende ». Cet espèce de chant originaire, intemporel et immortel se rencontre dans toutes les cultures et rejaillit, à chaque fois nouveau, comme la trace de la rencontre d’un semblant de vérité : blues, saudate, fado, mais aussi méditations invocantes des mantras hindous, psalmodies religieuses orientales. Tout cela évoque ce que Lacan désignera en 1976 comme un nouveau modèle de l’interprétation psychanalytique, c’est à dire la résonance du son et du sens, du chantonnement et des mots, qu’il repère chez les poètes chinois. Nous ne sommes pas ici dans une quelconque application des théories freudiennes mais au cœur même de l’expérience quotidienne du psychanalyste.

Lorsque Lorca nous décrit le principe de la fête flamenca, à savoir qu’à chaque instant une chanteuse, une danseuse ou un guitariste émerge du public pour présenter son interprétation puis cède sa place et retourne à l’anonymat, nous ne pouvons qu’y reconnaître le mythe de la naissance du sujet dans la tragédie grecque. Ceci n’est pas propre à la lecture nietzschéenne ! C’est tout aussi bien le mythe de la naissance du blues dans les plantations du sud des États Unis. Le chant du soliste, l’émergence d’une identité singulière, la coïncidence d’une pure idéalité et d’un corps vivant, voilà ce qui est célébré dans une émotion intense ; une commémoration, qui reconnaît le cerne d’un espace intemporel, perturbe radicalement les notions d’intérieur et d’extérieur : « ange et muse viennent du dehors (…) en revanche le Duende c’est dans les ultimes demeures du sang qu’il faut le réveiller ». Le topos du Duende, tel que le décrit Lorca relève de l’entre-deux, un espace intermédiaire, un objet ni à l’un ni à l’autre. Ici rien d’intentionnel, ni de moïque : immaîtrisable, le Duende ne vient d’aucun dedans, ni d’un corps qui accepterait que la vue règne en maître sur un partage manichéen ! Le Duende apparaît d’un point où le sujet n’est pas préparé à répondre, d’un espace dont la sphère ne sait pas rendre compte, un embrasement des corps et des chants qui unifie, dans une pure continuité, l’intimité la plus inatteignable, l’étranger en nous, avec le prochain, l’autre familier.

En d’autres termes, le Duende est une figure du Beau qui voyage dans des espaces difficilement imaginables : bouteille de Klein ou encore surface de Boyle, ces figures étranges nous en donnent une idée. Un objet se dérobe et semble solliciter nos sens. Pour un peu, les mots pourraient le nommer, mais ils révèlent alors leur vrai visage… Métaphore, métonymie, la rhétorique pleine de promesses fait rêver sur fond de poésie mais radicalement, inexorablement, les mots nous trompent dans leur promesse de vérité, et nous condamnent aux embrouilles du vrai. Méfions nous cependant de l’affect, de l’invite charmeuse de la sensation. Lacan nous enseigne que l’angoisse ne trompe pas, mais elle non plus ne dit pas la vérité. Alors si le Duende relève d’une expérience, il s’agit d’un point de Réel, qui vient trouer notre monde douillet et conformiste : Duende ne nomme pas un gain, mais une perte, un trou, une effraction que le contexte souvent amical et familier vient permettre de supporter. La fête est toujours fête maniaque, teintée du deuil, de perte, de la rencontre avec le Réel. « La Nina de los Peines dut déchirer sa voix…elle chanta, sa voix ne jouait plus, sa voix était comme un flot de sang imposant sa douleur et sa sincérité ». Sous l’image christique, nous reconnaissons ici l’ambiance noire des blues devils, celles des caprices de Goya, « les sonorités noires de Manuel Torres, matière ultime, fond commun incontrôlable de sons, de bois,de toiles et de mots ». Le Poète d’Aristote est tout entier captif de la melanos-cholia, de la bile noire. De cet excès d’humeur, de la capacité de la bile à disperser l’homme et à provoquer son génie naît le talent du poète et sa mélancolie.

Le Duende, dès lors, est bien un « combat loyal avec le créateur. L’ange et la muse s’échappent avec des violons et du rythme et le Duende blesse, et dans la blessure qui ne se referme jamais réside l’insolite, l’invention à l’intérieur de l’Homme ». Nous voici l’espace d’un instant libérés du temps, atemporel. Au-delà du plaisir, une jouissance particulière touche le corps et laisse les mots sans pouvoir à l’orée de sa porte… Lacan rapprochera cette jouissance de celle qu’il repère chez les mystiques et la nommera Jouissance Autre, une jouissance hors langage !

Le Duende ne relève pas d’un triomphe phallique, ni d’un pouvoir. Il est pure suspension, inéchangeable, ni avec un autre ni même avec soi. Il reste à jamais hors de portée de sa reproduction industrielle(2).

Pas d’auteur du Duende, même lorsqu’il opère sur le corps de la danseuse comme le vent avec le sable. Il nous est pourtant difficile de ne pas lui prêter un sujet, de supporter l’apparition d’une image, d’une écriture, ou d’une musique qui semble tout droit venue de l’au-delà pour nous élire témoin privilégié de la perfection du grand Tout, ce que Freud appelait le sentiment océanique.

Dans ces moments étranges, le cri reste point ultime de notre rapport avec l’autre : « pâtir de la Chose », le cri fait trou et gouffre. Trou dans la croyance, le Duende suspend la théâtralité. Dans ces moments de passage que l’on appelle la fête, le Duende se partage mais il ne s’échange pas.

Eu-topos hypothétique d’après coup :

La production d’un objet-trou non échangeable permet d’envisager la sortie du politique conçu comme dispositif théâtral offert à un lointain Sujet Supposé Savoir — métaphysique ? religieux. Un objet hors-marché qui mettrait le parlêtre hors de portée des gestionnaires du « Viator » ?

(1) Reprise d’une courte intervention à Saint Paul de Vence le 2 juillet 2011. Les citations entre guillemets sont tirées du texte de Garcia Lorca.
(2) Référence au texte de Walter Benjamin, l’œuvre d’art à l’époque de sa reproduction industrielle